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Monde anglophone
L'évolution du roman populaire
dans sa relation à l'Afrique et au sacré,
de Rider Haggard à Laurens Van Der Post.

Jean Sévry , Université Montpellier III
   
Présentation du  problème.
    

    Qu’entendre par « populaire » ? Ce terme est utilisé ici comme synonyme de commercial, et il s’agit donc d’une littérature dont les auteurs cherchent à atteindre un lectorat aussi vaste que possible en s’adressant à toutes les couches sociales, voire à toutes les classes d’âge, dans le cas des récits écrits pour la jeunesse. Elle a joué, dans l’histoire de la colonisation, un rôle des plus importants car elle a participé activement à la circulation des idées dominantes d’une époque donnée. C’est dire qu’elle est venue forger ou consolider des mentalités, à moins qu’elle ne n’ait suscité des vocations. C’est ainsi que Graham Greene nous a avoué qu’il ne serait jamais allé occuper un poste dans l’administration coloniale au Sierra Leone s’il n’avait pas lu des romans de Rider Haggard dans ses jeunes années. Ce dernier, auteur de trente quatre romans d’aventures, a connu une popularité prodigieuse (1), et il vient se loger souvent dans nos mémoires. C’est ainsi que dans Le chercheur d’or (1985), l’on voit Le Clézio nous raconter comment Alexis et sa sœur Laure se réfugient « dans la pénombre du grenier de notre maison »  (p. 219) pour lire des livraisons de Nada the Lily, lesquelles vont jouer un rôle non négligeable dans leur récit. C’est donc sur cet auteur de la fin du XIX° siècle que j’aimerais m’attarder, ainsi que sur Laurens Van der Post, écrivain sud-africain du milieu du siècle suivant.
    Au fil des ans, nous allons voir comment ces images de l’Afrique et de son sacré ont pu évoluer. Le temps de Haggard, c’est celui d’un impérialisme anglais au faîte de sa puissance. Qu’on en juge, par cette citation tirée de Allan Quatermain :
« Ces vieux aventuriers au cœur immense qui ont fait de l’Angleterre ce qu’elle est maintenant (…) Les Anglais sont faits pour l’aventure : songez à la liste magnifique de nos colonies, dont chacune deviendra en son temps une grande nation. » (2) (p.94) .Nous sommes en 1897.
     Si nous nous tournons maintenant vers Van der Post, nous pouvons alors découvrir à quel point nous sommes loin des belles certitudes de l’ère victorienne. Dans The  Dark Eye in Africa, il nous dit que « l’Européen s’est enfoncé dans l’Afrique à la façon d’un géant à l’œil unique » (3),  (p.90 ) ce qui revient à dire qu’il est pareil à un cyclope, et que sa vision de ce continent est univoque. Dans le même livre, il nous décrit une scène à laquelle il assisté dans son enfance, celle de babouins auxquels l’on a jeté un miroir. Ils s’amusent à le manipuler, sans véritablement parvenir à saisir leur propre image. Notre auteur considère que nous faisons de même, que « les peuples et les pays sont des miroirs les uns pour les autres. Dans la plupart des cas, ils voient ce qui se tient caché en eux en réflexion chez l’autre » (p.95). Nous sommes en 1955 : le doute s’est installé, les temps ont bien changé.

