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Jean-François Durand,
Université Montpellier III

Regards sahariens.

 
Pour certains, le Sahara est une patrie complémentaire,

un état d’âme, un refuge de l’âme. Quand je dépasse, même

pour la quinzième fois, Boghari et son qçar ocre, je ressens

un choc, une dilatation.

Émile Dermenghem, La pays d’Abel,

Gallimard, 1960, p. 13.

 
Ce qui frappe d’emblée, lorsqu’on aborde le corpus des récits sahariens de langue française (romans, autobiographies, mémoires, récits de voyage), c’est son ampleur et son hétérogénéité : des centaines de titres, où de pures réussites littéraires cotoient des affabulations qui expriment les plus extravagants des fantasmes coloniaux. Ainsi, dans son intéressante étude “Désert construit et inventé, Sahara perdu ou retrouvé”[1] Jean-Claude Vatin peut-il remarquer que la littérature saharienne se caractérise par une étonnante “multiplicité des interprétations”. Celle-ci est particulièrement vraie pour tout ce qui touche au mythe saharien lui-même, d’autant plus que l’on assiste depuis les débuts de la conquête à une “interpénétration” de l’imaginaire savant et de l’imaginaire littéraire. Mais cette richesse, tant de la “reconnaissance” scientifique que de la fiction littéraire, n’empêche pas certains auteurs de regretter que le Sahara n’ait pas trouvé dans la littérature française un romancier ou un poète digne de ses immensités : nous avons Pierre Benoit et Frison-Roche là où il eût fallu un Melville ou un Whitman! Philippe Decraëne et François Zuccarelli constatent dans leur étude sur les “grands sahariens” que, pour une fois, la réalité a été plus “romanesque” que le mythe : “L’aventure de la France au Sahara est, d’un bout à l’autre de sa brève histoire, parcourue par un souffle épique. Tragique ou heureuse, la réalité est souvent plus exaltante que la fiction. Aussi l’imaginaire romanesque et cinématographique, qui ne pouvait échapper à la fascination de cette épopée, n’en donne-t-il souvent qu’un pâle reflet”[2]. Il aura peut-être fallu attendre l’entrée dans l’ère postcoloniale pour que le roman interroge à nouveau le mythe, avec un recul suffisant, comme dans Désert (1980) de Le Clézio ou Fort Saganne (1980) de Louis Gardel.

La complexité de la littérature saharienne est certainement due à deux raisons principales. La première tient à l’immensité des espaces, du sud marocain à l’ Adrar et au Tassili, à la richesse et au mystère de cultures mal connues, parfois de tradition orale, et évidemment propices à l’imagination romanesque. Mais cette opacité historique s’accompagne aussi de proximité culturelle, celle d’un Islam qui fut toujours le voisin des européens, avec qui il partage les lointaines racines d’une spiritualité sémite. André Chevrillon, Louis Massignon, Ernest Psichari, Michel Vieuchange, Odette du Puigaudeau, Isabelle Eberhard furent sensibles, chacun à leur manière, à ce cousinage religieux, qui suggére des liens en même temps qu’il accentue des différences. La question de l’Autre, la problématique du regard occidental producteur d’altérité pour reprendre une suggestive analyse de Pierre Halen[3], s’en voit considérablement nuancée et, en même temps, compliquée. Car très vite l’Autre se met à produire du même et de la ressemblance, l’étrangeté devient banale au fur et à mesure que se constitue un savoir anthropologique et une topique littéraire qui apprivoisent le mystère. Mais d’autre part le récit saharien ne parvient que très rarement à oublier les grands débats qui agitent la pensée européenne. Rares sont les récits suffisamment inculturés pour donner l’impression de franchir l’invisible frontière des moeurs et des traditions. Les officiers lettrés, les voyageurs romantiques ou orientalistes transportent dans leurs bagages tous les problèmes de l’Occident. Leurs textes sont révélateurs des idéologies, des croyances, des systèmes de pensée, dans toute leur diversité, qu’ils ont parfois cru laisser derrière eux. L’éventail est large, de l’esprit libertaire au catholicisme conservateur, du protestantisme libéral au nationalisme intégral. Dans son étude sur le Sahara dans l’imaginaire français, Michel Roux a montré que la “tentation du désert”, la construction littéraire d’un espace mythique[4], sont indissociables de la crise de la pensée européenne au tournant du siècle. Le Sahara est d’autant plus tentateur qu’on l’oppose à une civilisation de masse, destructrice de l’individualité libre, hostile à tout héroïsme et à toute grandeur. Un certain esprit saharien se nourrit ainsi d’une virulente critique anti-démocratique et du refus du monde industriel : “L’aventure coloniale s’est donc profilée sur fond de crise morale et intellectuelle. Elle ne pouvait pas ne pas en porter les stigmates. C’est ce que révèle la littérature saharienne. Les sahariens -l’officier, l’explorateur et le mystique- des récits autobiographiques ou des romans sont tous des personnages en rupture avec leur monde d’origine. Leurs confessions qui contiennent des critiques virulentes du monde moderne, sont autant de témoignages des ruptures qui affectent la société française”[5]. Il est donc normal que le Sahara objectif donne souvent l’impression de s’évanouir derrière les mirages de sa représentation, et cela d’autant plus que l’on projette sur les peuples rencontrés, sur les paysages et sur les villes, ses plus intimes fantasmes. Façonné par la subjectivité du voyageur, le Sahara devient l’insaisissable espace des leurres du désir : démarche typique du “regard altérifiant”[6] de tous les exotismes.

Dans l’immense corpus des littératures sahariennes, je retiendrai, en un choix volontairement restrictif quatre récits caractérisés par une problématique, voire une topique, communes, mais en même temps assez différents pour bien mettre en valeur l’ampleur des variations qu’autorise le sujet. Ernest Psichari (1883-1914) porte à sa perfection la thématique du Sahara mystique et de l’initiation spirituelle dans plusieurs récits autobiographiques, L’appel des armes (1913), Les voix qui crient dans le désert, Le voyage du centurion (1914), qui, lus dans leur diachronie, révèlent une très remarquable évolution du thème : l’on passe insensiblement d’un désert encore géographique et culturel dans toute la richesse de ses tribus et de son histoire, à un espace de plus en plus intériorisé où le narrateur fait l’expérience d’un monothéisme incandescent, épuré, dépouillé de tous les accidents du monde sensible. Si l’Afrique des Carnets de route et de Terres de soleil et de sommeil (1908) était encore “romantique” (Œuvres complètes, tome 1, éd. Conard, 1948,  p. 61), décrite dans le chatoiement et la rutilance de ses couleurs, dans une prose qui se situait dans le sillage du symbolisme, on verra les dernières œuvres se rapprocher de l’esthétique austère du monothéisme du désert, méfiant à l’égard de la figuration, soucieux d’unité, contre la dispersion du multiple, si caractéristique du regard exotique. Un texte de jeunesse de Théodore Monod, Maxence au désert (écrit en 1923 mais publié seulement en 1995 chez Actes Sud) reprend très consciemment la problématique du dernier Psichari et lui donne des prolongements nouveaux. Au rebours de ce Sahara dépouillé des mystiques en lequel se lit, dans l’abstraction du monde sensible, une secrète fascination de l’Islam, Charles Diego a voulu, dans un roman quasiment ethnographique, Sahara (Casablanca, les éditions du Moghreb, 1935), plonger son lecteur dans la fascinante complexité des cultures tribales : là au contraire règnent en maîtres la chair et le sang, dans l’étroitesse et la chaleur des alliances et des solidarités. Le désert redevient la terre aimée et convoitée des hommes, et non le lieu abstrait et monacal du face à face avec Dieu. Charles Diego sera par ailleurs l’un des rares à s’efforcer de franchir une invisible frontière : celle des tribus qui refusent l’allégeance et résistent à l’occidentalisation du monde qui finira par faire du Sahara, comme le notera Odette du Puigaudeau dans l’un de ses derniers écrits, un espace destitué[7]. Quant à l’historien du Tassili et du Hoggar, Henri Lhote, il nous donnera dans un beau récit autobiographique, Aux prises avec le Sahara (¨Paris, Les œuvres françaises, 1936), une image encore différente de l’immense désert mythique. L’aventure scientifique l’emporte désormais sur l’exploration mystique des espaces intérieurs ou le lent travail de pacification militaire. Mais ce récit est aussi un texte initiatique : comment devient-on saharien, à travers quelles épreuves, et pour quel étrange bonheur purement humain celui-ci, qui nous apprend à goûter l’extraordinaire richesse et profondeur du monde? Quatre regards sahariens, donc, qui sont loin d’épuiser la topique saharienne, et qui ont en commun de mettre l’accent sur l’altérité. En effet, l’Autre, ce n’est pas seulement le maure dissident, le bédouin à la fois proche et énigmatique. C’est aussi l’autre moi que l’on sent naître au cours de l’aventure saharienne : le récit devient alors la chronique d’une transformation, d’une métamorphose, et l’on voit renaître dans un contexte colonial certes inattendu, la vieille forme du Bildungsroman.

La trajectoire d’Ernest Psichari est par bien des côtés exemplaire. Ce petit fils d’Ernest Renan est né dans une famille républicaine libérale et il flirta même, dans sa jeunesse, avec le socialisme. Il subit aussi la forte influence de Bergson dont il suivit les cours au Collège de France, et de Péguy, dont l’œuvre l’aida à retrouver la foi catholique. Ses années d’adolescence furent marquées par l’ inquiétude spirituelle caractéristique de toute la génération post-symboliste : sentiment de vivre dans un monde où plus aucune certitude morale ou rationnelle ne pouvait s’imposer, sentiment aussi de la vacuité de la culture des élites. Romain Rolland dans Jean-Christophe (“La foire sur la place”) se fera l’écho de ces années de désenchantement . Mais c’est un trait d’époque, que l’on retrouve aussi chez Paul Claudel, Péguy ou Jacques Maritain. Après une désillusion sentimentale, le jeune Ernest fit même une tentative de suicide[8]. La carrières des armes fut donc, selon un schéma des plus convenus, une porte de sortie après une série d’échecs sentimentaux et personnels. Engagé en 1903, il “échange (...) son inscription à la Faculté des Lettres contre la corvée en bourgeron dans la caserne de Beauvais”, comme l’écrit sa soeur Henriette[9]. Muté par la suite dans l’artillerie coloniale, Ernest Psichari partit au Congo en 1906 dans le cadre de la mission Lenfant. L’Appel des armes (publié en 1913) sera le récit romancé de la lente reconquête de l’énergie et de la force, après des années d’angoisse et de dispersion. Mais ce sont certainement les années mauritaniennes (1909-1912) qui dictèrent à Psichari ses plus beaux récits : le désert lui offrit définitivement l’occasion de transformer son sort en destinée, pour reprendre l’excellente formule de Michel Roux[10].

