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Jean-François Durand,
Université Paul Valéry

Le Maroc de Pierre Loti et d’ André Chevrillon

Ombres et Lumières

 

Pierre Loti a précédé de quinze ans André Chevrillon au Maroc. En février 1889, comme le rappelle Michel Desbruères dans la Préface de sa récente réédition d’Au Maroc[1]. Loti fut invité par son ami Jules Patenôtre, nommé ministre à Tanger, à l’occasion de la présentation des lettres de créance. C’était une occasion à saisir pour visiter, dans des conditions très favorables, un pays encore farouchement fermé sur lui-même, si l’on excepte les villes côtières où la présence étrangère se faisait de plus en plus sentir. Dans la Préface de son livre, Pierre Loti ne regrettera nullement cet isolement volontaire d’un Maroc que, certes, plusieurs voyageurs occidentaux avaient déjà décrit, mais dont les terres intérieures demeuraient encore largement mystérieuses. De juin 1883 à mai 1884, Charles de Foucauld avait dû se déguiser en juif, lors de son célèbre voyage de reconnaissance. Il en indique les raisons dans l’Avant-Propos de son livre :

 Il y a une portion du Maroc où l’on peut voyager sans déguisement, mais elle est petite. Le pays se divise en deux parties : l’une soumise au sultan d’une manière effective (blad el makhzen), où les Européens circulent ouvertement et en toute sécurité ; l’autre, quatre ou cinq fois plus vaste, peuplée de tribus insoumises et indépendantes (blad es sîba), où personne ne voyage en sécurité et où les Européens ne sauraient pénétrer que travestis. Les cinq sixièmes du Maroc sont donc entièrement fermés aux Chrétiens ; ils ne peuvent y entrer que par la ruse et au péril de leur vie[2].

 Pierre Loti à son tour insistera sur la nécessité d’emprunter le costume arabe “indispensable à Fez, pour circuler en liberté et voir d’un peu près les gens et les choses” (p. 128). Certes, dans son voyage de 1889, Loti se gardera d’exposer sa vie dans les zones de blad es sîba. Il se contentera d’un itinéraire plus convenu, de Tanger à Fès, à peu de chose près le même qu’empruntera André Chevrillon quinze ans plus tard. Mais à aucun moment de son récit il n’exprimera le moindre regret devant l’opacité et l’impénétrabilité d’un pays qu’il souhaiterait, au contraire, “au rebours du sens commun” (p. 17), comme il l’écrit lui-même, voir se tenir à l’écart des influences occidentales. Cette fascination, tout au long du livre, pour des espaces fermés, secrets, encore mystérieux et inconnus, s’accompagne d’une vive sensibilité pour l’ombre et le mystère. On est loin encore d’une topique “méditerranéenne” (elle triomphera plus tard dans l’Afrique de Louis Bertrand, Camus et Emmanuel Roblès) de la lumière éclatante, grecque, qui dessine les formes dans leur relief impeccable, et ne laisse que peu de place au secret, au retrait : nudité de la pierre et des corps, telle qu’elle triomphera, entre autres, dans Noces à Tipasa ; utopie d’un pays sans arrière-plan, exposé dans son évidence sensible, comme la terre d’une pure immanence et d’une simplicité heureuse, comme si, à Tipasa, l’on faisait à nouveau l’expérience grecque de la vérité, alèthéïa, le non-caché, ce qui s’expose à la lumière[3]. Dès sa première découverte du Maroc, le grand voyageur qu’est depuis longtemps Pierre Loti (il est alors âgé de trente-neuf ans et a visité la Turquie, Tahiti, l’Afrique noire, le Japon etc.) est sensible à la gravité, à la tristesse même d’un “vieux pays immobilisé sous le soleil lourd” (p. 19), dans l’atmosphère toute imprégnée de sacré “des grandes villes mortes de là-bas, que berce un éternel murmure de prières” (p. 19). Le Maroc est immédiatement perçu comme arabe et musulman, et non pas dans l’évidence tranchée d’une lumière qui serait - selon une topique familière à toute la culture classique - créatrice d’ordre et d’harmonie[4]. La première impression de Loti, à Tanger, est d’ailleurs mélancolique :

