L’Angleterre et ses littératures coloniales :
quelques repères Jean Sévry , Université Montpellier III
Si l’on devait fournir un acte de
naissance de cette très abondante littérature, je crois qu’il faudrait se
tourner vers
The Tempest de William Shakespeare (1623), où nous trouvons
déjà une métaphore de la situation coloniale, tout autant qu’un acte
d’insoumission du colonisé, au travers du personnage de Caliban thème qui sera
réutilisé beaucoup plus tard par A.Césaire. Dans les
Gulliver’s Travels
de Jonathan Swift (1726), et plus particulièrement dans son Voyage chez les
Houyhnhms, on trouve un procès acerbe de la conquête coloniale. Mais à mon
avis, le livre fondateur demeure
The Life & Adventures of Robinson
Crusoe de Daniel Defoe (1720), extraordinaire récit de tout ce qui peut se
dérouler entre un maître et son serviteur en termes quasi hégéliens, en même
temps qu’une sorte de manuel du parfait petit colonisateur. Ce grand livre,
malheureusement trop souvent réduit par des versions expurgées à un récit
propre à alimenter nos regrets des cabanes de nos enfances, est surtout une
interrogation sur le destin, sur une solitude ontologique, sur ce qu’un homme
peut devenir lorsqu’il se retrouve éloigné de sa métropole et rejeté sur des
rivages dont il ne connaît rien. Comment survivre ? comment faire face à
ce naufrage du « civilis é », menacé de ce fait par une peur
d’un retour atavique à ce qu’il suppose être l’état sauvage ? Ce roman
d’aventures n’a pas fini de nous interroger, mais il doit beaucoup à la
littérature des voyages.
Un ancêtre : la littérature des voyages.
Dans le monde anglophone, elle est d’une extraordinaire richesse et variété.
Trop négligée par la critique savante, d’un point de vue générique, elle est
indéniablement à l’origine de la littérature coloniale en tant que telle, de
sorte qu’elle n’en est pas dissociable. Tout commence en 1356 avec
The
Travels of Sir John Mandeville, récit fabuleux qui nous entraîne jusqu’en
Chine, et qui supporte fort bien une comparaison avec celui de Marco Polo. Cet
ancêtre de la littérature coloniale manifeste de la part de ces voyageurs et
explorateurs autant de préjugés (chaque époque a les siens) qu’un intérêt
réel pour les populations rencontrées lors de leurs périples. Ce fut le cas de
James Cook, à propos des habitants des îles, avec son V
oyage autour du
monde, 1768-1771. Il sera le modèle de Bougainville et de beaucoup
d’autres. De la même manière, plus tard, avec son
Travels into the Interior
of Africa, 1795-1804, Mungo Park effectue à l’occasion (ainsi à propos de
la civilisation mandingue) un véritable travail d’ethnologue. Quant à David
Livingstone, dans ses
Travels & Researches in South Africa qui se
déroulent de 1867 à 1873, il est resté célèbre pour sa dénonciation de
l’esclavage sous toutes ses formes. Le récit de voyages annonce et précède la
colonisation, il suscite des vocations, et lance un appel à cette aventure, ce
qui lui vaut célébrité et gloire, ainsi avec les funérailles nationales
organisées à Westminster pour le même Livingstone en 1874. Mais en même temps,
comme Livingstone, le journal d’exploration lance des avertissements
salutaires : est-ce que cette entreprise en vaut la peine ?
Stanley, un journaliste américain qui ne s’encombre pas de scrupules,
représente une sorte de contre-modèle avec
Through the Dark Continent
(1878), titre dont Conrad se souviendra, car Stanley se met au service de
l’impérialisme belge dans son exploitation féroce du Congo.
Enfin, ce genre de récits
d’aventures permettent à la femme de s’émanciper, de jeter aux orties les
bienséances de la métropole, ce qui fut le cas de Mary Kingsley dans
Une
odyssée africaine, une exploratrice victorienne chez les mangeurs d’hommes (1893-1895),
ouvrage beaucoup moins fantaisiste que son titre ne pourrait le laisser croire,
puisqu’il comporte également de solides enquêtes à caractère ethnologique.
Un héritier : le roman d’aventures coloniales.
