AVANT-PROPOS au Colloque de Yaoundé
par Jean-François Durand- Université Montpellier III
« Un des succès de l'impérialisme a
été de rapprocher le monde. Même si, dans cette
entreprise, la séparation entre Européens et
indigènes était un clivage insidieux, et fondamentalement
injuste, nous pouvons considérer l'expérience historique
de l'empire comme commune à la grande majorité d'entre
nous. Reste à montrer comment elle appartient à la fois
aux Indiens et aux Britanniques, aux Algériens et aux
Français, aux Occidentaux et aux Africains, Asiatiques,
Latino-Américains et Australiens, en dépit des horreurs,
du sang versé et de l'amertume vengeresse ».
Edward. W. Saïd, Culture et Impérialisme, Paris,Fayard
Le Monde diplomatique, 2000, p. 24-25.
L'un des acquis de la science historique du XXème
siècle est sans nul doute l'attention prêtée aux
rythmes longs, aux temporalités profondes qui façonnent
le visage d'une époque. Depuis Lucien Febvre, Marc Bloch,
Fernand Braudel, pour ne citer que les noms les plus connus, il n'est
pas un historien contemporain qui ne soit attentif à cette
longue durée qui, certes, se conjugue avec les
temporalités plus rapides de l'histoire immédiate.
Lorsqu'on quitte l'histoire pour les études littéraires
-deux domaines qu'il serait d'ailleurs vain de vouloir dissocier- cette
maîtrise de la longue durée, dans le champ des
représentations culturelles, des constructions imagologiques,
des thématiques romanesques, est beaucoup moins évidente.
Les contraintes des disciplines littéraires y sont certes pour
beaucoup: cloisonnement des spécialités, par
siècles, par aires linguistiques, voire par genres
littéraires, multiplication de "niches"
épistémologiques, pour ainsi dire, chacune circonscrite
à l'intérieur de frontières qu'il est souvent
difficile de franchir.
Le colloque de Yaoundé sur les Images et représentations
de l'Afrique dans les littératures coloniales et post-coloniales
s'inscrit au contraire dans une démarche résolue de
décloisonnement, qui est appelée à renouveler bien
de nos approches universitaires. Le titre, certes, est des plus
classiques, puisqu'il met l'accent sur les "représentations
littéraires", domaine difficile par ailleurs, souvent tout en
nuances, car il met en cause moins une saisie documentaire du
réel -dont la science historique sait parfaitement qu'elle peut
être très problématique- qu'une
plongée dans l'univers de la création, avec ce que cela
suppose de complexité et d'ambiguïté à la
fois. Un premier décloisonnement consiste bien sûr
à s'interroger sur les racines lointaines d'un imaginaire
culturel que l'on peut faire remonter jusqu'au XIIIème
siècle, lorsque le "pays des Noirs" se confondait avec l'
"Afrique éthiopienne" si bien analysée par
François de Medeiros dans un livre important (1). Comme le
souligne Jacques Le Goff dans la Préface de ce livre, la
connaissance qu'avaient les hommes du Moyen Age de l'Afrique, avant
l'ère des grandes "découvertes" et de l'expansion
portugaise outre-mer, était fort mince. Mais,
précisément, cette faiblesse de la base objective des
connaissances favorisait la fantastique excroissance d'un imaginaire
débridé qui, concernant l'Afrique, influencera pendant
des siècles les représentations culturelles: "Moins il y
a de "savoir concret" dans une culture, plus il y a d'imaginaire, plus
les stéréotypes occupent un terrain entrevu,
soupçonné, où la place précisément
est libre pour l'imagination, la colonisation par l'imaginaire, qui
précède souvent la colonisation matérielle" (2).