Il faut, pour mesurer le chemin parcouru, relire les textes les plus anciens d’Ernest Psichari, les Carnets de route et Terres de soleil et de sommeil qui offrent une excellente relation de la mission dirigée par le commandant Lenfant au Congo en 1906-1907. Ces deux récits portent encore les traces de la jeunesse romantique de leur auteur[11], à travers des notations sensuelles qui érotisent les paysages africains, mettent l’accent sur les parfums, les couleurs éclatantes, la langueur et la sensualité des corps. Ainsi, le 4 septembre 1906, le jeune Ernest s’extasie-t-il sur les jardins de Conakry, la “serre chaude, toute verte et parfumée, où l’on voudrait mourir” (OC, I,  p. 25). La prose poétique retrouve spontanément des rythmes d’alexandrin, dans l’évocation nostalgique d’un corps africain qui, dans sa pureté, serait comparable à l’innocence perdue de la Grèce : “Au revoir, Conakry, bel éphèbe tout nu qui ne bougerait pas...” (Ibid.). L’Afrique des carnets est proche de celle que décrivait à la même époque Frobenius (1873-1938), et qui nourrira quelques-uns des mythes les plus tenaces du mouvement de la négritude. Elle suggère un monde rimbaldien de forces vives, de vitalité élémentaire, avec, en arrière-plan, des réminiscences nombreuses de l’antiquité classique dont se souviendra peut-être Léopold-Sédar Senghor : “J’ai pu admirer à ce village de Guénégué les plus beaux hommes de race baya que j’ai vus. Ils sont grands, sveltes, élancés, ils ont la jambe bien faite, la ligne grecque, le torse souple et l’œil éveillé” ( p. 104). Tout au long des carnets, l’image de l’Afrique (des hommes et des paysages) est dans l’ensemble positive[12]. Elle nourrit un violent rejet de l’Occident moderne, dévitalisé, anémié, et radicalement séparé de la nature originelle. L’Afrique est d’autre part le continent des origines, de ce que Senghor appellera un jour les “prétemps du monde”. Elle rend immédiatement perceptible un passé infiniment lointain : “Hier au soir, on entendait les cris de mort et de détresse de gros oiseaux, ressemblant un peu à des outardes,et qui augmentaient l’impression profonde de ce campement de noirs où les feux s’allumaient, entourés d’un cercle de corps accroupis, affalés sur la terre noire. Vrai tableau de Salammbô : le camp punique endormi “ ( p. 111). La description minutieuse des villages traversés, l’attention prêtée à la diversité des types humains ne sont pas le moindre intérêt du livre. Psichari découvre une humanité complexe, avec des institutions et des lois sages et réfléchies. Il remarque surtout, non sans un certain étonnement, le bonheur des gens, en un tableau qui doit plus à la simple observation qu’à la reconstruction rousseauiste des moeurs primitives. Il note à propos d’un village laka : “Ils cultivent le mil et le tabac, ont des cabris et des poules, mais pas de moutons ni de chevaux. La grande différence avec les Boums est le groupement par famille . On voit d’ailleurs souvent de petits tableaux familiaux rares au pays noir : le père, la mère, les gosses mangent ensemble le mil national. Ces gens sont heureux” ( p. 119). Ce bonheur simple, pastoral, décrit au fond une adhésion heureuse au monde sensible, à la matière chaude et protectrice. L’Afrique noire est un continent païen, aux antipodes de ce que découvrira quelques années plus tard Psichari dans les sables de Mauritanie. La forêt et la savane sont un peu l’antithèse du désert : elles apprennent à l’homme à habiter, à s’enraciner dans l’immanence des choses. Dans la vision poétique de Psichari (que confirmeront d’ailleurs les recherches les plus sérieuses des anthropologues), l’animisme africain n’attise pas l’inquiétude métaphysique, bien au contraire. Il rassure l’homme par les liens multiples qu’il tisse entre lui et le monde. Quoi de plus opposé à l’expérience saharienne que ces remarques de Psichari : “Je pense en marchant à ce mot de la carte postale de Jacques[13], reçue à Bouala : “j’espère que tu reviendras de ces solitudes croyant en Dieu.” Même en admettant qu’une circonstance aussi temporelle que la solitude pût influer sur nos convictions religieuses, je ne pense pas que l’Afrique puisse rendre chrétien. Quelles belles pensées profanes inspire cette terre, si peu métaphysique” ( p. 121)[14].

Terres de soleil et de sommeil  approfondira encore cette intuition de l’Afrique païenne déjà si forte dans les carnets : “On est en rapport direct avec la terre; rien ne s’interpose plus entre les hommes et elle. Sentiment d’une primitivité absolue, inconnue partout ailleurs qu’en Afrique ...” ( p. 241). Toutefois, un sentiment nouveau se fait jour, celui d’une barrière difficile à franchir entre le colonial et les Africains qu’il observe dans leur vie à la fois si proche et si étrangère : “Je songeais alors à la difficulté qu’il y a à se faire en Afrique une âme africaine (...). La simplicité apparente recèle là-bas une complexité profonde à laquelle, dans le début, on ne prend pas garde. Les hommes sont divers, insaisissables dans leur âme profonde et lointaine” ( p. 187). Psichari dépasse très vite le pittoresque descriptif et pressent que les univers intérieurs sont bien plus intéressants que les formes fugitives. Cette quête de profondeur culminera dans la description du pays Foulbé, à Binder, dont il importe de noter qu’il sert de transition entre l’Afrique noire animiste et le Sahara dépouillé que Psichari découvrira bientôt. Le pays Foulbé, c’est la découverte de l’Islam africain, d’un peuple de pasteurs venu, croit-on, de l’Orient le plus ancien. Ainsi, un autre espace surgit au cœur de cette terre africaine que l’on pensait commencer à connaître. Et cet espace “oriental” introduit une profondeur historique (les origines se brouillent et s’opacifient) mais aussi une profondeur religieuse, l’Islam, dont Psichari donnera dans ces pages une description remarquable. Le pays Foulbé semble harmonieusement réconcilier l’immanence du monde et la transcendance de Dieu : “et puis le grand crépuscule, simple, que la vie humaine ne dépare pas, où tout se mêle en une profonde harmonie, le soleil et la terre, et les longs troupeaux de bœufs qui rentrent, et la voix du marabout, qui invoque Allah avant le sommeil, avant la nuit bienfaisante et douce... tout cela, venu là un jour, poussé là, venu on ne sait d’où, on ne sait quand, venu de l’Orient, venu de la Perse, venu de l’Égypte, venu de tous les pays où la pensée va se perdre et que nous ne saurons jamais...” ( p. 238-239). Il est évident que Psichari découvre à Binder une autre Afrique, et que celle-ci le prépare à l’ascèse des paysages sahariens, car ce sont déjà les mots des récits de 1913 qui servent à décrire l’expérience Foulbé, simplicité, ascétisme, éternité : “Les nécessités de l’existence réduites au minimum, tous les actes épurés par un ascétisme supérieur, exempt de toute laideur et de tout excès, permettent ici de mieux écouter la pulsation de la vie. L’attention à la vie portée à son point le plus aigu, voilà la leçon nouvelle que nous donne Binder. Toutes les heures que j’y passai furent tellement tendues, tellement teintées d’éternité, qu’elles m’apparaissent maintenant comme en dehors de mon existence, sans rapport avec les heures qui furent avant et après. Tous les symboles que j’avais appris autrefois, toutes les intellectualités qui me possédaient s’évanouirent. Je fus entraîné par un immense fleuve de poésie intense et lumineuse” (p. 242-243). Tous les grands thèmes des récits sahariens sont annoncés dans ces textes : la nécessité de la réforme morale, la recherche d’une Vita nuova , le dépouillement du monde sensible dans une dimension plus “intense et lumineuse”

L’appel des armes (1913) et Les voix qui crient dans le désert résument plusieurs années d’expérience mauritanienne et fixent les traits définitifs de la mystique du désert. Celui-ci est clairement perçu comme la terre des expériences intérieures. Dans L’appel des armes, le ton est encore romantique : le capitaine Nangès oppose le bourgeois et le saharien. Le premier est totalement fermé à l’absolu : “Le bourgeois a la crainte de ce qu’il ne comprend pas. Il tremble aux mots d’infini, d’absolu. Le Sahara lui fait peur, comme la musique de Wagner” (OC, II,  p. 169). Le désert introduit une dimension nouvelle -sublime, démesurée- dans les existences banales : “Décidément, disait Timothée au vieil homme, je ne suis guère fait pour vivre en France. Un malade ne souffre pas de l’odeur fétide de sa chambre. Mais qu’un homme sain vienne du dehors, il aura des hoquets de dégoût, et vomira. C’est notre aventure à nous, gens du désert, quand nous rentrons dans la civilisation” (p. 178). On voit ce que de tels passages doivent à l’esprit de l’époque, à toute la thématique de l’énergie individuelle contre la décadence dont Péguy et Barrès, deux des maîtres de Psichari, se firent les chantres. On ne revient pas du Sahara, pas plus que l’on ne revient du pays Foulbé. L’Afrique restera pour tout colonial contraint à la sédentarité une “irrémédiable blessure” (p. 175).

