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LA SIELEC ET LE DEBAT COLONIAL

                                 [Libre opinion]

Congrès mai 2006, « Désillusion et  désenchantement  colonial »
Texte pour lancer le débat avec
le Centre de Documentation du Tiers-Monde
Vendredi 26 mai ,  Espace Martin Luther King , 16h30 - Montpellier

Le débat en cours. Quel camp choisir ?
   Depuis quelque temps, un débat fait rage. Le passé colonial nous pèse sur les épaules, il nous embarrasse et nous étouffe, avec tout un cortège de sentiments de culpabilisation. Tout dernièrement, l’historien Pierre Nora nous a déclaré que la France est malade de sa mémoire coloniale. Il est bien vrai que nous tentons de faire le deuil de cette question. Mais un deuil est toujours une opération difficile, le fruit d’un long travail, il peut même devenir selon l’expression de Mitscherlich, «un deuil impossible ». C’est que l’on veut aller trop vite en la besogne, expédier la question afin qu’on n’en parle plus. Ceci me rappelle ce que je pouvais lire quand jeune élève je me rendais à mon lycée, sur la vitrine d’un magasin de pompes funèbres : « Deuil rapide en 24 heures». C’est vraiment peu !
   Aussi, pour mal faire ce deuil, on se divise en deux camps. Dans le premier, on parle d’un bilan positif de la colonisation. Nous ne sommes pas les seuls à procéder ainsi. Il en va de même en Angleterre où un livre au titre révélateur comme Empire, How Britain Made the Modern World (2003) de Niall Ferguson a connu un gros succès de librairie. Son auteur se livre à une sorte de célébration de la grandeur de l’impérialisme britannique. Et s’il nous propose une explication de sa chute, il n’en considère pas moins qu’il a modifié sensiblement et de façon favorable la face du monde. On pourrait citer bien d’autres livres de ce type.
   Dans le deuxième camp, on procède de façon inverse, en dénonçant les violences inhérentes à la conquête coloniale, qu’il s’agisse de l’Occident ou du monde arabe, de la Russie ou du Japon. Ce bilan est donc essentiellement négatif, comme cela apparaît bien dans le livre publié sous la direction d’un très bon historien de la question, Marc Ferro, Le livre noir du colonialisme, paru également en 2003.
   Pour nous, SIELEC, nous n’avons aucune envie de rejoindre l’un de ces deux camps. Cela ne nous intéresse pas, et nous vous dirons pourquoi.
  En attendant, toujours en 2003 (annus horribilis !),un autre camp a tenté de se former, sous la direction du philosophe J.P.Chrétien, avec quelques historiens, autour d’un périodique, Afrique et Histoire, qui en est maintenant à son quatrième numéro. Ils regrettent ces prises de position partisanes, et les renvoient dos à dos puisqu’elles interdisent dans une large mesure à l’historien de faire son travail, c’est à dire de garder raison et distances, et d’analyser des situations au lieu de se livrer à des jugements péremptoires. En outre, en procédant ainsi, on a tendance à effacer les logiques sociales et les dynamiques historiques de pays qui, s’ils sont soumis au joug de la colonisation, n’en poursuivent pas moins leur propre histoire. On peut également observer que l’on passe sous silence une histoire du colonisé antérieure à la colonisation européenne, et qui était de quelque importance ! En quelque sorte, dans un camp comme dans l’autre, on a une tendance très ethnocentrée et tout à fait inconsciente (c’est ce que nous pensons à la SIELEC) à considérer que l’histoire de ces périodes appartient plus aux colonisateurs qui en resteraient les maîtres puisqu’ils continuent à la faire en pratiquant la louange ou la critique, alors que les colonisés n’en seraient que des victimes.
    Ce troisième camp nous intéresse, et non les deux autres pour les raisons que je viens d’évoquer, mais aussi parce qu’il ne faut pas confondre mémoire (laquelle est une construction qui va changer si vous passez d’un camp à l’autre) et histoire, qui est une analyse autant qu’un refus de régler des comptes avec le passé.  C’est pourquoi l’on voit ces deux camps se renvoyer la balle, se livrer à d’étranges surenchères, de gauche à droite et inversement, en croyant que de la sorte on va éclaircir le débat alors qu’on ne fait que l’obscurcir. Les uns exigent des excuses. Les autres proposent leur benoîte repentance, à moins que l’on ne dénonce avec superbe les infamies coloniales. On travaille dans l’urgence, on fait mine de répondre très provisoirement à une actualité qui demeure brûlante du fait du problème des banlieues. On se cantonne dans une histoire courte (Madagascar, l’Indochine, l’Algérie), et on laisse se répandre dans l’opinion l’idée que Colonisation = Europe = XIX° siècle, ce qui est pour le moins surprenant.

     Comment élargir le débat ? Le passé colonial, une longue histoire, une histoire longue.

