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LA RUSSIE ET LA TENTATION DE L'ORIENT

                                           LORRAINE DE MEAUX *

                    Françoise Genevray (Université Jean-Moulin Lyon III)

 

             Le caractère colonial de l'expansion russe, tant au Caucase qu'en Asie centrale et orientale, fut parfois nié par les idéologues soviétiques et généralement négligé par les historiens occidentaux. Lorqu'il passe au crible le discours orientaliste comme expression et instrument de la domination européenne (Orientalism, 1979), Edward Saïd omet entièrement le cas de la Russie, susceptible pourtant de nuancer ses analyses. De l'existence d'un impérialisme russe à son  inscription dans le champ des études coloniales il y a donc plus qu'un pas. Les publications sur ce thème restant rares jusqu'à une époque récente (voir, en français, les travaux de Svetlana Gorshenina et de Marlène Laruelle), raison de plus, outre ses qualités intrinsèques, pour recommander le livre de Lorraine de Meaux. L'historienne livre au grand public un travail fouillé, qui se lit aisément sans trahir la complexité du matériau.

            L'ouvrage ne cible pas le colonialisme russe et, passé les phases de la conquête, ignore ses modalités en matière de peuplement, d'administration, d'exploitation. Il prend pour objet « l'impact de l'Orient sur la question identitaire russe » (p. 94). Car la Russie a pour ainsi dire sa propre « question d'Orient », que la question coloniale recoupe sans lui être coextensive. Notre compte rendu s'attache donc par priorité aux chapitres (1, 2, 4) concernant directement le fait colonial - son histoire, ses promoteurs et ses acteurs, ses justifications par la propagande et dans l'opinion, sans oublier les chantiers de l'orientalisme savant, qui concourt à le légitimer.

 

            Le premier chapitre relate la construction d'un empire russe d'Orient, selon un ordre chronologique allant de Paul Ier à Nicolas II. Bien que la progression territoriale vers l'Est soit plus ancienne, l'auteur centre l'étude sur le XIXe siècle en distinguant trois aires géographiques. La mainmise sur le Caucase et sur la Transcaucasie (1801-1864) constitue l'expérience fondatrice, celle d'une occupation difficile, réalisée au prix d'une guerre longue, proche de l'enlisement et coûteuse en vies humaines, faite d'opérations menées tantôt contre les empires voisins et rivaux (perse, ottoman), tantôt contre les Montagnards qui défendent leurs libertés. L'annexion de l'Asie centrale, durant la seconde moitié du siècle, se réalise plus aisément, sur un terrain moins défavorable, avec des méthodes mieux éprouvées et plus efficaces tant au plan militaire qu'administratif. La poussée simultanée vers l'Extrême-Orient, à travers la Sibérie jusqu'aux bassins de l'Amour et de l'Oussouri, quoique plus hasardeuse, achève d'édifier un ensemble immense qui intègre toujours plus l'élément asiatique à l'identité russe, au point qu'aujourd'hui 70 % des Russes emploient le terme 'Eurasie' pour définir leur pays.

            L'auteur analyse le regard russe sur le Caucase, partagé entre admiration, effroi et mépris. L'admiration prodiguée aux Montagnards pour leur courage et leur esprit d'indépendance n'exclut pas un dédain affiché pour l'archaïsme de l'économie et la prétendue sauvagerie des mœurs locales. Officiellement, la guerre vise d'une part à protéger les orthodoxes et les intérêts de l'orthodoxie en terre d'Islam ou bordée par l'Islam, d'autre part à y répandre la civilisation. La deuxième justification est capitale chez les militaires et chez les politiques reprenant leur discours ; l'officier russe se vit généralement comme un représentant de la civilisation - la seule, celle de l'Occident. Son sentiment de supériorité caractériserait aussi bien l'officier français en Algérie ou britannique en Inde, mais dans le cas russe apparaît un bénéfice particulier, étroitement tributaire de l'histoire nationale : ce point de vue contribue à « mettre davantage à distance la Russie de l'Orient » (p. 37) pour mieux revendiquer son appartenance à l'Europe, qui n'allait pas de soi même après Pierre le Grand. Il permet d'affirmer la Russie comme membre à part entière d'un seul et même ensemble russo-européen, et porteuse des valeurs dont il se réclame. Une telle vision fait bien sûr abstraction du débat engagé depuis les années 1830 entre intellectuels occidentalistes et slavophiles, débat qui porte justement sur la vraie nature de la Russie. Elle ignore aussi l'émergence parallèle d'un « mythe caucasien » attestant la fascination esthétique et morale exercée par le Caucase sur ceux qui furent au contact de ses paysages, de ses peuples et de ses héros - tel l'imam Chamil, qui tint les troupes russes en échec plusieurs décennies durant.