Les voix qui crient dans le désert sont le récit de cette inculturation paradoxale : celle d’un “homme du passé perdu dans le monde moderne” (p. 178) et qui demande au fond à des paysages étrangers aux siens, à des peuples éloignés de l’Occident, de lui donner l’image analogique de ses origines. La pureté et la primitivité de l’Afrique sont le miroir de la jeunesse perdue de l’Occident. Ainsi, l’espace mauritanien s’imposera-t-il comme celui d’une initiation et d’une quête : se retrouver soi-même, mais par un long détour, loin des chemins de l’Europe. Étrange alchimie qui n’est pas sans rappeler la fuite de l’exote, Arthur Rimbaud, Victor Segalen! Dès les premiers chapitres, Psichari insiste sur une essentielle différence entre les terres mauritaniennes et celles de l’Afrique forestière. Le désert ramène à l’essentiel et, pour ainsi dire, à un imaginaire simplifié, attentif à la rectitude des formes : “Devant le mur d’enceinte, les tirailleurs sont rangés pour rendre les honneurs : tableau magnifique, dans sa pure simplicité, et qui, dès l’abord, nous donne la clef de l’Afrique. Nous apprenons que c’est à notre âme qu’elle parlera, plus qu’à nos sens, et nous voici engagés, par le pur symbole de ce qu’il y a de plus noble sous les cieux, dans la plus noble vie spirituelle” (p. 184). C’est dans ce récit que s’opère la modification la plus spectaculaire de l’imaginaire africain de Psichari. Si le Congo ou le Tchad étaient la patrie du monde sensible, le Sahara au contraire rend possible une expérience “platonicienne” du monde. Le paysage n’est plus enfermé dans son immanence : il devient signe et symbole. Il appartiendra à l’officier-écrivain d’en deviner le sens caché, dans une démarche voisine de l’ésotérisme, ou de la sagesse soufie, alors qu’en Afrique noire on pouvait se contenter de la splendeur des apparences : “Je ne traverserai pas en amateur la terre de toutes les vertus, mais à toute heure je lui demanderai la force, la droiture, la pureté du cœur, la noblesse et la candeur. Parce que je sais que de grandes choses se font par l’Afrique, je peux tout exiger d’elle, et je peux tout, par elle, exiger de moi. Parce qu’elle est la figuration de l’éternité, j’exige qu’elle me donne le vrai, le bien, le beau, et rien moins...” (p. 184-185). Mais cette recherche de formes simples, élémentaires, obéit à une idiosyncrasie encore plus profonde : toute la vie de Psichari est marquée par une hantise baudelairienne du gouffre, de la chute, de la dispersion, le sentiment que “le centre manque, l’axe” (p. 176), et que l’on risque de se perdre, de s’émietter dans l’infinie variété du monde sensible. Cette “démultiplication” du moi est un lieu commun de la sensibilité fin de siècle : elle conduisit à une expérience “ironique” du monde, au sentiment que rien n’est sérieux ni grave. Psichari, dans la lignée de son maître Charles Péguy, s’efforça au contraire de retrouver des assises, une fermeté tant morale qu’esthétique. La découverte du désert fut une étape essentielle dans cette tentative de “réorientation” : “Devant le ksar, nous nous arrêtâmes près du cimetière, vers qui se courbe un grand été (....). Je ressentais jusqu’à la douleur le sérieux de ce paysage crépusculaire. Là, d’austères souvenirs nous assiègent. Nous sentons que rien n’est pour l’ironie dans un tel assemblage, qu’aucune place n’y est faite au sourire. Ah! non, nous ne rions pas en Afrique” (p. 187).

La réorientation est d’autant plus facile que le désert n’est pas totalement étranger au regard occidental. Il l’est certainement moins que l’Afrique animiste qui fascina tant Psichari, mais dont il ne parvint jamais à vraiment percer les mystères. En Mauritanie -comme déjà en pays Foulbé- Psichari “ramasse” partout des fragments d’Orient, retrouve ainsi les traces de ce qu’on pourrait appeler un Occident antérieur, bien différent du nôtre, car plus substantiel, plus heureux, blotti encore dans la chaleur du sacré : “Nous sommes ici sur une terre connue. Nous sommes chez nous. Autrefois, je me suis amusé à noter les coutumes étranges de peuples que je visitais. Mais ce bibelotage ne m’a laissé qu’une sensation pénible d’ennui. Ici, nous ne ferons pas d’archéologie, nous ne ramasserons pas de vieilles poteries. Nous ramasserons quelques débris de notre cœur que vingt siècles de civilisation intense ont effrité” (p. 197). On comprend à lire de tels passages que le Sahara tribal ne sera plus dans ce livre qu’anecdotique. Psichari prend soin de donner à son périple saharien ses lettres de noblesse en faisant du Sahara une destination aussi noble que celle des plus hauts lieux mythiques de l’imaginaire occidental, Rome, la Grèce : “Des soirs sans amour, mais plus grands que l’amour... Des jours sans hâte, mais où on met à vivre plus d’attention. Une vie retranchée du monde, retranchée dans le monde. Et quels retranchements ! Quelles forteresses ! Quels oppida ! C’est le pays de l’égoïsme. Ce pèlerinage en vaut bien d’autres, plus classiques : Athènes, Rome ou Bayreuth. Ici ce n’est que nous -mêmes que nous cherchons. Et trouverons-nous quelque chose ?” (p. 206). A l’évidence Psichari veut donner au jeune espace colonial des lettres de créance au moins aussi anciennes que celles de l’antiquité classique. Il invente, dans le prolongement de Fromentin, d’autres lieux de pèlerinage, mais toujours plus au sud, dans des lieux de plus en plus mystérieux et “sublimes”. Il leur ajoute d’ailleurs sa touche personnelle, surtout à partir de 1913, celle d’un mysticisme flamboyant, qui fera de l’Afrique un espace de plus en plus abstrait, intériorisé, et que finiront par envahir les réminiscences bibliques. Le vocabulaire se fera même pascalien quand il s’agira de montrer que le désert géographique n’est que le seuil d’un autre espace, le royaume, selon une thématique que Psichari inaugure et que Saint-Exupéry portera à sa perfection : “L’art et la nature sont  notre monde. La musique, à elle seule, est l’autre monde. Comment le nierait-on parmi ces beautés si épurées, si transcendantes du Sahara ? Et pourtant, l’affreux silence de la mort y règne en maître. - Oui, mais, déjà ici, nous commençons à nous élever au-dessus de l’ordre de la nature. Et par là, nous nous rapprochons de l’ordre de la musique. Ainsi le désert est-il presque une musique...” (p. 216). C’est dans de telles pages que l’opposition entre le Sahara et le monde sensible prend sa portée la plus philosophique. Le désert s’est épuré jusqu’à devenir le paysage même du monothéisme et de l’infini divin : figure, au fond, de l’infigurable, du radicalement Autre, et pressentiment de l’éternité : “La musique trouve son emploi dans une vie basée sur quelques abstractions. Alors le rythme est tout. Mais, si l’on reste dans la diversité de la vie terrestre, il faut se condamner à des suites d’images d’où l’unité profonde est absente. C’est dans la musique que l’effort vers l’unité est porté au plus haut point. Donc, c’est la patrie des mystiques, qui s’efforcent en désespérés vers l’unité -et des conquérants, ces mystiques de l’action” (p. 222-223). Le récit de Psichari parvient à suggérer cette étrange abolition du paysage lui-même dans des couleurs et des formes élémentaires. Au fur et à mesure que disparaissent les traces de la présence humaine, les dernières oasis, les abris de pisé, le désert prend son sens véritable. Il prépare un changement d’ordre, au sens pascalien, le dépouillement de la chair (du monde sensible tout entier) dans l’expérience indicible d’une réalité transcendante : “On devine, par cette sèche description, que le tiris présente l’aspect général d’une nature extrêmement épurée. C’est ainsi que le désert, à mesure que l’on marche vers le nord, se simplifie. La terre se dénude encore, les horizons s’élargissent, s’abaissent pour laisser plus de place au ciel. L’œil n’est plus gêné par rien. Il est tout à la grande lumière du soleil. La terre peu à peu fait place au ciel” (p. 306). Le Voyage du centurion, dont le succès fut immense puisqu’il en était en 1937 à son cent-vingt -quatrième tirage, créera quelques années plus tard le personnage de Maxence (l’un des rares personnages de la littérature coloniale à atteindre une dimension mythique) pour essayer d’imposer en quelque sorte un classicisme saharien, un véritable modèle d’identification pour une jeunesse victime du nouveau mal du siècle. Dans ce livre, la leçon politique est encore plus évidente. La critique du monde moderne s’est encore durcie, et a pris des accents de plus en plus réactionnaires. Maxence est un croisé moderne qui demande à l’armée coloniale d’être une école d’énergie. Mais le livre est désormais clairement anti-romantique : l’influence de Maurras a définitivement supplanté celle de Bergson. On est très loin des premiers écrits “africains” de Psichari, si attentifs alors à la diversité des cultures et des types humains. Avec Le voyage du centurion, le Sahara devient romain. Maxence est un soldat, un “homme de réalité, un homme de froide logique” (OC, III, 55), il se méfie du rêve, et préfère l’ “approfondissement” à l’ “extension” (Ibid.). A l’évidence, Psichari a voulu faire de son personnage autobiographique le symbole d’une France nouvelle, régénérée au contact des grands espaces, mais aussi “respiritualisée”. Maxence incarne à la fois le refus de la vie urbaine et du positivisme fin de siècle.

C’est d’ailleurs cette dernière leçon que retiendront beaucoup de lecteurs, moins sensibles aux accents martiaux du récit qu’à sa quête spirituelle, sa vision d’une Afrique immémoriale, capable de guérir les âmes “malades” de la vieille Europe matérialiste. Ainsi Théodore Monod écrira-t-il en 1923, il était alors âge de vingt-et-un ans, un bref récit, Maxence au désert, où l’influence de Psichari est très sensible. L’exergue reproduit d’ailleurs une citation “romantique” de ce dernier : “Prends ton bâton, et marche vers ta douleur, ô voyageur”.