 Ici, il y a quelque chose comme un suaire blanc qui tombe, éteignant les bruits d’ailleurs, arrêtant toutes les modernes agitations de la vie : le vieux suaire de l’Islam, qui sans doute va beaucoup s’épaissir autour de nous dans quelques jours quand nous serons enfoncés plus avant dans ce pays sombre, mais qui est déjà sensible dès l’abord pour nos imaginations fraîchement émoulues d’Europe (p. 24).

 Cet épaississement, cette impression de se frayer un chemin dans de l’inconnu, c’est, dès les premières pages de son récit, l’expérience majeure du dépaysement chez Pierre Loti. Il est sensible à des formes estompées, des lumières déclinantes, au point que le blanc et le bleu eux aussi s’obscurcissent souvent, comme si l’atmosphère du couchant était celle qui pouvait le mieux convenir à ce pays fermé, à ce Maghreb qui tient le regard extérieur à distance:

 Le ciel du couchant est d’une limpidité profonde, dans des jaunes pâles extrêmement froids ; Tanger, qui paraît dans le lointain, sous mes pieds, semble à cette heure un éboulement de cubes de pierres sur une pente de montagne ; ses blancheurs, en s’obscurcissant, tournent au bleuâtre glacé ; au-delà s’étend la mer d’un bleu sombre ;- au-delà encore, en silhouette d’un gris d’ardoise, se dessinent l’Espagne, l’Europe, une proche voisine avec laquelle ce pays, paraît-il, fraye le moins possible (p. 25).

 Toutes ces notations picturales, au chromatisme brouillé, tendent à suggérer plus qu’à décrire un pays qui s’échappe dans le secret, et qui privilégie une ombre, qui le met hors d’atteinte. Le souk de Tanger est l’occasion d’affiner les contrastes entre la blancheur de la ville, une méditerranée qui a retrouvé toute l’ardeur de son bleu à la lumière plénière du jour, et la “masse des paysans ou des pauvres, en burnous gris, en sayon de laine brune” (p. 31), où le regard ne retient qu’ “un immense fouillis d’une même nuance terne et neutre” (Ibid.). Ce gris et ce brun sont comme autant d’obstacles à la reconnaissance du pays. Ce sont des couleurs qui atténuent les reliefs, qui écrasent la lumière. Que dire, en effet, du neutre ? Comment le décrire, si ce n’est par des contrastes violents qui eux font ressortir les vrais couleurs (vives, éclatantes) d’un Orient qui correspond enfin à l’image qu’on veut en avoir : celle des rouges de Delacroix : “Et, sur le fond monotone de cette foule, éclate plus vivement le coloris oriental des cavaliers de notre suite, les cafetans roses, les cafetans orange, les cafetans jaunes, les selles de drap rouge et les selles de velours” (p. 31). La tentation de Loti est ainsi de réserver le mot Orient à cette fanfare de couleurs, comme il parlera de Maghreb à propos des couleurs du déclin et de l’indéterminé. L’indéterminé est à la fois une menace et une source de fascination. Le Maroc d’alors est un pays sans routes[5]. Dès que l’on sort des villes impériales, on a le sentiment de se perdre dans l’immensité d’un espace qu’aucune carte ne quadrille. À peine la nuit tombe-t-elle que le mystère s’accentue encore, dans un pays sans lumière où les formes deviennent indiscernables. Le rouge oriental est alors le seul point de repère :

 Il est une heure, l’heure fixée pour se mettre en route. Le drapeau de soie rouge du sultan, qui doit nous guider jusqu’à Fez, se déploie devant nous, surmonté de sa boule de cuivre (p. 32).

 Et bientôt nous nous trouvons seuls à suivre l’étendard rouge du sultan, nous qui devons continuer pendant une douzaine de jours la promenade, seuls au milieu d’un grand paysage silencieux, sauvage, tout inondé de lumière (p. 33).

