fg  [ 2004 ]                                                                                   [ Compte-rendu du Colloque ]  fd
  
     
    AVANT-PROPOS au Colloque de Yaoundé
     par Jean-François Durand- Université Montpellier III

                  « Un des succès de l'impérialisme a été de rapprocher le monde. Même si, dans cette entreprise, la séparation entre Européens et indigènes était un clivage insidieux, et fondamentalement injuste, nous pouvons considérer l'expérience historique de l'empire comme commune à la grande majorité d'entre nous. Reste à montrer comment elle appartient à la fois aux Indiens et aux Britanniques, aux Algériens et aux Français, aux Occidentaux et aux Africains, Asiatiques, Latino-Américains et Australiens, en dépit des horreurs, du sang versé et de l'amertume vengeresse ».
                            
Edward. W. Saïd, Culture et Impérialisme, Paris,Fayard
Le Monde diplomatique, 2000, p. 24-25.
 
           L'un des acquis de la science historique du XXème  siècle est sans nul doute l'attention prêtée aux rythmes longs, aux temporalités profondes qui façonnent le visage d'une époque. Depuis Lucien Febvre, Marc Bloch, Fernand Braudel, pour ne citer que les noms les plus connus, il n'est pas un historien contemporain qui ne soit attentif à cette longue durée qui, certes, se conjugue avec les temporalités plus rapides de l'histoire immédiate. Lorsqu'on quitte l'histoire pour les études littéraires -deux domaines qu'il serait d'ailleurs vain de vouloir dissocier- cette maîtrise de la longue durée, dans le champ des représentations culturelles, des constructions imagologiques, des thématiques romanesques, est beaucoup moins évidente. Les contraintes des disciplines littéraires y sont certes pour beaucoup: cloisonnement des spécialités, par siècles, par aires linguistiques, voire par genres littéraires, multiplication de "niches" épistémologiques, pour ainsi dire, chacune circonscrite à l'intérieur de frontières qu'il est souvent difficile de franchir.
              Le colloque de Yaoundé sur les Images et représentations de l'Afrique dans les littératures coloniales et post-coloniales s'inscrit au contraire dans une démarche résolue de décloisonnement, qui est appelée à renouveler bien de nos approches universitaires. Le titre, certes, est des plus classiques, puisqu'il met l'accent sur les "représentations littéraires", domaine difficile par ailleurs, souvent tout en nuances, car il met en cause moins une saisie documentaire du réel -dont la science historique sait parfaitement qu'elle peut être  très problématique- qu'une plongée dans l'univers de la création, avec ce que cela suppose de complexité et d'ambiguïté à la fois. Un premier décloisonnement consiste bien sûr à s'interroger sur les racines lointaines d'un imaginaire culturel que l'on peut faire remonter jusqu'au XIIIème siècle, lorsque le "pays des Noirs" se confondait avec l' "Afrique éthiopienne" si bien analysée par François de Medeiros dans un livre important (1). Comme le souligne Jacques Le Goff dans la Préface de ce livre, la connaissance qu'avaient les hommes du Moyen Age de l'Afrique, avant l'ère des grandes "découvertes" et de l'expansion portugaise outre-mer, était fort mince. Mais, précisément, cette faiblesse de la base objective des connaissances favorisait la fantastique excroissance d'un imaginaire débridé qui, concernant l'Afrique, influencera pendant des siècles les représentations culturelles: "Moins il y a de "savoir concret" dans une culture, plus il y a d'imaginaire, plus les stéréotypes occupent un  terrain entrevu, soupçonné, où la place précisément est libre pour l'imagination, la colonisation par l'imaginaire, qui précède souvent la colonisation matérielle" (2). Concernant l'Afrique, la "colonisation matérielle" fera peu à peu reculer sur les  cartes géographiques les données obscures, les terres inconnues, mais, paradoxalement, alors même que se renforçait partout l'emprise coloniale, l'imaginaire culturel resta longtemps marqué par des représentations mythiques, même si se développait parallèlement une vaste littérature documentaire (récits ethnographiques, romans coloniaux relevant d'une esthétique réaliste et antiexotique etc.) qui, inexorablement, démythifiait et désenchantait l'espace africain (3) en l'inscrivant de plus en plus dans les  cadres  généraux de l'humanité tout entière, bref d'une anthropologie qui retrouvait partout des invariants et des