Au XIX° siècle, c’est certainement Rider
Haggard (King Solomon’s Mines, 1885 ; Allan Quatermain, 1887) qui
remporte le plus grand succès avec des récits haletants,
aussi faciles à lire qu’un roman policier. Il nous
emmène au cœur de l’Afrique, souvent chez les
Zoulous pour lesquels il prétend avoir la plus grande des
admirations. Mais Quatermain, son héros, sorte de Tarzan,
représente immanquablement la supériorité
technologique et morale du Blanc sur des peuplades sauvages qu’il
va tenter d’arracher à leur barbarie : cet auteur pratique
un néo-darwinisme de bon aloi pour son époque. Il est
certainement à l’origine de nombre de vocations
coloniales, et son message le situe à l’ombre de Kipling
(Kim, 1901), qui a comme lui exalté et encensé la
vocation impériale. Tous deux sont très lus des enfants
qui ont volontairement fait partie de leur lectorat (Le livre de la
Jungle, 1895).
La grande période du roman colonial.
Portraits de coloniaux et de leurs aventures.
Somerset Maugham nous a laissé de nombreux portraits attachants de la vie à la
colonie, de ces nouveaux « gentlemen » qui sont parfois tentés, pour
tuer leur isolement, de se réfugier dans la vie artificielle de mondanités
désuètes, tels Mr Warburton, dont il nous dit dans « The Outstation »
qu’il vit en Malaisie comme un snob (
The Casuarina Tree), tout à
sa nostalgie de la métropole. Dans
The Painted Veil (1925), les
images se font beaucoup plus sombres avec un héros qui se retrouve plongé dans
une colonie ravagée par une peste qui devient symbolique. Quant à Karel Blixen,
avec son
Out of Africa (1937), elle nous montre qu’une femme vivant au
Kenya et dirigeant une plantation peut faire tout cela aussi bien qu’un homme,
même si son entreprise se solde par un échec. Sa relation aux Indigènes est
profondément paternaliste, sans qu’elle en ait véritablement conscience. Le
Seven
Pillars of Wisdom : a Triumph de T.E.Lawrence (1926) représente une
toute autre entreprise, puisqu’il s’agit d’une fresque épique relatant la lutte
des pays arabes contre l’envahisseur turc pendant la première guerre mondiale.
Le récit se veut héroïque, mais son auteur se rend plus ou moins compte qu’il
s’est mis au service d’intérêts impérialistes qui le dépassent.
La relation au colonisé : maîtres et serviteurs.
C’est le thème majeur de cette
littérature qui s’acharne inlassablement à
analyser, voire à disséquer tout ce qui peut bien se
passer ou ne pas se passer à la plantation, à la ferme,
et jusqu’au sein de la famille entre ces maîtres, leurs
employés, leur Boy ou leur Nounou. Ce microcosme de
l’univers colonial est omniprésent chez Joyce Cary (Mister
Johnson, 1939), roman d’une prodigieuse ambiguïté qui
provoquera la colère de Achebe, mais qui demeure très
attachant. On retrouve encore ce thème chez Doris Lessing dans
son chef-d’œuvre, The grass is singing (1957) qui se
déroule dans l’actuel Zimbabwé. Dans une
série de nouvelles intitulées African Stories (1964),elle
nous montre aussi comment les enfants, les hommes et les femmes qui
viennent d’arriver à la colonie finissent par s’y
adapter en épousant ses préjugés.
Quand le doute s’installe, quand vient la déchéance.
On retrouve ici ce que dans notre « Manifeste
» nous appelons la phase de la désillusion et du
désenchantement. Les enthousiasmes ne sont plus de mise,
l’espoir s’est envolé, il ne reste plus à
vivre qu’un long cafard colonial. Ce thème est
fréquent dans les romans de Graham Greene, un auteur trop
négligé, ainsi dans The Power and the Glory (1940), qui
se déroule au Mexique mais dont la thématique est
transposable à l’ensemble de la situation coloniale, avec
l’histoire de ce prêtre déchu qui connaîtra le
poteau d’exécution. Dans A Burnt-Out CaseBurmese Days, en
1934, qui se déroule en Birmanie comme le fruit amer d’une
expérience
personnelle.
Le destin de l’Occident.