À l’ occasion de l’édition, en 1995, de ce récit jusqu’alors demeuré inédit, Théodore Monod écrivit une brève Introduction dans laquelle il rend hommage à Psichari, dont il retrouvera d’ailleurs les traces dans sa traversée du désert mauritanien de Port-Etienne à Saint-Louis du Sénégal. Le livre de Psichari joua un rôle important dans la vocation saharienne du jeune Monod. Sa lecture aviva le désir de connaître enfin le vrai désert, après les longs mois de sédentarité forcée, passés à Port-Etienne à étudier la faune côtière. Le récit de Monod est une preuve éclatante qu’en 1923, le mythe du désert est déjà constitué, et qu’il éveille des vocations. Quelques années plus tard, les choix aventuriers d’Odette du Puigaudeau et d’Henri Lhote furent la réalisation, eux aussi, de lectures d’adolescence. Du livre de Psichari Théodore Monod retient surtout les descriptions de la vie quotidienne d’un lieutenant méhariste et les “lentes étapes d’une évolution intérieure” (p. 13). Il est par contre tout à fait indifférent à l’idéologie du redressement national. Tout au plus trouvera-t-on dans le récit de 1923, et plus tard dans les Carnets, dont les premiers furent rédigés en 1919[15], quelques échos de la critique anti-moderniste de Psichari. Mais sous la plume de Théodore Monod, cette critique relève d’une toute autre vision du monde : dès son adolescence, Monod fut en effet sensible aux thèses du socialisme démocratique et du christianisme libéral. Il est toutefois reconnaissant à Psichari, dans son Introduction, de lui avoir fait comprendre une certaine spiritualité saharienne, faite de simplicité et de dépouillement, et à laquelle il restera attaché toute sa vie : “Ce livre m’avait fasciné, j’oserais même dire envoûté, non pas pour le récit des activités militaires du jeune officier ou des étapes de son retour à la foi, mais pour les qualités littéraires de sa description du pays, comme aussi de sa découverte de la spiritualité musulmane. A ce double titre, le Voyage devait devenir mon livre de chevet durant tout mon séjour en Mauritanie, y compris durant la longue méharée qui terminait celui-ci. Le choix même du nom de Maxence témoigne à lui seul de tout ce que je devais au lieutenant Psichari” (p. 13). Les témoignages de cette dette sont nombreux dans le livre de Théodore Monod. On y apprend, dès les premières lignes, que le narrateur a lu en France Le voyage du centurion, dans de “calmes paysages français tout embués de rosée”. Il sentit s’éveiller en lui un intense désir de voir le désert dont l’attrait, en 1923, semblait désormais capable de détourner un jeune homme curieux des traditionnels chemins de l’Orient. Le narrateur résumera par la suite son expérience avec des expressions qui doivent autant à Fromentin qu’ à Psichari : “Dix mois durant, Maxence vécut sur cette terre d’âpreté et de lumière, dont il aimait la laideur et l’effrayante monotonie” (p. 18). Le désert séduit et aveugle en même temps, il est, comme chez Fromentin et Psichari, l’ espace d’une passionnante initiation : “Il savait que son heure viendrait, que le désert l’avait conquis et ne le laisserait point aller sans lui faire subir son initiation” (p. 18). D’autres passages semblent trahir une influence de Gide (Les nourritures terrestres furent publiées en 1897). Même quête de sensations nouvelles, même “disponibilité” devant l’inconnu : “La vie au désert, cependant, était bien faite pour cet esprit en quête de sensations neuves : certes il n’en niait point les pénibles désagréments, mais il revint pourtant de sa rapide expédition bien décidé à retrouver l’occasion de s’enfuir vers les sables ignorés” (p. 19). Le texte de Théodore Monod semble d’emblée plus esthétisant et individualiste que celui de Psichari, plus sensible aux nuances les plus hédonistes de l’expérience quotidienne, plus apaisé aussi. Toutefois, le point de départ est le même. Les deux hommes ont connu une déception sentimentale, mais l’on sait qu’elle prit chez Psichari un tour plus tragique. Dans l’Introduction de 1995, Théodore Monod parle de cet événement de sa lointaine jeunesse avec un ton très pudique. Il remarque que dix années de sa vie “se sont trouvées à la fois illuminées et ravagées par un sentiment non partagé que j’avais pris très au sérieux et qui m’avait plongé dans un état d’esprit singulièrement accordé à la nature même d’un pays désertique” (p. 13). Le chagrin d’amour paraît être un topos important de l’aventure africaine! Mais ces points communs ne doivent pas faire oublier que, dès ce texte d’extrême jeunesse, Théodore Monod jette sur le désert un regard très personnel. Dans l’ensemble , son livre paraît plus détaché que celui de Psichari, beaucoup plus disponible pour observer les paysages et les êtres. Psichari, surtout dans ses derniers textes, semble faire des efforts surhumains pour atteindre la sérénité. Sous la plume de Monod le monde existe par lui-même, sans qu’il soit besoin de lui donner, comme chez Psichari, une “assise” métaphysique. De là le sens du détail, la minutie taxinomique de l’observation, où l’on reconnaît le regard du naturaliste formé à la saisie des plus infimes variations des formes naturelles. Théodore Monod multiplie les descriptions de la faune et de la flore, en une sorte d’inventaire du monde désertique qui suffit à son bonheur : “Une flore variée couvre le sol : touffes plumeuses et blanches du nsid, tiges noueuses du morkebé, la “mère au genoux”, corolles violettes de l’akchit et du telaïhat ou jaunes du foulé, ou blanches de l’hebaliyé, rameaux gras des salsolacées, askaf, terkoma, larjem, soueïd, rasel” (p. 29). De telles énumérations ont en soi une valeur poétique. Elles mettent en valeur l’extraordinaire diversité du monde, et elles apprivoisent aussi l’espace saharien, elles l’humanisent par la nomination. Mais il arrive que le désert résiste à cette tentative d’appropriation scientifique, et qu’il montre alors un visage particulièrement déshérité. Des réminiscences bibliques viennent alors inscrire malgré tout ces terres calcinées dans une tradition : “Quel décor pour la vision des ossements d’Ezéchiel!” (p. 32). Il faut souligner aussi, chez Monod, un sens aigu du temps. Les heures sont notées, ainsi que les jours de la semaine. L’espace saharien échappe ainsi à l’abstraction pour servir de cadre aux travail et aux épreuves des hommes. Le Sahara redevient concret et immanent. Les étoiles et le ciel ne sont plus, comme souvent chez Psichari, des symboles et des signes. Ils accompagnent des hommes de chair et d’os dans leur harassant voyage : “Mais au désert d’Afrique, les délicats n’ont point leur place. Maxence, surmontant l’écœurement et le dégoût, aspire à longs traits le sombre et malodorant breuvage. Puis, la tête dans la rahla, après le thé et le riz, il s’endort sous les étoiles “ (p. 36). Quelques pages avant, le ciel apparaissait comme le seul refuge quand la terre était trop effrayante : non point la nostalgie d’une transcendance mais un outil, en quelque sorte, pour le regard, une oasis de “nuages pourpres” et de “profondeurs d’aigue-marine” ( p. 32). Monod plus que Psichari est sensible à un épicurisme du désert. De nombreuses haltes ponctuent le parcours du méhariste, et c’est alors l’occasion de jouir d’une vie simple, des dattes, du thé, en une sorte de ritualisation des gestes élémentaires : “Derrière un buisson d’ el ghardeg, Maxence s’installe. Bientôt le feu pétille pour le repas du soir qui se composera de dattes d’Atar, de riz au beurre de chamelle et des quatre verres liturgiques de thé” (p. 22-23). Les récits de Psichari comportaient certes des passages semblables, mais le ton en était toujours plus exalté, plus idéaliste aussi (particulièrement dans la description du pays Foulbé). L’accent de Théodore Monod est bien plus “moderne”, par sa volontaire retenue stylistique, le refus d’effets trop spectaculaires, et la réhabilitation du quotidien, des choses simples : le foie de mouton “enveloppé d’un lambeau de graisse” (p. 39), l’habilité de la main à rouler des boulettes de riz au mouton (p. 41). L’initiation maure n’a ainsi rien de spectaculaire : elle est achevée quand on a appris les gestes humbles de la vie : “Maxence est maintenant un parfait beïdane : pour la nuit il enlève son séroual et le roule, serré par sa courroie, pour lui conserver ses plis. Ensuite, enveloppé de sa gandoura, il s’allonge sur le tapis, la tête sur le coussin aux fines arabesques” (p. 41). Insensiblement, Théodore Monod invente un style unique : celui de la grandeur simple du désert. C’est cette même langue précise, sobre, descriptive, méfiante à l’égard des effets de drapé des écritures orientalistes, qu’il perfectionnera dans des écrits plus tardifs, comme par exemple Méharées (1937). Il parvient ainsi à reproduire, dans la langue même, les impressions les plus singulières du Sahara, quand on ne le transfigure pas dans les mirages de l’aventure ou de la mystique : “Maxence, bercé par la souple allure de son méhari, goûte à plein la grandiose simplicité de l’heure, comme la terre démesurée émerge des voiles gris de la nuit. Les chameliers se taisent; aucun bruit que le pas feutré des dromadaires, ou l’une de ces exclamations brèves qui excitent les montures” (p. 43).