            Cette vision légitimante trouvera à se renforcer avec l'expansion en Asie centrale, où la Russie réformée d'Alexandre II, non contente de prendre une revanche après sa défaite dans la guerre de Crimée (1853-1856), gagnera « ses galons de modernité » (p. 73) et un brevet d'occidentalité, présentant sous un jour flatteur ses efforts pour mettre la région en valeur, l'arracher à l'isolement (grâce au chemin de fer), à l'immobilisme social, à la stagnation économique et au 'joug tatar' des khans, variante du 'despotisme oriental'. Annexer ces régions lui permet aussi de s'imposer dans la rivalité des puissances européennes en plein essor colonial, et surtout de contrer l'Angleterre, concurrente directe au sein du « Grand Jeu » centrasiatique. Si l'installation au Caucase et en Transcaucasie est une conquête qui ne dit pas vraiment son nom (p. 45), il n'en va plus de même au Turkestan. L'avancée russe est ici organisée, préparée de longue main par des missions scientifico-politiques, puis planifiée au plus haut niveau de l'État selon un plan de progression signé en 1864 par le tsar. En 1867, le Turkestan est doté d'un gouvernement général chargé de veiller aux besoins économiques et stratégiques qui régiront les rapports entre la puissance coloniale et ses dépendances. La prise de Khiva (1873), la soumission du Kokand (1876), la prise de Merv en territoire turkmène (1884) jalonnent ce mouvement continu d'expansion.

            Œuvre de pionniers (agriculteurs, pêcheurs, éleveurs, forestiers et mineurs) plus que de soldats, le peuplement russe de l'Extrême-Orient sibérien transforme la région en profondeur, notamment sur les bords du Pacifique. Mais le contact rapproché avec la Chine, la Corée et le Japon génère des tensions qui culmineront dans la guerre russo-japonaise. Lénine verra dans la défaite russe (Port-Arthur, 1905) la première amorce d'un recul de l'exploitation de l'Asie par la vieille Europe.

 

            Deux traits originaux distinguent le colonialisme russe de ses homologues européens. Alors que ceux-ci étendent leurs possessions lointaines outre-mer, les territoires ajoutés à l'empire des tsars sont tous frontaliers (l'Alaska est vendu aux États-Unis dès 1867). De la Baltique au Pacifique, cet empire d'un seul tenant, exclusivement continental, passe pour prolonger naturellement la métropole. La continuité géographique sert d'argument pour justifier le protectorat ou l'annexion : la Russie ne doit-elle pas faire acte d'autorité à l'égard de voisins instables, imprévisibles, qui menacent sa sécurité et ses voies commerciales ? L'autre trait spécifique tient à la part orientale de l'identité russe - notion évolutive et jusqu'à nos jours éminemment polémique, à cet Orient intérieur qui est au cœur du livre de L. de Meaux. Le chapitre 4, « Des slavophiles aux eurasistes : l'Orient, obsession de l'Idée russe », montre à quel point ce thème, longuement débattu, contribue à forger la conscience nationale tout en prenant des formes diverses. Érigeant la Russie en terre chrétienne d'Orient, les penseurs slavophiles des années 1830-1850 asseoient la thèse d'un ancrage oriental multiséculaire fondé sur la confession religieuse. À leur programme d'influence purement spirituelle succède un projet d'expansion géographique vers l'Asie qu'approuvent les idéologues de tous les bords politiques, conservateurs, libéraux, voire socialistes (A. Herzen). « L'Idée russe » (titre d'un essai de N. Berdiaev, 1946), autrement dit l'idée d'une vocation originale, voire unique de la Russie s'impose largement, quitte à s'orientaliser toujours davantage à mesure que grandit le poids de l'Asie dans la construction impériale. Car l'argumentation initiale, d'après laquelle il s'agit de répandre les bienfaits de la civilisation européenne, change plus ou moins d'horizon au fil du temps : s'imposer en Orient contribue de fait à « désoccidentaliser » la Russie (mot de P. Viazemski en 1855). Ce processus n'est plus à redouter, puisqu'il favorise l'accomplissement de sa vocation, celle de médiatrice entre l'Occident et l'Orient. La relative proximité géographique et tout un pan de l'héritage historique (influence byzantine, domination mongole) militent pour la polarité orientale, joints à la conscience d'une mission qui consiste à propager le savoir moderne, le progrès technique et quelques libertés civiques (pole occidental). La discussion sur ce thème, alimentée notamment par la conflictualité russo-ottomane et par ses incidences balkaniques, ne connaît guère de relâche dans l'intelligentsia. Après avoir soutenu l'idée d'une mission slave, puis chrétienne de la Russie, Dostoïevski finit (1881) par affirmer sa destination asiatique, non exclusive chez beaucoup d'une hostilité déclarée au monde turc et à l'Islam. Étayée à l'occasion sur une théorie aryaniste (selon laquelle l'Asie centrale, avant d'être peuplée de Turcs et de Mongols, fut le berceau primordial des peuples aryens), l'idéologie asiatiste, véritable messianisme avalisant l'expansion impériale, ne fait quand même pas l'unanimité, comme en témoignent les objections du philosophe Vladimir Soloviev (1853-1900).