    Si l’on examine ce passé colonial en termes d’histoire longue, on va découvrir beaucoup de choses. Tout d’abord, on peut se demander quand apparaît un processus de colonisation. Je ne craindrai pas d’enfoncer quelques portes ouvertes en notant que cela se produit toutes les fois qu’une civilisation a acquis une certaine avancée technologique par rapport à une autre, dans un espace donné et à une époque bien datée, à moins qu’elle n’ait été favorisée par son écosystème, à moins aussi qu’elle ne considère que son système social, ses logiques religieuses  et ses représentations du sacré sont supérieures à celles de l’Autre qui peut, au même instant, connaître un certain déclin. Dès lors, l’on va tenter d’asservir une autre civilisation en se livrant à des activités de conquête pour s’emparer de ses terres, de ses biens, ou de ses personnes. C’est ce qui s’est produit lors d’une rivalité entre un certain âge de bronze et un autre de fer, entre le nomadisme des éleveurs de bétail et des chasseurs et la sédentarisation des agriculteurs, ce dont la Bible nous parle souvent. Et si l’on remonte le fil du temps, si l’on se déplace dans l’espace, on va voir apparaître le même genre de phénomènes, qu’il s’agisse de Rome, de la Grèce d’Alexandre, de l’Egypte. Plus tard, on voit des mémoires concurrentielles (Islam et Chrétienté) se livrer à des croisades, au moyen-orient et jusque sous les murs de Vienne. Puis, dans une phase plus récente, surgissent les partenaires de la colonisation moderne, le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la Grande Bretagne et la France qui est apparue tardivement sur la scène, les deux se disputant l’Afrique, la Chine ou les Indes. Ainsi, au travers d’un panoramique aussi sommaire, il apparaît bien que la colonisation constitue sous diverses formes qui ne cessent de se renouveler, de se contredire ou d’innover, une des dynamiques de l’histoire. Il n’est donc plus question, si l’on se situe dans un temps long, d’émettre l’hypothèse absurde et si répandue dans l’opinion de Colonisation = Europe = XIX° siècle. Bien entendu, il n’est pas question non plus d’invoquer cette dynamique pour justifier l’entreprise et toutes les violences qu’elle a pu générer.
    Mais il y a plus. Toutes ces tentatives, qui se sont déroulées d’une époque à l’autre, et de génération en génération, se sont indéniablement articulées les unes par rapport aux autres, et ce qui nous intéresse, à la SIELEC, c’est de retrouver dans les productions littéraires des ères coloniales les logiques, le discours, les rhétoriques et les mentalités qui se sont succédé au fil des siècles. Il s’agit pour nous de retrouver les traces de cet imaginaire colonial et de sa longue histoire. Depuis quelque temps je travaille sur la littérature des voyages, l’ancêtre des littératures de l’ère coloniale. Quitte à grossir le trait, j’aimerais m’attarder quelque peu sur le discours justificatif qui incite à coloniser l’Autre. Au XVI° siècle, à l’époque de Thevet et de Léry, l’argumentaire est essentiellement de l’ordre du sacré, ce qui correspond aux mentalités de l’époque. On a donc recours à St Paul (ou Paul, suivant votre paroisse), qui fut effectivement le premier évangélisateur,  pour dire qu’il n’y a plus ni païens ni Juifs, mais des hommes auxquels l’on va s’adresser. Suivent, dans des accents très johanniques, d’autres arguments : nous allons tenter d’arracher ces « sauvages » (le terme n’est pas péjoratif) aux ténèbres de leur « culte des idoles » pour les amener à la lumière des Evangiles. Beaucoup plus tard, au siècle des Lumières, un autre discours se met en place, qui semble contredire formellement à celui que je viens de citer. On le retrouve chez Cook, Bougainville ou La Pérouse. Il s’agit alors d’arracher ces « sauvages » à l’obscurantisme de leurs superstitions religieuses pour les amener à la clarté de la raison, de la science et du progrès.
    Voici donc deux discours qui semblent antinomiques. Mais, à vrai dire, ils fonctionnent de façon analogique, car en filigrane, en sous-jacent, ils disent une seule et même chose, à savoir que nous sommes persuadés que notre civilisation est supérieure à celle de l’Autre, soit sur un plan qui se voudrait religieux, soit parce que entre temps l’Occident a fait sa révolution industrielle et mis les sciences en place. Et ceci va se poursuivre tout au long du XIX° siècle, et jusqu’à maintenant, sous diverses formes. Je pense ici au discours néo-darwinien, qui voit en l’histoire de l’humanité plusieurs stades, étant bien entendu que nous en sommes au stade le plus développé, ou encore au discours des saint-simoniens et de l’école positiviste qui ont pesé si lourdement sur la colonisation de cette époque. Un autre exemple, encore plus récent, nous en apporte une dernière illustration avec la rhétorique pratiquée en Afrique du Sud à propos de l’apartheid : il faut séparer les races, afin de favoriser un « Separate Development » qui permettra aux Noirs d’accéder peu à peu à notre stade de développement, sous notre direction. Ainsi, l’Occident est-il toujours celui qui « fait » l’histoire, celui qui a une vocation et une mission civilisatrices. L’Autre se retrouve privé de son passé.