Concernant l'Afrique, la "colonisation matérielle" fera peu
à peu reculer sur les cartes géographiques les
données obscures, les terres inconnues, mais, paradoxalement,
alors même que se renforçait partout l'emprise coloniale,
l'imaginaire culturel resta longtemps marqué par des
représentations mythiques, même si se développait
parallèlement une vaste littérature documentaire
(récits ethnographiques, romans coloniaux relevant d'une
esthétique réaliste et antiexotique etc.) qui,
inexorablement, démythifiait et désenchantait l'espace
africain (3) en l'inscrivant de plus en plus dans les
cadres généraux de l'humanité tout
entière, bref d'une anthropologie qui retrouvait partout des
invariants et des continuités (4). Or, si le réalisme
anthropologique avait vocation à "déromantiser" l'espace
africain (5), beaucoup d'auteurs de la littérature dite
"coloniale" obéissaient à la même intention. On
connaît les thèses de Roland Lebel (Histoire de la
littérature coloniale, Paris, 1931) et des Leblond (Après
l'Exotisme de Loti, le roman colonial, Paris, 1926) qui
s'efforçaient de défendre une esthétique
cohérente, foncièrement réaliste, en franche
opposition à l'onirisme exotique (6). Roland Lebel a fortement
résumé le point de vue du réalisme colonial en
quelques formules à l'emporte-pièce: "L'exotisme est plus
romantique que colonial. Exotisme s'oppose à colonialisme comme
romantisme s'oppose à naturisme". Il rapproche d'ailleurs
très clairement les buts poursuivis par le roman colonial
moderne et le récit ethnographique: "Les ouvrages modernes
revêtiront un intérêt ethnographique et traduiront
la psychologie des races" (7). Tout naturellement le présent
ouvrage retrouve cette tension entre topique,
stéréotypie, construction mythique de l'Autre, et
tentative de saisie d'un certain nombre de réalités
géographiques, culturelles, ethniques par-delà les
"fantasmes coloniaux" qui imprègnent de nos jours encore bien
des textes. Il montre d'autre part que, plus on se rapproche de l'
"extrême contemporain", plus les représentations
deviennent complexes et problématiques. Dans cette perspective
se profile un autre "décloisonnement" qui rend possible
l'analyse de représentations inscrites dans le long cours de
l'histoire et qu'il faut saisir en-dehors de toute chronologie trop
étroite. On peut en effet s'interroger, comme le
suggèrent plusieurs articles du présent collectif, sur
les rapports, parfois sous-estimés, des littératures de
l'ère coloniale et post-coloniale, sur la reprise et la
perpétuation, par les écrivains les plus contemporains,
d'une série d'images de l'Afrique parfois formées au
coeur même des cultures impériales, dans cet immense
corpus des littératures françaises et anglaises
tournées vers l'outre-mer. Et comment pourrait-il en être
autrement? Un auteur peu suspect de complaisance à
l'égard des différentes formes de colonisation, Edward W.
Saïd, a pu écrire: "En partie à cause de
l'impérialisme, toutes les cultures
s'interpénètrent, aucune n'est solitaire et pure, toutes
sont hybrides, hétérogènes, extrêmement
différenciées et sûrement pas monolithiques" (8).
Dès lors, le colloque de Yaoundé se devait d'aborder
aussi les "images de la société post-coloniale", en un
autre "décloisonnement" d'autant plus indispensable qu'il permet
de s'interroger sur les tentatives d'autonomisation de la
création africaine contemporaine. Peut-on parler de soi sans
passer par le détour (même inconsciemment) des images et
des représentations forgées par l'Autre? Quels sont les
liens entre les littératures dites francophones et l'imposant
massif d'oeuvres de toutes sortes, disparates et
hétérogènes (et bien difficiles à unifier
sous le qualificatif trompeur de "littératures coloniales"
stricto sensu) qui se dressent en amont des créations modernes?
Pour ne citer qu'un seul exemple, plusieurs livres récents
montrent la permanence d'une inspiration conradienne, certes
réactualisée à la faveur d'une actualité
politique tragique (Congo, Liberia, Burundi etc.) Mais le débat
d'idées lui-même, comme le montrent plusieurs articles de
la dernière partie de ce livre, ne peut que difficilement
échapper à un ensemble d'images et de thèmes qui
remontent parfois aux tout débuts de la colonisation. Une
fois de plus, on ne peut que constater l'imbrication des temps
historiques, comme si le temps long de l'histoire coloniale continuait
à vivre intensément sous les courants plus rapides et
bouillonnants de l'histoire immédiate (10) .
