PRESENTATION DU COLLOQUE :
L’USAGE DE L'INDE
XVIII°.-XX°siècles.
Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines (Lyon)
2, 3 et 4 juin 2005
Ce colloque, qui vise un public essentiellement constitué de
chercheurs, d’enseignants chercheurs et d’étudiants,
s’inscrit d’abord dans le cadre institutionnel d’un
renforcement des liens entre l’Ecole Normale Supérieure
Lettres et Sciences Humaines, la Société internationale
d’étude des littératures coloniales (SIELEC), le
Centre de recherches Littérature, idéologies,
représentations (LIRE) et le Centre d’études en
rhétorique, philosophie et histoire des idées, de
l’Humanisme aux Lumières (CERPHI). Il présente en
outre l’intérêt d’être ouvert à
plusieurs disciplines et favorise, à ce titre,
l’interdisciplinarité, en même temps qu’il
contribue à rassembler des enseignants chercheurs de
l’Ecole oeuvrant habituellement dans des domaines
séparés : Littérature française,
Littérature anglaise ou Linguistique. Ce colloque
s’inscrit enfin dans le cadre des célébrations du
cinquantième anniversaire de la rétrocession des
comptoirs français à l’Inde à la suite de la
signature des accords du 11 octobre 1954 à Delhi.
Si les ouvrages sur la présence de l’Inde dans la
littérature française ne manquent pas en France, on peut
cependant faire trois remarques : la première est qu’ils
n’atteignent pas le nombre extrêmement important des
études qui sont consacrées de l’autre
côté de la Manche à la présence de
l’Inde dans la littérature anglaise ; la seconde est
qu’ils sont également largement moins nombreux que les
études consacrées en France même à la
présence d’autres espaces orientaux comme
l’Indochine, l’Afrique du Nord ou même le Japon et la
Chine ; la troisième et dernière est qu’ils sont
rarement le fait de chercheurs en littérature. Si l’on
excepte L’inde des romans de Christian Petr et Quand la France
découvrit l’Inde : les écrivains-voyageurs
français en Inde (1757-1818) de Florence D’Souza, parus
tous deux en 1995, les publications marquantes des vingt
dernières années sont le fait d’indianistes dont la
formation est celle d’historien, de sociologue ou
d’anthropologue. C’est aux Editions de l’Ecole des
Hautes Etudes en Sciences Sociales que paraissent ainsi en 1988, sous
la direction de Catherine Weinberger-Thomas, L’Inde et
l’imaginaire, et en 1993, sous la direction de Denys Lombard,
Rêver l’Asie. Exotisme et littérature coloniale aux
Indes, en Indochine et en Insulinde ; c’est encore un indianiste
de la même institution, Jackie Assayag, qui publie en 1999
L’Inde fabuleuse. Le Charme discret de l’exotisme
français (XVIIe-XXe siècles) ; et Martine van Woerkens,
qui publie en 1995 Le Voyageur étranglé. L’Inde des
Thugs, le colonialisme et l’imaginaire, est elle aussi
indianiste, cette fois à l’Ecole pratique des hautes
études. On pourrait trouver toutes sortes de raisons,
essentiellement historiques, à ces trois constats qui ont partie
liée les uns avec les autres. Les écrivains
français se sont certes intéressés à
l’Inde, mais la France n’a pas colonisé durablement
le pays et l’imaginaire de ses écrivains comme
l’intérêt de ses chercheurs, contrairement à
ce qui s’est passé en Angleterre, se sont tournés
préférentiellement vers des espaces orientaux, sur le
continent africain ou en Extrême Orient, que la colonisation ou
l’histoire politique plus récente avaient rendu plus
familiers. Un travail important reste donc à accomplir si nous
nous tournons principalement vers l’Inde dans le cadre
privilégié des études littéraires. Et
d’autant plus que ce pays reste un territoire imaginaire mal
singularisé par rapport aux autres territoires orientaux et que
se pose également la question de la différence
éventuelle de sa représentation dans les imaginaires
nationaux européens. Notre projet est ici de partir d’une
suggestion de Denys Lombard qui, notant dans son introduction à
Rêver l’Asie l’importance des «
articles-catalogues » dressant une liste de romans et des «
articles monographiques » consacré à un seul
auteur, formulait cependant un regret et ouvrait une nouvelle
perspective d’étude : « Les articles
"thématiques" sont beaucoup plus rares qui cherchent à
suivre, au travers des différentes littératures, et en
mettant en évidence les synchronismes, les avatars d’un
même topos. Le champ qui s’ouvre au comparatisme est
immense »[1].
C’est avec la perte de l’Inde par la France
marquée par le rappel de Dupleix en 1754 et le traité de
Paris de 1763 que l’espace indien prend véritablement son
essor dans l’imaginaire français. La rivalité
franco-anglaise qui gagne en importance à partir de la seconde
moitié du XVIIIe siècle pousse en effet les
Français à porter un vif intérêt à
l’Inde et à l’envisager au moins autant pour
elle-même que par rapport aux rapports de force en Europe.