Elargir le débat… Et si l’on changeait de camp, pour y voir plus clair ?

    Cet imaginaire, ce vécu colonial ont donc une longue histoire. S’ils ont donné naissance à des violences inadmissibles, néanmoins, il faut également admettre qu’ils ont permis des échanges fructueux et durables, à de véritables métissages culturels entre des civilisations bien différentes, ainsi entre la nôtre et celle des Romains. Mais il serait également intéressant, ce que l’histoire courte nous interdit de faire, de nous glisser dans le camp de l’Autre pour voir comment cela a bien pu se passer pour lui. Je fais partie de cette génération qui a connu l’occupation allemande. Nous avons pu alors constater que les Français n’étaient pas tous, il s’en faut, des résistants, mais que certains souhaitaient la victoire de l’Allemagne et se lançaient dans diverses formes de collaboration. Il s’agissait de coloniser l’Europe pour la soumettre au troisième Reich nazi. Il s’est passé la même chose lors d’autres formes de colonisation. Ainsi à propos de la traite négrière, objet de tant de polémiques. Pour ma part, je m’en reporte, en tant que littéraire, à l’ouvrage d’Olaudah Equiano, paru en 1789 (l’ancêtre des littératures africaines), et qui suscita l’admiration de l’abbé Grégoire. Il nous raconte comment tous les soirs, dans son village ibo, au Nigéria, on dressait des palissades pour se protéger des incursions d’esclavagistes africains. En vain, puisqu’il se retrouve entraîné, adolescent, vers la côte en compagnie de sa jeune sœur dont il sera brutalement séparé. Puis on le livre aux Blancs, et il se retrouve à bord d’un navire négrier qui lui semble monstrueux, car il ne connaît que la pirogue. Sur le pont, de l’eau bout dans un immense chaudron, et il s’évanouit car il pense (la littérature des voyages autant que l’oralité africaine en témoignent) comme beaucoup de ses frères que les Blancs veulent le manger. Nous n’avons donc pas le monopole, en termes de fantasmes, du missionnaire bouillant dans sa marmite. A situation de dévoration, fantasmes du même type !
    Dans d’autres cas, on poussera les complicités beaucoup plus loin, en retenant la leçon du colonisateur occidental. Ce fut le cas du Japon, lors de la bataille de Moukden en 1905, où l’on voit un jeune impérialisme en émergence vaincre un vieil empire décadent, celui des Tsars de Russie. On connaît la suite, l’invasion de la Chine, de l’actuel Vietnam, de la Birmanie, et les massacres de Nankin. On ne peut donc en aucune façon se contenter de jugements péremptoires sur l’un ou sur l’Autre..
    Par ailleurs, et pour nous l’argument est de poids, depuis que les pays anciennement colonisés ont chèrement acquis leur indépendance, nous avons assisté à la naissance de nouvelles littératures, en Afrique comme aux Indes, et ailleurs. Cela revient à dire que les colonisés ont pris la parole, et que eux aussi, ils ont quelque chose à nous dire sur ce passé colonial. Eux aussi, ils doivent en faire le deuil (souvent fort difficile, ainsi pour l’Algérie), et je ne vois pas pourquoi nous devrions faire notre deuil dans notre coin, sans chercher à le partager avec l’Autre. Tous, nous avons vécu une même situation, la situation coloniale. Mais pas de la même manière, et dans bien des cas, nous l’avons vécue de façon diamétralement opposée. Pourquoi ne pas confronter ces témoignages ? Cela peut être très enrichissant. Je n’en citerai qu’un exemple, parmi beaucoup d’autres. Les littératures de l’ère coloniale traitent souvent du problème des serviteurs, ainsi chez Pierre Loti, ou chez Joyce Cary. Si nous voulons savoir comment cela a été vécu par les colonisés, il suffit de se reporter à Ferdinand Oyono et à son « Une vie de Boy ». C’est le genre de recherche que nous aimons à la SIELEC.
    Depuis les indépendances, et depuis que ces nouvelles littératures sont apparues, on ne peut plus parler du passé colonial de la même façon. Pourquoi ? Parce que nous pouvons écouter les voix de Senghor, de Aimé Césaire, de Frantz Fanon, de Wole Soyinka, de Nelson Mandela et d’Edward Saïd. Nos horizons ont changé, mais beaucoup de gens lancés dans ces querelles ne veulent toujours pas les entendre, à moins qu’ils ne les ignorent.
    Nous sommes prêts au débat, mais nous ne voulons pas nous engager dans de vaines polémiques, parce que ce serait tout de même trop facile, et parce qu’il y a mieux à faire !

            Jean Sévry, Secrétaire général de la SIELEC.                                                              ____

   

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