Joseph Conrad est certainement l’écrivain qui
a le plus interrogé la question coloniale, et ceci dès
1898, dans une très belle nouvelle, « An Outpost of
Progress », publiée dans Tales of Unrest , satire
virulente de compagnies commerciales qui ne songent qu’à
l’exploitation des indigènes et de leurs propres agents,
thème que l’on retrouve dans la première partie de
Heart of Darkness (1902). Dans ce roman devenu célèbre,
en remontant ce Congo dont les rives et ses habitants africains
demeurent si lointains, Conrad nous montre comment l’Occident
(personnage de Kurtz) est en train de perdre son âme en se
lançant dans des entreprises aussi injustes
qu’injustifiées. Pourtant, l’Afrique nous est
présentée comme un continent véritablement noir et
menaçant. Ce questionnement, ces doutes sur la vocation
même des coloniaux, on les retrouve dans un autre grand livre qui
se déroule aux Indes, le Passage to India de E.M.Forster (1924).
Bilan de ces littératures.
Elles ont fini par constituer un véritable genre
littéraire, qui a ses canons d’esthétique (incluant
diverses formes d’exotisme), ses systèmes de narration. La
colonie est souvent présentée comme une « occasion
» pour un citoyen britannique de faire peau neuve, de se
construire un personnage, quitte à s’apercevoir
qu’il s’est lancé dans une illusion, dans une
tromperie.
Mais à vrai dire, quel a été le
message de cette vaste production d’une grande qualité
littéraire ? Quelles images nous a-t-elle transmises de ce que
nous appelons aujourd’hui le Tiers Monde ? Celles de romans
où dans des décors luxuriants, somptueux ou
désertiques, les héros sont toujours des Blancs :
District Officers qui font régner la justice, médecins
prodiguant leurs soins, gentlemen qui répandent autour
d’eux une morale et des comportements qu’ils
considèrent comme exemplaires, fringants officiers de
l’armée des Indes. En face d’eux, le Nègre et
l’Indigène sont trop souvent représentés
comme des êtres subalternes, qu’il s’agisse du Boy,
de la Nounou, du sous-officier, du travailleur sur la plantation, ou de
la maîtresse noire. A quelques rares exceptions près, ils
restent encore privés de leur histoire, de leur culture et nous
sont décrits comme enclins à la paresse, à une
sorte d’indolence naturelle (notion de « sloth »).
Pourtant, assez rapidement, nombre de ces écrivains, de Conrad
à Orwell, finissent par éprouver un sentiment
d’écoeurement, une lassitude, et ils le disent. La
colonisation est alors décrite non seulement comme une tentative
d’écraser l’Autre, mais en même temps comme un
avilissement de soi-même (« An Outpost of Progress »
de Conrad). Et les thèses néo-darwiniennes, la fameuse
théorie des « stades de développement »
donnent une forte envie à cet homme blanc de descendre de
l’échelon supérieur où l’on avait
voulu le percher.
Du côté des colonisés, il ne fait pas
de doute que l’émergence des nouvelles littératures
africaines anglophones n’est pas dissociable de réactions
violentes aux portraits du Nègre que l’on pouvait trouver
dans Heart of Darkness ou dans Mister Johnson. Dès le
début de sa carrière, Chinua Achebe, en Nigérian
justement offensé, a commencé par régler ses
comptes avec Joseph Conrad et Joyce Cary, non sans quelques
excès. Par ailleurs, les portraits qu’il nous propose des
Européens (ainsi Captain Winterbottom –capitaine Culfroid
dans Things fall Apart- ) frappent par leur extrême minceur
psychologique et frisent la caricature : chacun son tour !
C’est justement cela, à la SIELEC, qui nous
intéresse au plus haut point, j’entends ces constructions
que nous n’avons cessé de faire les uns sur les autres,
ces systèmes de représentations qui soulèvent plus
de questions qu’ils ne prétendent en résoudre.
Pour en savoir plus, vous reporter à Jean
Sévry, ed., Regards sur les littératures coloniales, vol
III, Afrique anglophone & lusophone, Paris, L’Harmattan,
1999, en particulier articles sur K.Blixen (J.Bardolph), J.Cary
(D.Coussy), J.Conrad (R.Richard).