Les témoignages oraux que Théodore Monod a pu recueillir sur la vie de Psichari accentuent sa méfiance à l’égard des comportements extrêmes (ce que Psichari appellerait dans une langue restée à son corps défendant romantique, l’irruption de l’Absolu, ou de l’infini). De la même manière qu’il refuse un traitement trop paroxystique ou expressionniste du thème saharien, il a un mouvement de recul (très protestant peut-être) devant les désordres excessifs de la chair : “La conversation roule maintenant sur l’œuvre de Psichari et Maxence entend pour la première fois -ce qu’il entendra confirmer par des témoins- évoquer la discutable moralité du futur mystique. Comme Oscar Wilde, c’est bien De Profundis qu’il cria au Dieu de la sainte pureté! Comme de Foucauld, il lui avait fallu l’abjection du péché pour passer, en expiation, au plus ardent mysticisme. n’est-il pas possible d’arriver aux cimes sans séjourner dans la fange des bas-fonds” (p. 51). Ces réserves sont révélatrices de différences fondamentales entre deux tempéraments, qui se traduisent aussi en des choix stylistiques : l’écriture calviniste de Théodore Monod se distingue nettement de la grande prose catholique de Psichari, si voisine parfois des rythmes de Bossuet et de Chateaubriand. C’est avec non moins de retenue que Théodore Monod esquissera le tableau d’un Sahara évangélique, plus proche désormais de la Palestine que des fastes de l’Orient : “Maxence applique ses lèvres sur le bois sale de l’écuelle et aspire le lait de brebis, souillé de poussière, de fétus et d’autres impuretés. Mais l’Afrique ne veut point pour amants des délicats et des douillets : il y faut le mépris des biens terrestres et l’amour de la vie primitive et un grand dégoût de tout l’artificiel d’une civilisation trop compliquée” (p. 62). De tels passages permettent de saisir la tonalité dominante du récit de Théodore Monod : le quotidien y devient “religieux”, selon une esthétique qui doit beaucoup à la présence souterraine du modèle biblique. Ce modèle est suggéré plusieurs fois, entre autres lorsque le narrateur arrivé à Saint-Louis remarque qu’il n’ a avec lui que trois livres : le Nouveau Testament, l’ Imitation en latin, et le Centurion (p. 81). Dans le train de Dakar, il observe une foule colorée, qui éveille spontanément en lui le souvenir des tableaux polychromes de la peinture occidentale : “De gare en gare, c’est le même pittoresque tableau , la foule polychrome qui se presse le long du train, les femmes rieuses qui vendent aux voyageurs des cannes à sucre, des noix de coco, du lait ou des gâteaux” (p. 83). A Louga, Maxence passe voir son oncle et sa tante, modèles de “calmé sérénité” et d’ “évangélique bonté” (p. 82). Et même s’il avoue être encore très éloigné de ce “lumineux crépuscule”, il voit en lui un idéal à conquérir. Dans son autoportrait, le Maxence de Théodore Monod emprunte encore certains traits à celui de Psichari : il est lui aussi un “ardent fait pour l’inquiétude et la peur” (Ibid.). La différence est ailleurs : dans le désir d’une vie évangélique, humble, dépouillée, aux antipodes de l’éclat de la mystique guerrière et exaltée du Centurion. La représentation même du désert s’en ressent : il n’avait jamais été aussi proche des hommes que dans le récit de Théodore Monod. Chez Psichari, il favorisait plutôt tous les paroxysmes : sentiments violents, crépuscules ensanglantés, solitudes anéantissantes. En 1937, dans Méharées, Théodore Monod livrera sa vision définitive de ce désert biblique, plus que mystique. Ce livre sobre est une remarquable célébration de l’économie des moyens : il préfère le “lent cheminement de quatre grosses pattes étalées en disque et de deux savates en peau d’antilope” (Méharées, Actes Sud, 1989, p. 29) aux missions-éclairs des “véhicules perfectionnés” qui, dès cette époque, étaient à la mode. Le Chapitre III est d’ailleurs intitulé “Bible et Sahara” et, en quelques raccourcis saisissants, il rétablit une proximité culturelle que tant de regards coloniaux auraient voulu oublier : “Jacob et Esaü, c’est aujourd’hui le marabout et le guerrier” (p. 56). Avec Théodore Monod, le Sahara est sémite et non plus grec ou romain.

Le livre bien oublié de Charles Diego (général Brosset), Sahara[16], est la somme de plusieurs années d’expérience saharienne[17], en Mauritanie. La réédition de 1946, aux éditions de Minuit, était accompagnée d’une page de présentation (sur papier libre) qui situait très clairement ce roman par rapport à la littérature saharienne à la mode : “Ce “roman saharien” est un peu une provocation et une profession de foi. Une provocation, car il nous donne d’un sahara légendaire (ce sahara où il vécut dix ans) une image imprévue qui s’inscrit en faux contre celles qu’a fixées dans l’esprit du lecteur français toute une littérature saharienne, de l’ Atlantide à l’Escadron blanc”. L’intention est ainsi clairement affichée : il s’agit de présenter, sous forme romancée, un Sahara “documentaire”, aux antipodes du mythe saharien dont commençait à s’emparer la littérature romanesque. Mais le récit de Diego Brosset se refuse aussi aux embellissements de l’orientalisme, si présents encore dans les descriptions de Psichari et de Théodore Monod (même si celui-ci s’efforce à la pudeur et à la sobriété). Ce parti-pris d’exactitude n’a d’ailleurs pas l’intention d’appauvrir la réalité. Il part plutôt d’une conviction forgée en de longues années de terrain : les cultures sahariennes sont en elles-mêmes suffisamment différentes de celles d’Occident, suffisamment riches et complexes, pour qu’on puisse se passer de l’habillage romanesque. Dans les notes de son “Annexe historique”, Diego Brosset souligne que seule sa fidélité au réel peut donner à son récit des airs d’invraisemblance : “L’auteur ne croit pas inutile d’indiquer ici, dans une annexe aussi courte que possible, les sources historiques d’un conte dont la trame seule est inventée; elles sauront le justifier d’avoir parfois frisé l’invraisemblance en voulant rester trop près du réel et le défendre du soupçon d’avoir crée, de toutes pièces, un pittoresque qu’il n’aurait pas entrepris d’imaginer” (p. 251). Ces remarques et précisions sont caractéristiques des méfiances du roman colonial à l’égard de l’exotisme. Elles rappellent la condamnation, en d’autres lieux, du pittoresque et du clinquant par Louis Bertrand[18]. Mais l’avant-propos du roman lui-même met en garde contre toute tentation du “romanesque”. Diego Brosset consigne des événements, rapproche le “roman” de la chronique, mais constate aussi l’impuissance de l’écrit à rendre compte de la vie elle-même, toujours plus riche et exaltante que le récit qui l’atteste : “Ce livre est une trahison; il est fou d’embaumer les morts; leurs naïves et ridicules bandelettes appellent la profanation. Ainsi de notre jeunesse, du temps passé, de ce qui fut (...). Que ceux qui liront le livre m’ excusent. Il est un puéril effort pour fixer la lente intelligence d’un monde qui sombre déjà dans le passé, d’un monde approche pendant dix ans de ma vie... dix ans que peut-être aujourd’hui je regrette, mais dont il est d’autant plus impérieux de conserver le butin étrange et dérisoire” (p. 8).

Le roman retrace les étapes de l’enfance à la vieillesse- de la vie d’un Maure dissident, Sid Ahmed El Mechdoufi, un homme que l’ “Occident n’avait pas touché”, et qui, jusqu’au bout, s’efforcera de préserver l’antique mode de vie maure devant l’avancée des Nçara[19], ces chrétiens apparemment invincibles, partout présents, au nord, vers le Maroc, sur la côte mauritanienne, et au sud, au Sénégal. A la fin de son existence, Sid Ahmed devra se rendre à l’évidence : l’espace des derniers hommes libres s’est réduit comme peau de chagrin, les premiers aéroplanes violent le ciel de l’Adrar et les tribus, les unes après les autres, se soumettent à la nouvelle autorité : “Il sentait s’appesantir sur ses épaules le poids d’une organisation puissante, d’une autorité invincible qui avait déjà plié les Kounta, les Chorfa, les Kadadra, les Ouled Reylane, le monde... (p. 243). Diego Brosset met au service de ce récit crépusculaire sa connaissance minutieuse des tribus et des liens d’allégeances, des détails géographiques et ethniques. L’intérêt du livre tient pour l’essentiel à la tentative de reconstitution de la vision du monde des maures, et particulièrement des dissidents. Bien au-delà d’une description pittoresque et extérieure, Diego Brosset veut franchir l’invisible frontière qui sépare les modes de vie, en une tentative d’inculturation rare dans le roman colonial. Dans de nombreux passages, les Nçara sont vus du point de vue dissident, observés comme des ennemis dont on évalue les forces et s’efforce de pénétrer les motivations. Quelques-uns des meilleurs passages du récit mettent en scène le désarroi des tribus face à un adversaire inconnu et redoutable : “La situation était grave. Les Nçara qui étaient montés en Adrar, et avaient occupé les palmeraies avec une colonne, semblaient décidés à s’y maintenir. Or, les Kedadra n’avaient pas plus envie de se soumettre à leurs mystérieuses exigences que de s’exposer à leur tactique étrange, à leurs munitions inépuisables. Ils avaient pris le large vers le Nord” (p. 20). Cette tactique de fuite et de retrait sera remarquablement exposée dans le roman, qui ne laisse rien ignorer des ruses des combattants, pas plus que de leur bravoure. Sid Ahmed sera d’ailleurs l’un des plus intransigeants dans le refus de toute allégeance. Le roman insiste sur ce goût viscéral de la liberté chez un homme simple qui devine, plus qu’il n’analyse, les conséquences de la soumission sur tout un mode de vie séculaire. Le choix d’un mode de vie nomade s’explique en partie par le désir d’échapper, de fuir le contact, et donc de s’éloigner le plus possible des zones de pénétration occidentale : “Mais pourtant Sid Ahmed ne se voulait pas nemeday, il est plus facile de se convertir que de l’avouer, et si la chasse, si l’espace et en somme la liberté avaient pris pour lui un prix désormais inestimable, il trouvait d’autres raisons à son isolement volontaire, à sa sauvagerie passionnée : il avait vu les Nçara” (p. 56). Diego Brosset excelle à nous dépeindre les Nçara vus par le regard de Sid Ahmed : “Au cours d’un voyage à Ouadane où il s’était rendu avec trois charges de viande sèche, il avait coupé les traces d’un détachement de leurs troupes; traces étranges, alignées et régulières, très différentes de celles d’un parti maure. Vis-à-vis du ksar, sur l’éperon devant lequel l’oued s’étrangle, une construction fortifiée avait été bâtie” (p. 57). Tout est nouveau dans le comportement des Nçara : la discipline, la régularité, la façon même d’habiller les “captifs noirs”, qu’il ne faut d’ailleurs pas confondre avec les esclaves traditionnels : “Les “musulmans” qui avaient été à Chinguetti ou dans le Sud ne les disaient pas abid[20], mais “tiraiours” (p. 57). Plus étrange encore : l’apparence physique des Nçara, si différents de l’image que se font les maures du guerrier, de la virilité bédouine ou nomade . Diego Brosset analyse avec pénétration les réactions de Sid Ahmed devant l’étranger et l’inconnu : “Il avait voulu voir un Naçrani et, caché derrière une palissade de palme, il avait pu en observer un tout à son aise; c’était un homme très blanc, gras comme une femme, avec d’affreux cheveux jaunes, mais un “Arabe” évident, tant par la blancheur de la peau que par sa façon d’ordonner. Sid Ahmed avait demandé si les Nçara sont effectivement des “Arabes”, on lui avait répondu qu’ils sont des fils de Jafet. Une réaction de défense les lui avait fait craindre; et comme il avait horreur de la peur, il les avait aussitôt détestés” (p. 57-58). Dans de tels passages, Diego Brosset parvient à décrire les Nçara à partir de la vision du monde des maures, en un remarquable effort de reconstitution de leurs catégories mentales. Les Nçara sont perçus comme une tribu parmi d’autres, mais se caractérisent par un comportement inexplicable. Ils sont l’Autre, l’étranger, en partie inassimilable à l’univers connu des maures : “Sid Ahmed n’était pas de ceux qui se soumettraient à ces gens; ils boivent, dit-on, des boissons fermentées et mangent des viandes impures” (p. 58). La première rencontre, ici, décide de l’avenir de Sid Ahmed, et de sa ligne de conduite inflexible : Sid Ahmed s’enfoncera dans le désert le plus sauvage et le plus hostile aux hommes.