continuités (4). Or, si le réalisme anthropologique avait vocation à "déromantiser" l'espace africain (5), beaucoup d'auteurs de la littérature dite "coloniale" obéissaient à la même intention. On connaît les thèses de Roland Lebel (Histoire de la littérature coloniale, Paris, 1931) et des Leblond (Après l'Exotisme de Loti, le roman colonial, Paris, 1926) qui s'efforçaient de défendre une esthétique cohérente, foncièrement réaliste, en franche opposition à l'onirisme exotique (6). Roland Lebel a fortement résumé le point de vue du réalisme colonial en quelques formules à l'emporte-pièce: "L'exotisme est plus romantique que colonial. Exotisme s'oppose à colonialisme comme romantisme s'oppose à naturisme". Il rapproche d'ailleurs très clairement les buts poursuivis par le roman colonial moderne et le récit ethnographique: "Les ouvrages modernes revêtiront un intérêt ethnographique et traduiront la psychologie des races" (7). Tout naturellement le présent ouvrage retrouve cette tension entre topique, stéréotypie, construction mythique de l'Autre, et tentative de saisie d'un certain nombre de réalités géographiques, culturelles, ethniques par-delà les "fantasmes coloniaux" qui imprègnent de nos jours encore bien des textes. Il montre d'autre part que, plus on se rapproche de l' "extrême contemporain", plus les représentations deviennent complexes et problématiques. Dans cette perspective se profile un autre "décloisonnement" qui rend possible l'analyse de représentations inscrites dans le long cours de l'histoire et qu'il faut saisir en-dehors de toute chronologie trop étroite. On peut en effet s'interroger, comme le suggèrent plusieurs articles du présent collectif, sur les rapports, parfois sous-estimés, des littératures de l'ère coloniale et post-coloniale, sur la reprise et la perpétuation, par les écrivains les plus contemporains, d'une série d'images de l'Afrique parfois formées au coeur même des cultures impériales, dans cet immense corpus des littératures françaises et anglaises tournées vers l'outre-mer. Et comment pourrait-il en être autrement? Un auteur peu suspect de complaisance à l'égard des différentes formes de colonisation, Edward W. Saïd, a pu écrire: "En partie à cause de l'impérialisme, toutes les cultures s'interpénètrent, aucune n'est solitaire et pure, toutes sont hybrides, hétérogènes, extrêmement différenciées et sûrement pas monolithiques" (8). Dès lors, le colloque de Yaoundé se devait d'aborder aussi les "images de la société post-coloniale", en un autre "décloisonnement" d'autant plus indispensable qu'il permet de s'interroger sur les tentatives d'autonomisation de la création africaine contemporaine. Peut-on parler de soi sans passer par le détour (même inconsciemment) des images et des représentations forgées par l'Autre? Quels sont les liens entre les littératures dites francophones et l'imposant massif d'oeuvres de toutes sortes, disparates et hétérogènes (et bien difficiles à unifier sous le qualificatif trompeur de "littératures coloniales" stricto sensu) qui se dressent en amont des créations modernes? Pour ne citer qu'un seul exemple, plusieurs livres récents montrent la permanence d'une inspiration conradienne, certes réactualisée à la faveur d'une actualité politique tragique (Congo, Liberia, Burundi etc.) Mais le débat d'idées lui-même, comme le montrent plusieurs articles de la dernière partie de ce livre, ne peut que difficilement échapper à un ensemble d'images et de thèmes qui remontent parfois aux tout débuts de la  colonisation. Une fois de plus, on ne peut que constater l'imbrication des temps historiques, comme si le temps long de l'histoire coloniale continuait à vivre intensément sous les courants plus rapides et bouillonnants de l'histoire immédiate (10) .
            Le renouveau de l'intérêt que l'on porte aux littératures de l'ère coloniale (11) se traduit depuis quelques années par la parution de nombreux livres (12) qui sont comme autant d'éclairages complémentaires pour la compréhension d'un passé commun, à défaut d'avoir été vraiment partagé. De plus, les  rééditions se multiplient (13), qui rendent davantage accessibles des textes qui retrouveront ainsi toute leur place dans les travaux des étudiants tant africains qu'européens. Les équipes de Yaoundé, par leur dynamisme et aussi leur jeunesse, joueront sans nul doute un rôle de
plus en plus grand dans cette réappropriation culturelle qui n'en est qu'à son commencement.
 