Les scénarios de Rider Haggard.
    Pour Haggard, l’Afrique est avant tout présentée comme une sorte de monstre sauvage et dangereux. Ce grand ami de Kipling a longtemps séjourné en pays zoulou, où il a exercé des fonctions importantes. Il prétend connaître leur langue et leur culture  de façon très intime, à tel point que selon N.Etherington, « Haggard lui-même pensait qu’il avait été un Zoulou, et que dans une existence antérieure, il avait aimé des femmes zouloues. » (4)  (p.50). Pourtant, l’Afrique qu’il nous présente est en partie imaginaire. C’est ainsi que dans son roman le plus célèbre, King Solomon’s Mines (les mines du roi Salomon, 1886), il nous décrit une peuplade qu’il appelle les Kukuanas, mais qui ressemble étrangement aux Zoulous. Leur roi, cruel, sanguinaire et usurpateur, s’appelle Twala, et par bien des points il nous rappelle le célèbre Chaka. Pourquoi ces déplacements, ces ruses du récit ? Sans doute s’agit-il chez l’auteur d’un désir de transposer des faits réels dans un monde de fiction afin d’éviter les écueils d’un roman réaliste, ou tout au moins historique, car génériquement parlant, c’est à vrai dire vers le récit d’exploration et d’aventures qu’il entend nous entraîner.  Il veut garder ses libertés de narrateur, afin de pouvoir broder à loisir. Mais revenons à ce Twala : c’est un géant, une sorte de cyclope puisqu’il n’a qu’un œil. Il est l’image même d’une Afrique sauvage et barbare. Il est une figure de la menace, ce qui se comprend aisément si l’on se souvient qu’en 1879, soit sept ans avant la publication de ce roman, un bataillon entier des forces de Sa Majesté avait été exterminé, lors de la bataille d’Isandhlwana, par les guerriers de Cetshwayo, successeur de Chaka : ces sauvages inspirent la crainte la plus vive.  Il est vrai qu’il existe aussi dans ce roman un autre personnage africain, plus rassurant, celui de Ignosi. En s’unissant aux Blancs, il va renverser l’usurpateur Twala. Or, Ignosi a été assez longtemps au contact de la civilisation occidentale pour que l’on puisse estimer, à la fin de ce récit haletant, qu’il va profiter de ses leçons pour remettre de l’ordre dans ce royaume, et pour l’arracher à sa barbarie.
    On va retrouver, onze ans plus tard, les mêmes figures inquiétantes de l’Afrique dans Allan Quatermain. Le décor change, puisque l’on se déplace maintenant vers le pays des Massai ; Haggard est en grande partie responsable de la construction de ces deux personnages redoutables, celui du guerrier zoulou, et celui du guerrier massai qui vont exercer une sorte de fascination dans les images mentales que l’Europe anglophone se fait alors du continent africain.  A nouveau, et sans doute pour les mêmes raisons, nous nous retrouvons au milieu d’une peuplade plus ou moins imaginaire, les Zu Vendis, où l’on peut reconnaître quelque peu des traits culturels appartenant à deux groupes, les Zoulous et les Vendas. Ce qui nous prouve qu’ils sont bien des sauvages, c’est la façon même dont l’auteur nous les présente : après des lions, et après des hippopotames, ce qui est une autre façon de nous faire comprendre à quel point ils sont proches de l’animalité.  Mais faisant fi d’éventuelles contradictions, dans ce roman comme dans le précédent, Haggard se laisse très volontiers aller à une mode qui faisait alors rage dans les récits de voyage et d’exploration, celle de la description prétendument ethnographique. Et à ses yeux, ce n’est pas là une contradiction : si ces hommes sont proches de l’animal, ils n’en sont pas moins porteurs d’une culture. Mais il se trouve que cette dernière est très en retard par rapport à la nôtre, et qu’elle représente donc un stade antérieur dans l’histoire du genre humain. En quelque sorte, nous nous retrouverions devant l’humanité en son enfance. Ceci nous explique pourquoi tout un chapitre (ch XIII) est entièrement consacré à leurs mœurs et coutumes, ainsi qu’à leurs croyances, leur système sacré. Adorateurs du soleil, ils ont un alphabet.  Ils ont édifié des palais aux grandes portes de bronze. Leur religion frappe par la cruauté de ses rituels, le pouvoir extraordinaire tenu par leurs grands-prêtres. On pourra observer, au passage, que les trois personnages blancs de ce roman se soucient de leur religion comme d’une guigne, bien que l’Angleterre n’ait jamais pratiqué une laïcité à la française. Mais ce siècle est en mal de sacré, et si son ciel s’est en grande partie vidé de ses dieux, il n’en est pas moins friand d’ésotérisme. Haggard se demande donc si cette religion, malgré tout assez élaborée, ne serait pas d’origine égyptienne, phénicienne, voire hébraïque. Ceci nous rappelle le personnage d’Ignosi, que nous avons rencontré dans Les mines du roi Salomon. Si jamais l’Afrique peut se targuer de quelque civilisation, ne le devrait-elle pas à des influences venues de