Le roman est non moins intéressant dans sa description de l’initiation de Sid Ahmed à la vie désertique. Diego Brosset offre alors le pendant maure de l’initiation “africaine” de l’occidental, qui est un lieu commun du roman colonial. Le récit s’attarde sur des scènes d’enfance et d’adolescence, sur le passage, très codifié, à l’univers des hommes, sur les premières chasses et les premiers rezzous. Les descriptions sont volontairement sèches et rigoureuses, sans plus aucune trace de romantisme. Le Sahara s’impose désormais dans sa réalité âpre, sans mise en scène littéraire. Diego Brosset évite systématiquement les morceaux de bravoure sur les lumières sahariennes, les couleurs éclatantes : Fromentin est tenu à distance. Mais cette sécheresse volontaire ne conduit pas pour autant à un autre mythe, celui du désert monothéiste cher à Renan, et, à travers lui, à Psichari ou Théodore Monod[21]. Le Sahara de Diego Brosset et géographique et culturel, et non métaphysique. L’islam est présenté comme une religion sociale, très peu mystique. Il est, à l’évidence, le ciment puissant d’une identité culturelle, et il crée, entre les tribus, par ailleurs divisés et rivales, un vague sentiment d’appartenance à une culture commune, face aux Nçara mangeurs de viandes impures. La vie quotidienne des hommes n’en reste pas moins profane : les chasseurs d’adax laissent souvent passer l’heure de la prière, remarque le narrateur (p. 58)... Cette volonté de banalisation, voire de “désenchantement”, de la vie saharienne, est évidente dans la description des campements, des haltes et des départs, bref, de ces scènes que, en 1935, une déjà ancienne tradition orientaliste avait fixées en traits épiques. Le soleil brûle plus qu’il n’éclaire (ou illumine!) : “Le soleil était encore haut quand les premiers bourricots, trottinant sous des charges monstrueuses de débris hétéroclites, se mirent en route de leur petit pas têtu et pressé, les oreilles attentives, suivis d’enfants nus qui se bousculaient gaiement (...). Un chameau galeux, qui, isolé du troupeau, avait échappé au pillage, grognait sans arrêt tandis que deux femmes y juchaient un vieillard sur des objets encombrants qu’on ne se décidait pas à abandonner. Les chiens maigres et jaunes trottinaient sur les traces des gens, l’œil faux, la queue basse, l’air éreinté” (p. 23). Le même réalisme prévaut dans les scènes de chasse ( p. 43 et suivantes) qui n’ont plus rien d’héroïques. Le moindre mouvement doit être au contraire calculé : l’efficacité seule importe. Le narrateur prend soin de noter, en une sorte de souci hyperréaliste, que l’herbe mâchée du rumen des antilopes peut être une nourriture de survie, car elle désaltère : on force le méhari récalcitrant à manger cette mixture (p. 47-48).

 L’initiation de Sid Ahmed passe aussi par l’apprentissage de connaissances sahariennes transmises par la tradition orale. Celles-ci comprennent aussi bien une géographie concrète, qu’il faut mémoriser dans ses moindres détails, que l’histoire des tribus et des liens féodaux. Diego Brosset montre bien que l’identité est clanique, très loin en amont, par conséquent, de toute conscience nationale, voire religieuse. Mais chaque tribu se caractérise par une manière d’être et une histoire singulières. L’identité personnelle se forge donc dans cette immersion préalable dans une culture commune. Cette constatation ne conduit pas Diego Brosset à gommer, contrairement à tant d’autres auteurs coloniaux, les particularités de ses personnages. Il affinera tout autant le portrait physique et moral de ses personnages, qui sont tous des individus, et non des types, que celui de tribus. Sur cette “individualité” tribale, les passages sont nombreux : “Les Reggueibat ne sont pas des étrangers pour les Kedadra. Dans les Tires, où les appelaient les pâturages de printemps, à Idjil dont les salines mettent en contact tous les nomades du Sahara occidental, les gens d’Adrar avaient surtout rencontré la branche du Sahel qui nomadise dans l’ouest. Mais au nord du Makteir, où la chasse les avait entraînés parfois, dès avant leur exode, ils avaient pris contact avec les Reggueibat de l’Est, les Llgouassem, plus grands nomades et plus rudes que les fils de Cheikh Sid Ahmed Reggueibi” (p. 69). La tradition orale fait preuve d’une conscience toute ibn khaldounienne des rythmes croissants et décroissants de la puissance tribale, comparée au mouvement des dunes : “Les tribus comme les dunes grandissent et meurent à un rythme irrésistible et lent; les anciens rappellent qu’un puits était où il n’y a plus que du sable où parlent des Tadjakant, poussière de fractions dispersées, comme d’une confédération puissante” (p. 70). La montée en puissance des Nçara est donc inscrite dans cette vision relativiste des grandeurs terrestres, faites pour croître, s’épanouir et décliner, comme la force des hommes et des liens d’alliance. Une telle vision permet de donner aux étranges Nçara leur place dans un univers culturel qui sait penser, artisanalement, intuitivement, les rythmes historiques (histoire limitée, certes, à un univers géographique étroit, mais tôt ou tard condamné à se fondre dans un monde plus vaste). Le portrait de Cheik Youssef, protecteur et obligé de Sid Ahmed qui a, un jour, sauvé son fils, est révélateur de cet art de la nuance et de la précision qui fait tout le prix du roman. Cheik Youssef est certes le produit de toute une culture, mais il se distingue par une capacité particulière à se projeter dans l’avenir, à “calculer”, à prévoir l’événement. Le narrateur constate que ces qualités sont peu communes en pays nomade. Cheik Youssef fait preuve à l’égard de son hôte et aussi client Sid Ahmed d’une pénétration peu commune, il devine son “besoin presque nerveux d’indépendance”, mais il soupçonne en même temps que, par naïveté, il pourrait se satisfaire d’une “illusion de liberté” (p. 83). Il sera ainsi un excellent “attila”[22], à la fois dépendant et convaincu d’être libre : “Ces calculs sont rares chez les grands nomades et c’est peut-être leur rareté qui explique le petit nombre et l’importance des fortunes entre lesquelles se partage toute la richesse d’un douar” ( p. 83).

Le roman de Diego Brosset occupe une position atypique dans le riche fonds des littératures sahariennes. A l’évidence, il fait le choix d’une écriture qui contredit la tradition orientaliste, par un parti pris d’exactitude froide. L’idéologie coloniale y est malgré tout repérable, même si l’auteur évite toute prise de position explicite, contrairement à E. Psichari ou Théodore Monod. Sid Ahmed n’annonce pas les rebellions de l’avenir. Il est une figure du passé, condamnée à plier et à s’effacer devant la puissante organisation des Nçara. Ceux-ci sont plus suggérés que directement décrits. On laisse simplement entendre que leur avancée est inexorable. La conclusion du roman demeure dans une ambiguïté volontaire. Sid Ahmed y apparaît en vaincu, réduit à évoquer le soir, près du feu, les temps anciens du baroud et de l’honneur : “J’ai rencontré Sid Ahmed, c’est un vieux Nemeday courbé sur de serviles tâches; elles l’empêchent de se souvenir (...). Il m’a parfois servi de guide et nous avons souvent causé; auprès du feu il retrouve une confuse splendeur en parlant du passé, à l’étape il récite d’une voix cassée les poésies d’un temps déjà légendaire, il a dû oublier les siennes. Si vous désirez le voir et que vous soyez personne de qualité on vous le convoquera en Adrar” (p. 249). Dans ces lignes, qui répondent en écho à celles de l’exergue, la dissidence est reléguée dans un passé légendaire. Le futur combattant de la France libre a peut-être éprouvé une secrète sympathie pour Sid Ahmed mais l’esthétique implicite de son livre (“la lente intelligence des choses”) interdisait de l’exprimer trop ouvertement. Dans Sahara, au fond, on ne compprend que pour mieux combattre. Diego Brosset ne passe pas à l’ennemi!

Un an après la publication de Sahara paraissait à Paris, aux éditions Les œuvres françaises, un récit autobiographique d’Henri Lhote, Aux prises avec le Sahara (1936). Le futur auteur de A la découverte des fresques du Tassili (Arthaud, 1958) revenait alors de longues expéditions scientifiques qui mêlaient la curiosité et le désir d’aventure. Trois voyages lui avaient fait parcourir quelques 40000 kms dans les lieux les plus hostiles. Un premier périple de trois ans le conduisit d’El Golea à Tamanrasset, puis à Agadez et à Bamako, et retour par L’Erg Oriental. Une “initiation” qui se conclut par un butin de 400 kgs de documents scientifiques. Le deuxième voyage, moins audacieux, fut fait en automobile avec la mission Lebaudy. Une troisième “exploration” est résumée ainsi dans la Note de l’éditeur : “un troisième voyage de 20 mois à Djanet, dans le Tassili des Ajjers, puis à travers le Ténéré inconnu à Agadez avec retour à Djanet et à nouveau dans le Ténéré et les confins Saharo-Soudanais, le Hoggar, Fort Polignac. 12000 kms, 24 caisses de documents dont 14 squelettes humains et des milliers d’objets trouvés dans 7 gisements néolithiques mis à jour, 11 chameaux “usés” ou morts d’épuisement...” (p. 13-14). Mais l’intérêt du récit d’Henri Lhote est moins scientifique (ce sera le propos des livres ultérieurs) qu’idéologique. Il est en effet un document de première main sur un certain imaginaire colonial[23], où dominent le thème prométhéen et la tentation de l’héroïsme. Toutefois, cette thématique est beaucoup plus individualiste chez Lhote : elle n’est jamais reliée à une affirmation nationaliste exaltée comme dans les derniers livres de Psichari[24]. D’autre part, nulle velléité mystique ne vient tirer le paysage saharien vers le symbolisme. On retrouve toutefois dans ce riche récit quelques lieux communs des littératures coloniales, parmi lesquels la critique de l’Occident moderne et de la vie urbaine, mais aussi l’initiation personnelle et l’apparition d’un Moi nouveau, mieux trempé, plus souverain - plus apte, donc, à jouir d’une existence pleine et libre. La note de l’éditeur, due vraisemblablement à la plume de Lhote lui-même, nous apprend que le rêve saharien prit corps à partir de lectures d’adolescence (l’étude du Professeur Gautier), mais aussi des récits verbaux d’un parent, officier saharien. Les cours du Museum d’Histoire Naturelle, à Paris, renforcèrent cette vocation précoce, que nourrissait aussi un certain esprit “scout”, caractéristique de l’éducation de l’époque (les grandes randonnées, l’amitié virile etc.) Une mission officielle, l’étude des migrations des acridiens, fut le point de départ de l’aventure...