Le renouveau de l'intérêt que l'on porte aux
littératures de l'ère coloniale (11) se traduit depuis
quelques années par la parution de nombreux livres (12) qui sont
comme autant d'éclairages complémentaires pour la
compréhension d'un passé commun, à défaut
d'avoir été vraiment partagé. De plus, les
rééditions se multiplient (13), qui rendent davantage
accessibles des textes qui retrouveront ainsi toute leur place dans les
travaux des étudiants tant africains qu'européens. Les
équipes de Yaoundé, par leur dynamisme et aussi leur
jeunesse, joueront sans nul doute un rôle de
plus en plus grand dans cette réappropriation culturelle qui n'en est qu'à son commencement.
Jean-François Durand
Professeur (Université Paul-Valéry, Montpellier III)
Président
de la Société internationale d'étude des
littératures de l'ère coloniale (SIELEC)
Notes
(1)
L'Occident et l'Afrique (XIII°-XV° siècle),
Préface de Jacques Le Goff, Paris, Ed. Karthala, 1985.
(2) Ibid., p. 8.
(3) Voir
mon article, "Robert Delavignette, le romancier et le colonial" dans
Robert Delavignette, savant et politique, Paris, Karthala, 2003.
(4) Sur
l'anthropologie "évolutionniste", voir le Collectif Maurice
Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie, sous la direction de
Jean-Louis Amselle et Emmanuelle Sibeud, Maisonneuve et Larose, 1988.
Sur la notion de"construction culturelle", cf. Mondher Kilani,
L'invention de l'autre. Essais sur le discours
anthropologique, Ed. Payot, Lausanne, 1994 (rééd.2000).
(5) Dans
L'Afrique fantôme, Michel Leiris écrit la chronique d'un
véritable désenchantement africain quand la
réalité, bien évidemment, ne tient pas les
promesses du rêve!
(6) Voir
les mises au point de Jean-Marc Moura et Bernard Mouralis dans Regards
sur les littératures coloniales. Afrique francophone, tome I,
Paris, l'Harmattan, 1999.
(7) Cité par Kusum Aggarwal, Amadou Hampaté Ba et l'africanisme, Paris, l'Harmattan, 1999, p.47
(8) Edward W. Saïd, Culture et impérialisme, Paris, Fayard/le Monde diplomatique, 2000, p. 29.
(9) Entre autres Léonora Miano, L'intérieur de la nuit, Paris, Plon, 2005.
(10) Dans
son roman sur le Liberia, The Darling (trad. fr. American Darling,
Actes Sud, 2005), Russell Banks s'essaie à un démontage
romanesque de ces causalités et temporalités historiques.
(11) De
"l'ère coloniale", et non strictement "coloniales", car il
s'agit bien de montrer que le phénomène ici
envisagé dépasse et de loin les productions
d'écrivains blancs installés en Afrique ou en Asie.
Toutes les littératures des grandes nations coloniales, la
France, l'Angleterre, le Portugal, furent dés le XVIème
siècle profondément influencées par l'expansion de
l'Europe hors de ses frontières continentales.
(12) Beaucoup
témoignent d'un effort interdisciplinaire des plus prometteur,
cf. Jacques Weber (dir.), Littérature et histoire coloniale,
Paris, Les Indes savantes, 2005. La Société
internationale d'étude des littératures de l'ère
coloniale (SIELEC) fondée à Montpellier vient de publier
le troisième volume de ses Cahiers (Faits religieux et
résistances culturelles dans les littératures de l'Ere
coloniale, Paris-Pondichéry, Editions Kailash, 2005, 470 pages).
(13) Roger
Little dirige aux Editions de l'Harmattan une collection, Autrement
Même, qui en est à son 23ème volume (Parmi les
rééditions de 2005 nous retiendrons Le Livre du pays noir
de Robert Lebel, Le Chef des porte-plume de Robert Randau, Une
conquête morale : l’enseignement en AOF de Georges Hardy,
Les nègres, de Maurice Delafosse).