l’étranger ? De la même façon, dans Allan Quatermain, on va rencontrer une bonne reine, Nylephta, qui est d’origine blanche. Ceci reviendrait à admettre, hypothèse fréquente à cette époque, que l’Afrique par elle-même serait encore bien incapable d’élaborer une véritable civilisation, au sens réel de ce terme, c’est-à-dire se situant au même niveau que nous. Il est donc nécessaire que l’Europe intervienne pour faire sauter quelques stades à ce continent dans la direction du progrès. Cette théorie des stades  et de leur antériorité par rapport à notre vie présente n’a pas fini d’exercer ses ravages,  que ce soit en archéologie ou en paléontologie, mais il ne faut pas oublier qu’à cette époque elle était en plein développement. On ne la retrouve pas seulement chez Haggard, mais aussi chez Darwin et Marx, en anthropologie culturelle (Morgan), ou enfin chez Freud, dès le début de Totem et Tabou  en  1912 (5) : « C’est ainsi que nous jugeons les peuples dits sauvages et demi-sauvages, dont la vie psychique acquiert pour nous un intérêt particulier, si nous pouvons prouver qu’elle constitue une phase antérieure, bien conservée, de notre propre développement » (p.9).  Mais gardons-nous de sombrer dans un contre-sens : même si ces penseurs admettent l’hypothèse de stades de développement de l’humanité, il est évident qu’ils n’en font pas le même usage que Haggard, et ils n’en profitent pas pour dégager une soi-disant supériorité du stade atteint maintenant. Pour Haggard, s’il y a des stades dans le développement de l’humanité, l’Afrique est tout en bas de cette échelle, et s’il y a des différences entre les cultures, il en tire profit pour établir une hiérarchie entre celle-ci et nous, à son seul détriment, et à notre avantage, ce qui revient à apporter de l’eau au moulin de la colonisation en la justifiant. Ainsi, il semble faire l’éloge d’une Afrique qu’il aime, mais à vrai dire, il ne peut s’empêcher de la plaindre.
    On voit bien, au travers de ces deux romans et de beaucoup d’autres du même auteur, que pour lui, l’Afrique est une mère dévorante, une sorte d’ogresse. Ceci apparaît bien, dans Les mines du roi Salomon, avec la figure épouvantable de la sorcière Gagool, qui détient les rênes du pouvoir. Dans les coulisses de ces intrigues rocambolesques, c’est toujours elle qui tire sur les ficelles et transforme les personnages africains en marionnettes. C’est donc à la femme-sorcière que l’on attribue tous les maléfices, ce qui dans l’imaginaire occidental va s’ancrer dans des racines aussi profondes que mystérieuses, depuis le haut moyen-âge. Dans Allan Quartermain, Sorais, la mauvaise reine blanche, rejoint la sinistre Gagool. Ces fantasmes sont aussi ceux d’une époque : l’Afrique est un continent obscur et mortifère, « The White Man’s Grave », le tombeau de l’homme blanc. Il est vrai que les pertes humaines (missionnaires, militaires, agents de factorerie, etc..) étaient énormes.
    Malgré tout ceci, on voit bien que Haggard se retrouve devant une difficulté. Comment se peut-il, si cette Afrique est si sauvage et si primitive, qu’elle puisse représenter pour nos héros un adversaire qui soit à hauteur de leurs mérites ? Et il est bien vrai, historiquement parlant, et tout particulièrement en Afrique australe, comme nous l’avons vu, que le conquérant blanc s’est heurté à de fortes résistances. Mais en outre, « à vaincre sans péril, on triompherait sans gloire ». Nous assistons donc à la mise en place de ce que j’appellerai « un scénario caché », qui consiste précisément à rehausser l’adversaire pour qu’il soit digne de nos trois personnages héroïques, le capitaine Good, Sir Henry Curtis et Allan Quatermain. Ce dernier est le véritable héros de tous ces romans. Il est le prototype du « Gentleman » victorien, un homme courageux, impavide, toujours maître de soi, qui symbolise à lui seul toutes les vertus du colonial. Voici, à la fin de Allan Quatermain  (p.273), l’éloge funèbre auquel il a droit après une mort exemplaire : « Homme d’une grande tendresse, plein d’humour, toujours loyal, il possédait nombre de ces qualités qui font un poète, mais pourtant, en tant qu’homme d’action et en tant que citoyen du monde, il n’avait pas son pareil. Il était d’un caractère intrépide, et en outre, il ne perdait jamais son calme. » C’est un modèle que les enfants et la jeunesse doivent envier pour pouvoir ensuite l’imiter du mieux qu’ils le pourront. C’est un leader, qui va entraîner derrière lui Ignosi (Les mines du roi Salomon), ou Umslopogaas qui ne cesse de brandir sa formidable hache de guerre, sorte d’Excalibur africaine qu’il met au service des Blancs (Allan Quatermain). Haggard, comme sa génération, croit que la colonisation va permettre de régénérer la race anglaise, en l’arrachant à son matérialisme et à sa médiocrité pour la lancer dans l’aventure prodigieuse d’une vocation civilisatrice. Le ton se fait volontiers épique.