L’usage de l’Inde, de part et d’autre de la Manche,
se singularise d’emblée en fonction
d’intérêts politiques et idéologiques
différents – ce qui n’interdit pas non plus le
partage des préjugés communs propres aux pays
européens en passe de se lancer dans l’entreprise
coloniale : l’Inde pays de vieille civilisation et de sagesse ou
l’Inde pays en déclin et du coup arriéré.
Si l’on considère la littérature
française des XIXe et XXe siècles, la
représentation de l’ailleurs géographique,
historique, social et culturel que constitue l’Inde obéit
majoritairement à ces deux lieux communs apparus au
siècle précédent et promis à un bel avenir.
Selon le premier, qui reproduit peu ou prou l’idéologie
colonialiste, l’Inde participe de cet Orient décadent
auquel s’oppose une civilisation occidentale devenue
maîtresse du monde ; selon le second, qu’on pourrait
qualifier de vision idéaliste, l’Inde constitue au
contraire l’incarnation la plus aboutie de la spiritualité
orientale et s’oppose alors à un Occident bassement
matérialiste. Comment la littérature française
investit-elle chacun de ces deux imaginaires, dans quel contexte et
pourquoi ? On peut penser au premier abord qu’ils correspondent
à deux usages de l’Inde bien différents :
d’un côté, justifier l’entreprise de
colonisation par la nécessité d’apporter le
progrès à un pays arriéré ; de
l’autre et au contraire, opérer la critique d’un
Occident dont les valeurs auraient été
dévoyées. Si l’Inde semble disparaître dans
des imaginaires qui concernent finalement davantage la France
qu’elle-même, on essayera moins de rétablir aux
dépens des auteurs ce qui pourrait être la
réalité indienne – sans doute insaisissable du fait
même de sa grande diversité – que de
déchiffrer la fonctionnalité spécifique à
la fois idéologique et fantasmatique, sociale et individuelle,
des différentes représentations auxquelles ce pays donne
lieu.
On aura recours, pour préciser cette polarisation de
l’imaginaire indien, à une démarche essentiellement
comparatiste – et dans trois directions : comparaison dans le
temps, entre les représentations de l’Inde dans les
différents pays européens, entre les
représentations de l’Inde et celles des autres pays
orientaux. Y a-t-il une spécificité française de
l’imaginaire suscité par l’Inde par rapport à
celui suscité par d’autres pays d’Orient ou par
rapport à celui qu’ont développé à
son endroit d’autres pays européens et, en particulier,
l’Angleterre ? Plus précisément encore, en quoi la
représentation de l’Inde diffère-t-elle, selon
qu’on a affaire à un écrivain français ou
à un écrivain anglais, de celle de tel ou tel parmi les
autres pays orientaux ayant ou pas subi la colonisation ? Tout en
étant sensible à la circulation des
représentations de l’Inde d’un pays d’Europe
à l’autre par lectures interposées et en
considérant donc avec prudence l’hypothèse
d’une nationalisation des imaginaires, on sera
particulièrement sensible à la chronologie et à
une évolution possible entre la période de colonisation
et un après Deuxième Guerre mondiale qui voit se
multiplier les accès à l’indépendance, mais
aussi au fait que le pays soit rapidement tombé aux mains de
l’Angleterre et n’ait donné lieu à une
entreprise coloniale française – et a fortiori hollandaise
ou italienne – que de manière résiduelle. Il est
probable que ce retrait français libéra la
littérature nationale des débats suscités par les
contraintes de l’administration coloniale et de la
répression politique et contribua à faire de l’Inde
le lieu d’une dérive imaginaire plus puissante que celles
qui se développèrent en Angleterre ou qui furent
occasionnées en France par d’autres territoires. On
s’efforcera donc de mettre en œuvre des comparaisons,
d’un côté, entre l’Inde dans les
littératures française et anglaise (mais aussi italienne,
portugaise, etc.), de l’autre, entre l’Inde et
d’autres espaces orientaux. Cela devrait permettre de
dégager l’usage spécifique de l’Inde dans les
imaginaires européens de l’Orient et, plus largement, de
l’exotisme. Ces comparaisons, qui pourront être mises en
œuvre dans une même œuvre, dans l’œuvre
d’un même auteur, entre différents auteurs de
nationalités différentes ou de même
nationalité, dans une revue, etc. constitueront autant de
contributions à l’ébauche d’une cartographie
et d’une histoire d’un imaginaire européen des
peuples et des espaces.
____________
[1]
Denys Lombard, « La littérature exotique comme miroir
nécessaire », dans Denys Lombard (dir.), avec la
collaboration de Catherine Champion et Henri Chambert-Loir, Rêver
l’Asie. Exotisme et littérature coloniale aux Indes, en
Indochine et en Insulinde, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes
Etudes en Sciences Sociales, 1993, note 10 p.14.
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