 

            Si l'impérialisme trouve un large appui dans les sphères intellectuelles, les écrivains font entendre d'autres voix, qui tissent un imaginaire colonial peu enclin à l'idéalisation. Le chapitre 3 s'intéresse à l'Orient de Pouchkine, au Caucase de Lermontov, à la dénonciation par Griboïèdov, Tolstoï, Tchékhov de la violence guerrière et du leurre de l'argument « civilisateur ». Tandis que l'Algérie, malgré la vogue orientaliste, reste peu intégrée à la culture française du XIXe siècle, le Caucase devient avec ces auteurs « une référence clef de la culture russe » (p. 242). Le parallèle franco-russe peut être prolongé, sur un plan politico-militaire cette fois, grâce à l'article de Sébastien Haule, « '...us et coutumes adoptées dans nos guerres d'Orient'. L'expérience coloniale russe et l'expédition d'Algérie » (Cahiers du monde russe, 2004/1, vol. 45).

            Tandis que le cinquième et dernier chapitre du livre examine « le style russe » en musique et en peinture au titre d'un « art métissé », produit d'une fusion russo-orientale, le chapitre 2, le plus neuf peut-être pour un lecteur français, s'intitule « L'invention d'une science orientaliste à l'usage de la Russie ». Il évoque les vastes travaux menés pour explorer, cartographier, décrire les régions bordant la Russie au sud et à l'est. Langues, histoire, géographie, littératures, philosophie, ethnographie, archéologie, sciences naturelles – autant de branches du savoir impliquées dans l'extraordinaire dynamisme de l'orientalisme russe au XIXe siècle. On multiplie les voyages d'études et les expéditions, parfois risquées, qui aboutissent à des dizaines de milliers de publications. Les institutions d'enseignement et de recherche fleurissent, parmi lesquelles brille l'université de Kazan, puis celle de Saint-Pétersbourg, qui attirent des orientalistes étrangers (français, allemands). Les sociétés savantes, avec au premier rang celle de géographie, créent de nombreuses sections locales au Caucase, en Asie centrale, en Sibérie. Elles encouragent l'établissement de statistiques, la collecte de livres, manuscrits, monnaies, curiosités et antiquités appelées à garnir les cabinets des érudits et les étagères des musées. Les intérêts politiques ne restent pas étrangers à cette intense activité : la curiosité à l'égard de lointains territoires annexés ou en voie d'annexion précède, accompagne, suit, et fréquemment soutient l'entreprise coloniale en lui apportant diverses cautions. L'auteur signale plusieurs facettes (par exemple, l'engagement en faveur des allogènes, c'est-à-dire des non Russes, de Sibérie), ainsi que les limites de cette « médiation orientaliste » proposée dès 1810 par le comte Ouvarov dans son Projet d'une Académie asiatique et amplement développée par la suite.

            

            Un des points forts du livre, l'un des plus significatifs pour les lecteurs du Courrier de la SIELEC, consiste à montrer que l'emprise coloniale exercée par la Russie ne borne pas ses effets à la domination d'un peuple sur d'autres et à la russification plus ou moins poussée de ces derniers. Elle a pour résultat involontaire de questionner en retour l'identité russe, car « la conquête façonne aussi insidieusement une sorte de proximité russo-orientale » (p. 14) qui travaille la conscience nationale de l'intérieur, générant une réflexion multiforme et durable sur la personnalité propre du conquérant impérial : phénomène dont les autres grandes puissances coloniales n'offrent pas d'équivalent, pas au même degré en tout cas.

 

            La « tentation » russe de l'Orient constitue, on le voit, un objet historique passionnant. Davantage encore, car L. de Meaux indique l'actualité des thèmes abordés par son ouvrage. La composante orientale (du peuple, de l'empire, de la religion ou de la culture russes ?), tantôt tenue à distance et tantôt revendiquée, continue de façonner les représentations que se font les Russes de leur pays, une fois l'empire multiethnique démembré et l'espace national, qui n'en conserve pas moins sa vaste portion sibérienne, réduit au sud-est comme à l'ouest. « La nostalgie de la puissance pèse sur la politique intérieure russe et constitue un élément fondamental de la relation qu'entretient la Russie avec le monde extérieur » (p. 13). Plusieurs conflits, ouverts ou larvés, aux frontières (Ossétie, Géorgie) ou à l'intérieur (Tchétchénie) du territoire sont le fruit de son histoire orientale. Des questions géopolitiques à l'ordre du jour, comme la lutte dont se prévaut la Russie sur ses marches méridionales contre le « terrorisme » islamiste, dérivent de son passé colonial. Et ce même si la pression stratégique des États-Unis, ou celle, démographique et économique, de la Chine introduisent d'autres facteurs dans le jeu des intérêts en compétition. L'héritage colonial de la Russie tsariste, finalement assumé par l'Union soviétique, influe d'autant plus sur le présent que le régime poutinien se préoccupe de maintenir au sud et à l'est une zone d'influence russe et de rétablir grâce à elle une forme de puissance internationale. Le livre de L. de Meaux offre donc un outil précieux pour qui veut tenter de comprendre la Russie contemporaine, à la fois postsoviétique et postcoloniale.

* Lorraine de Meaux, La Russie et la tentation de l'Orient, Paris, Fayard, 2010, 424 p., 28 euros.   

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