    On en profite, au passage, pour se moquer des concurrents. C’est ainsi que dans Allan Quatermain, nous voyons le personnage grotesque d’Alphonse, un Français, se couvrir de ridicule puisque, bavard intarissable, c’est un lâche qui grimpe dans les arbres dès qu’il y a du danger. C’est un ancien déserteur des forces coloniales françaises au « Tonquin ». Alors que Quatermain semble ignorer les femmes, puisqu’il se voue corps et âme à sa mission de civilisateur, Alphonse est un débauché. De la sorte, après voir rehaussé l’adversaire africain, on poursuit et l’on boucle ce scénario caché en dévalorisant le concurrent européen, pour pouvoir mieux affirmer la supériorité de l’Anglais. Ceci était courant au XIX° siècle, ainsi chez Kipling. Dans Le Livre de la Jungle (1894), ces singes jacasseurs qui bondissent sans cesse sur les rochers, les Bandarlogs, ce sont les Français ! Prenant prétexte de la guerre anglo-boer, Jules Verne fit de même dans L’étoile du Sud, où l’Anglais nous est présenté comme un être fourbe et pervers, contrairement au Boer qui devient un modèle de sagesse et de modération.
    Mais ce qui, sans le moindre doute, va assurer le triomphe de l’Occidental, c’est sa supériorité, son avance technologique. Les Africains sont alors traités avec une grande désinvolture, comme de grands enfants qu’ils sont. Dans Les mines du roi Salomon, nous voyons le capitaine Good retirer successivement son lorgnon et ses fausses dents pour laisser croire qu’il peut modifier son corps à volonté, et comme par magie. Plus tard dans le roman, comme il avait conservé sur lui un petit agenda, il va annoncer une éclipse du soleil qui va plonger les Noirs dans la stupéfaction et le plus grand désarroi. Cet épisode, qui nous prouve que la science vaut mieux que les systèmes sacrés des pré-coloniaux, nous le retrouverons, et ce n’est pas un hasard, dans Les aventures de Tintin . L’agenda est alors remplacé par un vieux journal que le capitaine Haddock avait mis de côté pour allumer un feu. L’annonce de l’éclipse du soleil au pays des Incas va faire sortir nos héros d’une mauvaise passe. Revenons maintenant à Quatermain qui parvient, grâce à sa carabine, à abattre une antilope à grande distance, ce qui ne manque pas de produire le même effet. Ainsi nos trois comparses peuvent-ils se faire passer pour des extra terrestres : «  Nous venons d’un autre monde, de la plus grosse étoile qui brille dans la nuit . » (p 42). Ce qui revient à dire, et c’est là le dernier aspect du scénario caché, que la technologie du Blanc écrase la magie noire de l’Africain. Et ce qui est véritablement sacralisé, c’est l’omnipuissance du colonisateur, et non les religions nègres. Tout cela nous est confirmé par Quatermain lorsqu’il se demande, dans Allan Quatermain ce qui suit : « Et maintenant il me faut me poser une question à laquelle j’ai du mal à répondre : ces Zoulou Vendi sont-ils des gens civilisés, ou bien un peuple de barbares ? » (p 154). La réponse ne fait aucun doute : « Ils ignorent tout de la vapeur, de l’électricité ou de la poudre à canon  . » (p 155).
    Venons-en aux ruses de narration de Haggard. Ce livre, en principe, est écrit prioritairement pour la jeunesse. Il est donc inutile de se lancer dans des subtilités stylistiques, même si ces romans sont bien composés . La langue doit rester au niveau des attentes de ses lecteurs, elle se doit d’être simple, ne pas constituer un obstacle à la communication. Haggard nous le dit dès la préface des Mines du roi Salomon : « Je vous prie d’excuser une écriture sommaire. Tout ce que je peux dire, c’est que je suis plus habitué à manier le fusil que la plume » (p 4). C’est là une grande habileté. Nous avons affaire ici à une littérature de l’alibi. Tout le monde sait bien que si les enfants adorent ce livre, les adultes, les adolescents attardés que nous sommes en font également leurs délices. On ne saurait donc, du fait de cette ruse de narration, reprocher à l’auteur des opinions sommaires ou des jugements péremptoires. C’est à des petits qu’il s’adresse, et non à nous ! C’est ici que l’alibi fonctionne à merveille, procédé qui sera repris par beaucoup d’écrivains de l’ère coloniale, ainsi dans le monde de la francophonie (6) . On le retrouve encore, d’une autre façon, dans nombre de manuels scolaires de la même époque. De cette façon, les littératures de l’ère coloniale, et plus particulièrement celles composées pour la jeunesse, ont-elles l’extrême avantage de pouvoir dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas, mais n’ose émettre, par crainte de se voir taxé de racisme. Elles constituent un document de première main, un indicateur, un révélateur candide des mentalités dominantes d’une époque et de ses visions de l’Afrique.