 
 Jean-François Durand

 Professeur (Université Paul-Valéry, Montpellier III)
 Président de la Société internationale d'étude des  littératures de l'ère coloniale (SIELEC)

Notes
          
 (1) L'Occident et l'Afrique (XIII°-XV° siècle), Préface de Jacques Le Goff, Paris, Ed. Karthala, 1985.

 (2) Ibid., p. 8.

 (3) Voir mon article, "Robert Delavignette, le romancier et le colonial" dans Robert Delavignette, savant et politique, Paris, Karthala, 2003.

(4) Sur l'anthropologie "évolutionniste", voir le Collectif Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie, sous la direction de Jean-Louis Amselle et Emmanuelle Sibeud, Maisonneuve et Larose, 1988. Sur la notion de"construction culturelle", cf.  Mondher Kilani, L'invention de l'autre. Essais sur le discours
 anthropologique, Ed. Payot, Lausanne, 1994 (rééd.2000).

(5) Dans L'Afrique fantôme, Michel Leiris écrit la chronique d'un véritable désenchantement africain quand la réalité, bien évidemment, ne tient pas les promesses du rêve!

(6)  Voir les mises au point de Jean-Marc Moura et Bernard Mouralis dans Regards sur les littératures coloniales. Afrique francophone, tome I, Paris, l'Harmattan, 1999.

(7) Cité par Kusum Aggarwal, Amadou Hampaté Ba et l'africanisme, Paris, l'Harmattan, 1999, p.47

(8) Edward W. Saïd, Culture et impérialisme, Paris, Fayard/le Monde diplomatique, 2000, p. 29.

(9) Entre autres Léonora Miano, L'intérieur de la nuit, Paris, Plon, 2005.

(10)  Dans son roman sur le Liberia, The Darling (trad. fr. American Darling, Actes Sud, 2005), Russell Banks s'essaie à un démontage romanesque de ces causalités et temporalités historiques.

(11) De "l'ère coloniale", et non strictement "coloniales", car il s'agit bien de montrer que le phénomène ici envisagé dépasse et de loin les productions d'écrivains blancs installés en Afrique ou en Asie. Toutes les littératures des grandes nations coloniales, la France, l'Angleterre, le Portugal, furent dés le XVIème siècle profondément influencées par l'expansion de l'Europe hors de ses frontières continentales.

(12) Beaucoup témoignent d'un effort interdisciplinaire des plus prometteur, cf. Jacques Weber (dir.), Littérature et histoire coloniale, Paris, Les Indes savantes, 2005. La Société internationale d'étude des littératures de l'ère coloniale (SIELEC) fondée à Montpellier vient de publier le troisième volume de ses Cahiers (Faits religieux et résistances culturelles dans les littératures de l'Ere coloniale, Paris-Pondichéry, Editions Kailash, 2005, 470 pages).

(13) Roger Little dirige aux Editions de l'Harmattan une collection, Autrement Même, qui en est à son 23ème volume (Parmi les rééditions de 2005 nous retiendrons Le Livre du pays noir de Robert Lebel, Le Chef des porte-plume de Robert Randau, Une conquête morale : l’enseignement en AOF de Georges Hardy, Les nègres, de Maurice Delafosse).