L’avant-propos du récit, significativement intitulé “Dépouillement du XXème siècle”, précise l’état d’esprit d’André Lhote en ces années-là. L’auteur ressentit, comme tous les jeunes gens de sa génération, les incertitudes et les inquiétudes de l’après-guerre[25]. La crise de valeurs conduisit aussi bien à la révolte surréaliste, au nihilisme célinien, qu’à la quête toute personnelle d’un héroïsme nouveau, chez Paul Nizan ou André Malraux par exemple. André Lhote chercha quant à lui au Sahara ce que d’autres demandèrent à la politique et à l’engagement : l’occasion de vivre une vie plus généreuse et plus passionnée. Il constate, comme Psichari ou Monod, que l’Afrique s’est révélée à lui comme une “vocation”. celle-ci se confirma en février 1929 à El Goléa, la “porte du désert” : “...c’est à la fin de cette randonnée, sur le chemin du retour, que, tout à ma découverte du mystérieux désert j’ai, à la fois, l’intuition et l’explication de ce qu’ a de profond en moi la vocation qui va s’imposer à ma vie” (p. 16). Cette vocation est indissociable (cas de figure tout à fait classique) d’une volonté de rupture avec le monde occidental, dont on refuse le confort et les facilités. C’est aussi un acte critique à l’égard d’une civilisation de masse, uniformisante, que l’on accuse de contraindre et d’étouffer l’individualité. Ce thème est constant dans le récit de Lhote, comme dans les textes de Psichari (Monod, en revanche, met davantage l’accent sur le comportement éthique) : “... quel instinct a été à la fois assez profond et assez puissant, pour m’amener à abandonner la quiétude de nos villes, le confort de notre civilisation et à leur substituer désormais la vie rude du désert ? romantisme... Probablement. Réminiscences ? Antinéa... l’Atlantide... Peut-être. Passion scientifique? certainement. Mais par dessus tout cela, soif de l’Action, entrevue sous l’aspect de la “geste” chevaleresque, difficile à réaliser dans nos grandes cités actuelles, car leur réalisme est froid et égoïste” (p. 17-18). Dans ce passage, le mot essentiel est prononcé : romantisme. Le Sahara de Lhote, bien plus que celui de Monod ou Brosset, présente des traits “romanesques”. Systématiquement, l’auteur parle de l’aventure saharienne comme d’un voyage initiatique, à travers une multitude d’épreuves, dont la fonction est comparable à celle des romans de chevalerie. Les gestes quotidiens, volontairement désenchantés par Diego Brosset, et réduits à leur fonction utilitaire, retrouvent dans le récit de Lhote une portée mythique. .Ils s’inscrivent dans une économie plus générale de la vie héroïque, ils mesurent l’endurance et le courage : “Ainsi je découvre tous les jours un peu plus le Sahara et ses contingences. Bientôt, c’est le tour d’une expérience d’un autre genre : le vent de sable” (p. 24-25). Quand se lève ce vent redoutable, le larbi, le jeune Lhote est au fond dans la situation du héros d’un roman de chevalerie : il va devoir affronter une épreuve, et la surmonter. Cet habillage héroïco-épique du récit ne va pas sans une représentation un peu narcissique du Moi, au antipodes de la retenue calviniste de Monod. Avec Lhote, le saharien redevient un aventurier, grandi à ses propres yeux par une éthique cornélienne du dépassement de soi qui doit sans doute beaucoup à des lectures d’adolescence. Ces dernières sont d’ailleurs clairement indiquées dans le récit. Elles ont grandement contribué à forger un idéal du moi que la vie adulte s’efforcera d’accomplir : “Avoir fait El Goléa-In Salah à chameau me confère déjà le titre de Saharien. J’approche maintenant du Hoggar, avec ses célèbres touaregs. À mon tour je vais vivre le roman de l’Atlantide” (p. 29). Mais un autre trait suffirait à inscrire le Sahara de Lhote dans une tradition différente de celle de Brosset et Monod. Ces deux derniers auteurs, par la minutie des descriptions réalistes de la vie saharienne, combattaient tout exotisme et tout mystère. Rien n’est moins étrange que le monde que dépeint Brosset, une fois dépassé l’étonnement provoqué par l’observation de coutumes lointaines. La vie nomade s’impose au contraire dans son évidence : il n’y a pas d’arrière-plan, aucun souvenir littéraire ne vient se juxtaposer sur une réalité dépeinte de manière behavioriste, voire hyperréaliste. Lhote réintroduit au contraire le mystère : celui de lointains opaques et de tribus qui appartiennent désormais au mythe, car la littérature s’est emparée d’elles pour les faire entrer dans la légende. Les Touaregs de Lhote, presque autant que ceux de Pierre Benoit, font rêver, mais pas les Zenaga ou les Nemadi de Diego Brosset! Il est vrai que le décor du Hoggar se prête bien à cette transfiguration romantique, qui fait jaillir en plein Sahara le “sublime” abrupt des paysages de haute montagne : “Au premier abord le décor est impressionnant, il deviendra majestueux aux gorges d’Arak, pour finir à la longue par sembler impénétrable, sévère, et fatal dans son homogénéité monotone” (p. 31). Lhote avoue son “émotion intense” devant ces roches déchiquetées, dont la sauvagerie est encore renforcée par l’apparition, quelquefois, de guerriers touaregs. Le “mystère” désigne ainsi une esthétique et une expérience du monde, le sentiment exaltant qu’il y a vraiment de l’inconnu sur terre, et que cet inconnu ne se laissera pas facilement réduire, “expliquer”, comme par exemple dans la vision de Diego Brosset : “Peut-être a-t-on abusé de l’adjectif “mystérieux” à propos des choses et des gens du Hoggar. En fait, c’est bien le terme adéquat, le seul qui rende avec exactitude l’emprise subie. Chaque fois que ces scènes se sont présentées à mes yeux, j’ai ressenti la même impression étrange, intense...” (p. 32). Cette expérience de l’intensité est au cœur du récit de Lhote : elle est une marque évidente de romantisme, d’autant plus qu’elle s’accompagne d’un sentiment d’expansion. L’espace est infiniment ouvert, inépuisable, et une vie humaine ne pourrait prétendre en saisir toutes les variétés. L’ivresse du narrateur tient à ce sentiment de richesse, de surabondance. Le monde est à nouveau enchanté : “Comprendre le Hoggar, comprendre ses hôtes. Entreprise considérable! L’un et les autres ne se livrent pas aisément. Combien faudra-t-il de courses à méhara, de conversations au feu de camp lorsque je commencerai à baragouiner quelques mots d’arabe et de tamacheq, pendant que l’eau bout pour la préparation du thé, pour soulever un peu le voile du passé et surprendre un aspect de son originalité” (p. 32). En 1929-1936, on est encore très loin du sentiment lévi-straussien d’un épuisement intellectuel du monde, d’un désenchantement du à un excès d’analyse sur les pas de l’Occident conquérant[26] ! Dans le récit de Lhote, l’émotion est au moins aussi importante que la compréhension scientifique. Le voyageur éprouve partout des sentiments esthétiques, qui répondent d’ailleurs assez bien aux analyses classiques des effets du sublime sur l’âme : sentiment de grandeur et de disproportion, crainte devant des paysages démesurés, intensité due à la nouveauté absolue de ce que l’on rencontre : “Tiratimine, Arak décors majestueux, uniques, impressionnants dans leur noirceur sinistre. En passant Arak, on a l’impression de pénétrer au cœur d’un antre titanesque” (p. 38). Le sublime saharien - on peut oser cette expression - culmine dans le sentiment que les émotions éprouvées touchent à l’indicible, sont d’une telle intensité qu’elles ne peuvent se traduire dans une forme écrite. C’est là un autre trait du romantisme si particulier du récit de Lhote : “Est-il possible sans les avoir vécus, de se rendre compte de ce que sont ces moments difficiles, de ce qu’est un raid effectué en de telles conditions ? Aucune forme littéraire ne pourra jamais faire éprouver le sentiment de ces instants de fatigue atroce, sous un climat implacable, alors que les guides, épuisés, ne sont plus sûrs d’eux-mêmes, que l’on sait manquer d’eau et que les bêtes sont susceptibles de défaillir d’un moment à l’autre” (p. 77). Lhote découvre ainsi, dans des passages dramatisés, qui mettent en scène l’homme aux prises avec des situations extrêmes, et éprouvant des sentiments violents (de peur, d’angoisse, d’espoir) un véritable pathétique saharien. Le titre de son récit, volontairement agressif, résume bien cette atmosphère si reconnaissable dans certains documents de la littérature coloniale[27] : l’expérience des extrêmes, de la démesure aussi, le risque permanent de la mort qui conduit l’homme à se découvrir lui-même. Cette dimension initiatique n’est pas la moins intéressante du témoignage de Lhote. Son livre nous apprend en effet comment l’on devient un vrai saharien, à travers quels rites et quelles épreuves et par quels adoubements. Le code du désert ne se livre pas facilement. Le narrateur aura l’impression que son dur apprentissage est presque achevé lorsque les Touaregs l’obligent à s’habiller comme eux et lui donnent un nom targui : “Après six mois, je suis sacré “imochar” par les Touaregs, qui m’obligent pour cela à revêtir leurs vêtements et à porter le voile à leur manière (...). Ils m’intègrent ce jour là dans leur sein, en me donnant un nom targui. Ouksem ag Ourar, le chef de la grande fraction des Drag Rali est mon parrain, et c’est Akhamouck lui-même qui place le litham sur ma tête, à la manière des nobles” ( p. 56-57). De tels passages permettent de comprendre ce qu’il y eut de plus authentique dans la passion saharienne de Lhote : l’impression de changer de vie, de franchir une frontière invisible, de “passer à l’ennemi” (ce que ne tenta jamais véritablement Diego Brosset). Le récit de Lhote pourrait alors devenir celui d’une tentative, en partie réussie, d’inculturation : “Je me demande parfois, lorsque je me surprends à manger avec mes mains, que je vois mon corps tout brûlé par le soleil, ma barbe hirsute qui me donne l’air d’un homme des bois, s’il y a encore quelque lien entre les Parisiens et moi-même... Déchéance? Non, j’ai conscience de vivre magnifiquement, mais d’une autre vie, où tout vestige de civilisation est franchement superflu” (p. 87). Récit rusé, certes, et au fond ambigu, qui fait la part belle à l’auteur, lequel sait qu’il reviendra auréolé de gloire de son Sahara “implacable” et “rude”. Cette ambiguïté est particulièrement frappante lorsque le narrateur nuance son désir d’inculturation (et d’altérité) d’un sentiment qui nous ramène vers des aspects plus connus de la littérature coloniale : la volonté de possession. Parvenu au fleuve Niger, André Lhote se souvient de ses illustres devanciers, René Caillé et Barth, avec la fierté d’avoir enduré autant qu’eux, d’avoir gagné ses galons de saharien. Et il imagine tout aussitôt de donner à l’événement une certaine solennité, de prendre possession du “fleuve légendaire”, d’apprivoiser ainsi sa fière étrangeté : “J’irais me tremper immédiatement au fleuve, pour en prendre possession dans un contact épanouissant, mais le commandant du cercle, alerté par la sentinelle du poste, vient au devant de moi, afin d’examiner l’intrus, qui ose venir troubler la solitude de son petit domaine. Quelle joie, quelques minutes après, une fois dégagé de toute civilité, de pouvoir m’immerger complètement dans le grand fleuve, d’acquérir le baptême soudanais, de faire acte symbolique de prise de possession” (p. 98-99). Ce récit illustre assez bien ce que Lhote appellera un peu plus loin un romantisme de l’action (p. 113), proche de celui de Chateaubriand qui célébrait, dans l’avant-dernier chapitre des Mémoires d’outre-tombe, l’étroite imbrication de l’œuvre et de la vie. À l’évidence, c’est cette vie poétique, “magnifique”, pour reprendre ses propres termes, que Lhote rechercha au Sahara. L’altérité devient alors secondaire, dans une vision du monde profondément occidentale qui, même au plus profond du Ténéré, ne parvient jamais à s’oublier elle-même.