Les interrogations de Laurens Van der Post.
    Van der Post est un écrivain sud-africain d’un réel talent. Il a toujours été l’homme de mondes pluriels, car s’il est né en Afrique, il a souvent séjourné en Angleterre. Il nous a présenté sa propre vie comme une aventure interminable. Homme de commando, ce soldat est fait prisonnier par les Japonais pendant la guerre (A Portrait of Japan, 1968). Il se voit confier des missions au caractère plus ou moins secret et il a fini par donner  de lui-même comme à ses lecteurs une sorte de figure légendaire, celle du « Colonel Van der Post ». Admirateur fervent de Conrad, ami de Karl Jung (Jung & the Story of Our Time, 1976), il se verra accuser par la suite de n’être qu’un affabulateur, un plagiaire, un charlatan et un mythomane qui aurait inventé trop de choses à propos de ses récits de voyage en Afrique (7).C’est faire peu de cas de ses talents de conteur, qui sont réels, et ne pas tenir compte d’un lectorat important qui a fini par se constituer autour de son œuvre dans le monde anglophone. On pourrait peut-être rapprocher cette tendance à l’affabulation de celle d’un autre colonel, le T.E.Lawrence des Sept piliers de la sagesse.
    Contrairement à Haggard, dont les ambitions littéraires demeuraient somme toute assez modestes, et qui se soumettait volontiers aux contraintes génériques du roman d’aventures dans son désir effréné d’être un écrivain à succès, Van der Post n’écrit pas pour la jeunesse et il se soucie d’esthétique, il entend bien faire de la bonne littérature. Dès 1934, dans In a Province, il nous entraîne dans un « plaasroman », un roman à la ferme qui est très attachant et qui tente de nous montrer que nous sommes tous d’éternels provinciaux, que nous ne parvenons pas à sortir de notre bulle culturelle, de notre territoire pour aller vers l’Autre. C’est pour cela que le voyage, sous toutes ses formes, l’intéresse au plus haut point : il nous permettrait de nous sortir de ces mondes dans lesquels nous nous enfermons. Il déplore cette manie sud-africaine de se calfeutrer derrière des interdits législatifs qui empêchent la rencontre avec l’homme de couleur. Dans The Dark Eye in Africa, après avoir décrit une scène d’enfance avec des babouins que je vous ai citée, et qui l’a beaucoup marqué, il ajoute ce qui suit  à propos du Blanc vivant en Afrique du Sud :« Lui aussi, il a confondu la réflexion d’un danger intérieur avec celle du miroir extérieur. Aussi projette-t-il sa peur du danger sur l’homme noir qui l’entoure. »   (p 95). Un peu plus loin (p 96) il ajoute ce commentaire qui en dit long sur sa protestation :
«  Dès lors avec un désespoir accru, il tente de renvoyer les objets de ses projections au fond de leurs cavernes et il tente, à l’aide des lois, de règlements et de barrières économiques, de mettre en place une nouvelle prison à l’abri de toute évasion, dans laquelle il pourra enfermer à clef en toute sécurité la société africaine, croyant avec une naïveté qui lui sera fatale qu’il protège ainsi à jamais sa personne et son espèce à l’œil unique. » (p 96).
    Le voyage brise toutes ces barrières, et ouvre vers l’Autre : c’est en quoi il est formateur, quelle qu’en puisse être la forme, que ce soit sur terre ou sur mer. Et Van der Post assimile volontiers ce type de récit à un Bildungsroman, ainsi dans The Hunter and the Whale (1967) où Peter, un jeune garçon, en participant à une chasse à la baleine, va découvrir la vraie vie, celle qui vous met en contact avec les éléments et la nature. Mais dans la mesure où l’aventurier s’écarte des normes sociales, sort de sa bulle et de tous les règlements que nous venons de citer, il se retrouve par la même occasion confronté à son Ego. Le voyage devient intérieur : Venture to the Interior (8)(1952). L’Afrique nous interroge sur les aspects cachés ou secrets de notre personnalité profonde, ce qui nous entraîne bien loin des comportements exemplaires, d’une exaltation du moi telles que nous avions pu la trouver chez Quatermain, le héros de Haggard. Nous nous rapprochons du questionnement de Joseph Conrad, et d’une véritable introspection. Il en résulte une opposition dont Van der Post entend préciser la nature : « J’aurais plutôt tendance à réduire cela à un conflit non résolu entre deux éléments fondamentaux de ma personnalité : un élément conscient, un élément inconscient, mâle et femelle, masculin et féminin. La prolongation de mon père, et la présence de ma mère en moi.. D ‘un côté, sous la rubrique « AFRIQUE », je regrouperais l’inconscient, la femelle, le féminin, la mère ; et de l’autre, sous la rubrique « EUROPE », le conscient, le mâle, le masculin, le père.» (p 10).Et il nous précise dans la page qui suit que « l’Afrique est le pays de ma mère » (elle est sud-africaine et blanche), puis, « mon père était né en Hollande ». Homme de deux mondes, il éprouve quelque peine à faire des choix qui seraient sans doute arbitraires. Ceci dit, il est évident que nous nous retrouvons maintenant devant un vieux fantasme, terme que je préfère à celui de stéréotype, puisqu’il représente un ailleurs, un retour du refoulé. Et l’on pourra observer qu’une fois de plus, ce continent noir est assimilé au féminin, même s’il n’est plus question, comme chez Haggard, d’une épouvantable sorcière. Il serait à craindre que cette différence entre l’Un et l’Autre, entre une Afrique femelle et une Europe mâle ne profite davantage à cette dernière dans un vieux schème de domination dont l’auteur n’a sans doute pas véritablement conscience.
    Comment interpréter ces fantasmes qui viennent s’ajouter, tout en les contredisant, à ceux de Haggard ? Il me semble que le problème de ce défilé, chez ces deux auteurs, des images d’une Afrique-femme fait question. Si Van der Post s’en tient à des oppositions binaires entre une Europe mâle et une Afrique femelle, dans l’œuvre de Haggard, ce qui domine, ce sont des figures de sorcières maléfiques. Dans ce dernier cas, si l’on accepte l’hypothèse émise par Freud, ainsi dans « Contributions à la psychologie humaine » (1910) (9) , suivant laquelle la psyché de l’homme passerait d’une image idéalisée de la mère à celle de la putain, on pourrait sans doute mieux comprendre, dans ce contexte si particulier de la colonie, comment cette dernière peut glisser vers la figure d’une ogresse primitive et dévorante. En effet, dans ce contexte, l’homme blanc se sent menacé de tous côtés, d’une part parce qu’il se retrouve seul face à une multitude noire, et d’autre part parce que tout dans cet environnement (une culture qu’il ne connaît pas, une végétation hostile, un climat délétère, etc…) représente pour lui une menace qu’il va intérioriser dans ses fantasmes, qui sont si fréquents dans les littératures de l’ère coloniale de cette époque. Mais comme on le voit, à l’époque de Van der Post, cette fantasmagorie n’est plus de mise. Une autre prend sa place, avec une image qui est encore mise au féminin, mais qui est beaucoup moins menaçante, ce que l’on peut indéniablement attribuer au fait que sa mère est née sur ce continent noir.
    Le lecteur me pardonnera cette diversion qui ne me semble pas inutile. J’aimerais m’attarder sur un autre récit de voyage de Van der Post, The Lost World of the Kalahari  publié en 1958 (10)  . En 1949, l’auteur a été envoyé en mission au Nyassaland, à des fins d’exploration. Il veut rencontrer des Boschimen, une civilisation en voie de disparition (le problème est toujours d’actualité). Il se sent fortement impliqué dans cette affaire par un lourd passé colonial, puisqu’il se demande si son père, après avoir acheté sa ferme de Bloemfontein à des Griquas, n’aurait pas participé à des expéditions punitives contre ces « Bushmen » : « Que s’est-il passé au juste ? Même aujourd’hui, cela demeure un mystère » (p 58). Il dédie ce livre à Klara, « dont la mère était une Boschiman  qui a été ma nourrice dès ma naissance »  (p 21). C’est dire si ce passé est encore présent, et on a le sentiment que l’auteur cherche à rattraper quelque chose qui lui aurait maintenant échappé, ce « monde perdu » du désert du Kalahari, cette vieille Afrique menacée d’extinction, telle qu’il aurait aimé la connaître, avant l’arrivée de ses ancêtres colonisateurs. Monde perdu, ou paradis perdu ? Le titre même semble suggérer ce rapprochement. Le récit de cette expédition en land-rover prend rapidement l’allure d’une chasse, d’une quête vers des êtres insaisissables, puisqu’ils sont en perpétuelle errance. Nous ne les rencontrerons qu’à la page 205, sur un total de 252.  Entre temps, nous aurons aperçu, conformément aux habitudes du genre, celui d’un roman-safari,  beaucoup de zèbres, de lions, wildebeest, éléphants et girafes, du Cap à Livingstone. Et il ne cesse, à propos de cette rencontre si ardemment souhaitée, de s’extasier sur son aspect « authentique » (p 208) et sur « l’authenticité » de ces gens (p 212). Ainsi, ce que l’Européen vient rechercher au fond de l’Afrique, c’est une authenticité que nous aurions perdue, une proximité avec les forces de la nature, du cosmos et du sacré, qui nous aurait complètement échappée et que nous serions, du fait de la colonisation, en train de détruire chez l’Autre. Il est bien vrai que le colonisateur s’est livré à une extermination progressive de ces populations.
    Enfin, nous allons pouvoir découvrir ces Boschimen tant attendus !  Voici le portrait de l’un d’entre eux, lors d’une première rencontre :

« Il avait des traits réguliers, avec cette sensibilité typique des Boschimen. Il avait de grands yeux et quand je lui posais une question, il me regardait fixement. Ces yeux avaient le même éclat que celui que l’on peut observer souvent en Europe, en Espagne, chez les Gitans. Il était tout nu avec, autour des reins, une lanière d’antilope. Sa peau, couleur d’un abricot mûr, était tachée ça et là du sang d’un animal tué récemment. Dans l’ensemble, il se dégageait de sa personne le sentiment d’une merveilleuse bête sauvage. Son odeur même évoquait celle d’une terre non encore domptée, celle d’un être à l’animalité sauvage. Cette odeur avait quelque chose d’archaïque, de provocant, d’aussi intense que le sourire de Mona Lisa. Sur ce, l’un d’entre nous, je ne sais plus lequel, fit une grimace de dégoût en sentant cette odeur. Je le lui reprochai vertement, redoutant que ce jeune Boschiman si alerte n’en saisisse le sens. » (p 205)

    Si je vous traduis ce passage en entier, c’est parce que l’on sent bien monter dans ce texte une gêne considérable, et des maladresses de plume dont Van der Post n’est pas coutumier.. On se demande aussi ce que viennent faire ici ces comparaisons insolites avec un Gitan ou le portrait de Mona Lisa. Le souci de l’auteur est essentiellement pédagogique..Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, au musée du Cap, les Boschimen étaient représentés côte à côte avec des singes supérieurs. Il faut donc redresser ces images par des rapprochements destinés à nous faire comprendre que cette vieille Afrique avait ses beautés. Le procédé est assez laborieux, mais l’auteur y a souvent recours, toujours pour les mêmes raisons. Quand ces Boschimen se mettent à chanter (p 223), il perçoit des prières qui lui rappellent le nouveau Testament. S’ils font de la musique (p 224), il appelle Beethoven au secours, s’ils se mettent à mimer la guerre par des danses (p 221), on voit apparaître Hélène et Ménélas, et une course devient sous sa plume (p 232) un marathon. Antiques, mais nobles, et non sauvages ! De la sorte, cette « authenticité », il se l’approprie, il l’accapare et l’européanise sans même en prendre conscience, et il fera de même lorsqu’il contemplera leurs peintures rupestres. Nous assistons donc à une appropriation de l’imaginaire de l’Autre.
    Et pourtant, il est sincèrement touché par le désarroi de ce peuple (qui se poursuit de nos jours), ainsi par le cas de cet homme qui se laisse mourir en prison, où on l’a enfermé pour une peccadille « parce qu’il ne pouvait pas supporter qu’on l’enferme et qu’on le prive de sa liberté de mouvement » (p 236).  De la même façon, lorsqu’il leur montre des reproductions de peintures rupestres dont ils ont perdu le secret, ils éclatent en sanglots devant leur culture disparue : « Hélas ! Le Boschiman ne peint plus » (p.219). Il participe à leurs activités quotidiennes, part chasser en leur compagnie. Nous sommes donc bien loin de cette Afrique plus ou moins imaginaire qui était celle de Haggard. Quant à la prétendue supériorité technologique du Blanc, elle n’est plus de mise. En effet, dans l’équipe de cette expédition, il y a un caméraman. Mais toutes les fois qu’il essaie d’enregistrer une bobine, rien ne marche, l’appareil tombe régulièrement en panne. Van der Post se demande si cela ne serait pas dû aux pouvoirs magiques de ces Boschimen, ou au fait que, en dépit des avertissements du guide Samutchoso, un membre de l’équipe aurait offensé leurs divinités en tirant du gibier à proximité de leur territoire : le mystère, certes, incite à l’ésotérisme, mais l’auteur sent bien que l’Occidental veut tout avoir, tout saisir (la prise de vue) dans l’instant même, que notre vision du temps n’est pas la bonne, parce que nous ne savons pas attendre, parce que nous sommes toujours pressés, figés dans un présent sans lendemain, comme il le précise dans The Heart of the Hunter, en 1961 (11) : « Voilà ce qui permet de reconnaître les gens obsédés : le temps, en perdant sa signification véritable de processus d’accomplissement, s’arrête pour eux. Ils sont mis dans l’impossibilité de rentrer dans le cortège guérisseur des saisons »  (p.122).
     Les adieux seront très émouvants, avec l’impression, une fois de plus, qu’en s’éloignant du Kalahari et de ces Boschimen, il quitte une partie de lui-même, de sa propre enfance : « Je passai en voiture devant un groupe de petits hommes et de femmes qui se tenaient debout, les mains dressées au-dessus de la tête. Et comme je leur faisais un geste d’adieu, j’eus le sentiment que cette enfance que je venais de retrouver en moi-même était en train de mourir » (p 252).