 Ces quatre récits témoignent de l’importance du thème saharien dans la littérature française, mais aussi de sa capacité d’adaptation à des visions du monde parfois antagonistes. Deux romans plus contemporains, publiés en 1980, Fort Saganne (Ed. du Seuil) de Louis Gardel et Désert (Gallimard) de Le Clézio interrogent à nouveau le mythe, et l’enrichissent sensiblement. On peut d’ailleurs reconnaître dans chacun de ces romans une sensibilité près particulière qui les inscrit dans une tradition. Le Sahara de Louis Gardel est épique et militaire. On y retrouve un très puissant mythe de l’énergie individuelle, comme quelques années plus tard dans cet autre roman africain, Dar Baroud (Ed. du Seuil, 1993). Le désert de Le Clézio et beaucoup plus romantique et mystique. Il met en scène des êtres nimbés de mystère qui, comme naguère Sid Ahmed, fuient l’Occident et veulent se fondre dans un espace étrange et insaisissable, le sud... Loin du réalisme nerveux de Louis Gardel, le récit saharien de Le Clézio redevient allégorique et symbolique : “Chaque jour, à la première aube, les hommes libres retournaient vers leur demeure, vers le sud, là où personne d’autre ne savait vivre (...). tournés vers le désert, ils faisaient leur prière sans paroles. Ils s’en allaient, comme dans un rêve, ils disparaissaient”. On ne peut qu’être frappé par la persistance, dans des œuvres importantes de la littérature postcoloniale, des représentations les plus contrastées du désert mythique.

Jean-François Durand.



[1] Dans Le Maghreb dans l’imaginaire français, Edisud, 1985,  p. 107-131.

[2] Grands sahariens, Paris, Denoël, 1994,  p. 13.

[3] Voir, dans ce livre, sa contribution sur “la question de l’Autre et de l’exotisme dans l’approche critique des littératures coloniales et post-coloniales.

[4] Le désert de sable .Le Sahara dans l’imaginaire des français (1900-1994), Paris, l’Harmattan, 1996,  p. 19-67.

[5] Ibid.,  p. 34.

[6] Pierre Halen, article cité.

[7] Dans La piste Maroc-Sénégal , Paris, Plon, 1954, elle parle du progrès qui atteint même le Sahara comme d’une “goutte d’acide qui ronge lentement l’équilibre et la paix de ce monde archaïque, et dont personne, jamais, ne pourra plus limiter la morsure” ( p. 5).

[8] Henriette Psichari, Ernest Psichari, mon frère, Plon, 1933,  p. 97 sq.

[9] Henriette Psichari, introduction aux Œuvres complètes de Ernest Psichari, tome 1, Paris, éd. Louis Conard, 1948,  p. 13.

[10] Op. cit.,  p. 42.

[11] Dans les Carnets de route, Ernest Psichari est à la fois fasciné et effrayé par le romantisme troublant de l’Afrique : “Ce jour, plus qu’aucun autre m’apparut l’Afrique romantique, en même temps que le très gros danger de ce romantisme. Danger trouble, d’abord par l’exaltation soudaine de l’individu, ensuite par le factice de cette exaltation” , Œuvres complètes, tome 1,  p. 61-62.

[12] Voici enfin des hommes qui s’avancent vers nous d’un air confiant. Ils nous apprennent que le village où nous sommes s’appelle Djika (...). Ces hommes ont des têtes sympathiques et intelligentes. Ils sont tous extêmement forts et très grands (1 m. 83 en moyenne)”, Ibid.,  p. 113. Cette aisance païenne influence aussi le moral du colonial : “Nulle terre n’est plus clémente que celle-ci (...). Nulle part l’énergie physique et la puissance intellectuelle ne se développent plus complètement qu’ici”, Ibid.,  p. 74.

[13] Il s’agit de Jacques Maritain.

[14] Ernest Psichari remarquera plusieurs fois que les sagesses africaines sont très peu “métaphysiques” : “Nul souffle divin, par ici. D’ailleurs, les sauvages de ce pays ne s’y sont pas trompés. Ils vivent absolument sans religion et ne sont même pas fétichistes. C’est la Terre, la vieille Terre brutale et inlassable qui règne en implacable maîtresse” (Ibid.,  p. 56). Voir aussi les remarques sur les Massas,  p. 155.

[15] Demeurés inédits, ces Carnets furent édités en 1997 par le Pré aux Clercs.

[16] Le roman a été réédité en 1946, aux éditions de Minuit, sous le titre Sahara. Un homme sans l’Occident, précédé de Portrait d’une amitié de Vercors, et à L’Harmattan, en 1991.

[17] Diego Brosset, né en Argentine, fut engagé volontaire en 1916 et servit comme méhariste au Sahara Occidental de 1922 à 1931. Devenu général, il commanda la 1ère Division des Forces Francaises Libres avant de mourir devant Belfort, le 20 novembre 1944 lors des premières journées de la bataille du Nord. Vercors, alors sous-lieutenant, a rencontré Brosset au camp de Châlons en 1928.

[18] La Préface (1904) du Jardin de la mort condamne en termes vigoureux les “romanciers ou voyageurs, imbus de préjugés romantiques, affolés d’exotisme, ou uniquement épris de notations pittoresques”.

[19] Pluriel de naçrani, chrétien.

[20] Dans une note, Diego Brosset précise que abid signifie à la fois nègre et esclave.

[21] Renan fut le premier a établir aussi nettement l’identité entre un espace géographique et un univers religieux dans son Histoire des langues sémitiques (1855).

[22] « L’“attila” est le pillard qu’un capitaliste équipe et dont il partage les prises sans partager les risques » (p. 79-80).

[23] Charles Hanin est particulièrement représentatif de ce courant. Il cite en exergue de son Occident noir (Paris, éditions Alsatia, 1946), une phrase de Stendhal : “Il faut secouer la vie, autrement elle nous ronge”. Le dernier chapitre s’intitule d’ailleurs “La vie ardente”.

[24] Mises à part des constations comme celle-ci : “Ainsi, à chaque pas, dans le désert, ces croix clairsemées marquent les différents stades de notre épopée africaine, la pénétration de notre civilisation” (p. 28).

[25] On pourrait comparer la trajectoire de certains “coloniaux” français à celle, beaucoup plus radicale, de Léopold Weiss, né en 1900, correspondant du Frankfurter Zeitung . Converti à l’Islam, il publia sous le nom de Muhammad Asad une remarquable autobiographie, qui mêle le voyage spirituel et l’aventure (traduction française, Fayard, 1976). Il y analyse longuement la crise de la culture européenne après 1914, et ses conséquences sur ses propres choix existentiels, entre autres le désir de vivre “sans l’Occident”.

[26] Lhote s’écrie de manière significative : “Pour moi, le Ténéré ne m’avait pas déçu. Au contraire, il devint à mes yeux de plus en plus attirant...” (p. 213).

[27] Le récit autobiographique d’Alphonse Lippmann, qui fut un ami d’Henry de Montfreid, est particulièrement représentatif, Guerriers et sorciers en Somalie, Paris, Hachette, 1953.

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