Déductions & conclusions.
    Nous sommes donc passés d’une Afrique de géants menaçants et d’ogresses dévorantes à celle d’un continent où errent des petits hommes dont la culture est en train de s’effondrer. L’homme blanc ne cesse de projeter ses visions du monde sur ce continent toujours noir. Des critiques comme Hammond et Jablow ont soulevé la question de savoir si cette « Afrique  a jamais existé »( 12), si ce n’est dans l’imaginaire des auteurs de ces littératures populaires de l’ère coloniale. L’Autre  et son système sacré suscitent toujours des fantasmes, si bien que l’Afrique, chez Van der Post comme chez Conrad, devient un terrain d’incertitudes et de questionnement : l’Europe s’interroge non seulement sur sa destinée sur ce continent noir, mais aussi et surtout à ce qu’il peut y avoir de plus obscur, de plus caché en nous. L’entreprise coloniale n’est plus présentée aux lecteurs comme un épisode glorieux de l’histoire d’une métropole (Haggard), mais comme un véritable gâchis (Van der Post).
    Ces formes de littérature populaire qui s’appellent le roman d’aventures ou le récit de voyage ne fonctionnent plus du tout de la même façon, et ne transmettent plus le même message. C’est qu’entre temps, certaines colonies (Indes en 1947) ont accédé à l’indépendance, et Van der Post sait bien que les jours du règne blanc sur l’Afrique australe sont maintenant comptés.
    Une question demeure : et si l’Afrique noire n’avait été qu’un pré-texte, servant soit à exalter la civilisation européenne, soit à la remettre profondément en cause ? Le texte n’est pas encore là, il émergera avec les littératures africaines, le jour où elles prendront la plume pour nous parler à leur tour, avec d’autres fantasmes, de la question coloniale (13) .

                Jean Sévry, Montpellier,
    Société Internationale d’Etude des Littératures de l’Ere Coloniale

NOTES

1. Voir à ce propos l’étude de Victoria Manthorpe, Children of the Empire, the Victorian Haggards, London, Victor Collancz, 1996.

2. Rider Haggard, Allan Quatermain, London, Penguin Books, 1995 (1897).

3. Laurens Van der Post, The Dark Eye in Africa, London, Hogarth Press, 1961.

4. Norman Etherington, Rider Haggard, Boston, Twayne Publishers, 1984.

5. Sigmund Freud, Totem et Tabou, Paris, Payot, traduit par S.Jankélevitch, 1965.

6. Voir à ce propos la bonne étude de Jean Marie Seillan, Aux sources du roman colonial. L’Afrique à la fin du XIX° siècle, Paris, Karthala, 2006.

7. Voir à ce propos, J.F.D.Jones, The Storyteller : the Many Lives of Laurens Van der Post, London, John Murray, 2001.

8. Laurens Van der Post,  Venture to the Interior, London, Penguin Books ST, , Traduction : Aventure au cœur de l’Afrique, par D.Meunier, Paris, Albin Michel, 1953. 1963 (1952).

9. Sigmund Freud, in La vie sexuelle, Paris, PUF, Bibliothèque de Psychanalyse, 1972, traduit par D. Berger &  al,  en particulier pp 51-52..

10. Laurens Van der Post, The Lost World of the Kalahari, London, Hogarth Press, 1958. Traduction : Le monde perdu du Kalahari, par D.Meunier, Paris, Albin Michel, 1962.

11. Laurens Van der Post, The Heart of the Hunter, London, Hogarth Press, 1961.

12. D.Hammond & Jablow, The Africa that Never Was, Four Centuries of Writing about Africa, New York, Twayne Publishers, 1970.

13. Consulter J.Sévry, « Les littératures coloniales et les réactions africaines », in Regards sur les littératures coloniales, Afrique anglophone & lusophone, T III, Paris, l’Harmattan SIELEC, 1999, pp 205-231.     


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