 Le jour et la nuit : dans l’espace sans limite, c’est la scansion primordiale qui donne au voyage de Loti son rythme lancinant. La nuit, certes, accentue le mystère : “je me complais à avoir conscience des grandes étendues obscures d’alentour, qui sont sans routes sans maisons, sans abris et sans habits” (p. 34). Mais il semblerait que la lumière même ne soit pas toujours assez puissante pour créer de la détermination, pour circonscrire un pays tout entier constitué, semble-t-il, en lignes de fuite. Au Maroc, il y a une absolue continuité de l’espace, de l’espace premier, primitif, et celui-ci noie, par son immensité même, les couleurs qui pourraient le délimiter et l’enclore. De plus, l’absence totale de géométrie donne une impression d’infini, en même temps qu’elle neutralise les singularités et les identités trop fortes. Les “grandes lignes tranquilles de paysages vierges” sont un dépaysement majeur, quand l’on pense à “notre petite campagne française, toute en damiers, morcelée et découpée...” (p. 38-39). Dépaysement prend ici son sens le plus fort : perte, oubli, absence du pays, avec ses frontières et ses limites, ses angles durs et droits, où partout triomphe la “forme carrée usitée chez nous” (p. 38). La mesure du temps et de l’espace n’est plus la même et tout se passe comme si la couleur devait se concentrer, se ramasser, se durcir dans les habits bariolés de la troupe du sultan, dans ceux des cavaliers et des serviteurs, comme pour exorciser une obscure menace d’indifférenciation. Cerné par l’infini, la petite troupe fait corps, se distingue par son rythme et son intensité : “Nous partons comme une fantasia au galop dans le vent froid, presque tous de front, pêle-mêle, grimpant une côte ; et c’est joli, notre troupe bigarrée d’uniformes et de burnous, sur la colline si verte” (p. 50). Dans de tels passages, l’Orient ressemble enfin à l’image que l’on s’en était forgé : frais, auroral, coloré. La lumière s’adoucit, les premiers paysages de sable rencontrés suggèrent plus que jamais l’infini. Il semblerait que la terre, les corps, s’immatérialisent comme dans un rêve. Le paysage devient alors onirique comme les couleurs qui en quelque sorte, le déréalisent : “C’est un sable d’or jaune doré, très fin, sur lequel nous trottons sans bruit comme sur une piste de manège”. Deux expériences de la lumière, donc, qui tantôt s’expriment en des contrastes fortement soulignés, tantôt au contraire en complémentarité. Dans l’espace indéterminé (nomade et bédouin), la lumière masque les formes, soit dans la violence de midi, qui aveugle, soit, au matin ou au couchant, quand triomphent les couleurs du passage, de l’entre-deux, les demi-teintes virgiliennes du crépuscule. En revanche, la lumière s’empare des habits orientaux, les arrache à l’indéterminé, les souligne, les accentue, les fait éclater en couleurs primaires, de même qu’elle détache et individualise les visages, les sculpte et en même temps les fixe et les singularise. Après avoir décrit avec une sorte de jubilation épique les couleurs de la troupe du sultan, cafetan de drap rose, burnous blanc, burnous bleu, cheval harnaché de soie vert-réséda brodée d’or, Loti note : “et il y a une telle lumière dans ce pays que, même par ce triste temps pluvieux, la combinaison de ces nuances donne un éclat qu’aucun costume n’atteindrait jamais sous notre ciel d’Europe” (p. 52). L’éclat est peut-être le style même de l’Orient, du moins de l’Orient guerrier, romantique, avec son sens de la mise en scène et de l’apparat, comme un écho contemporain de ce que furent jadis les vieilles aristocraties de l’Europe. Mais tout au long de son récit, Loti oppose cet Orient-là, avec son chromatisme heureux, ses couleurs de parade, le spectacle qu’il donne de lui-même, aux atmosphères religieuses, ennemies de la couleur, ou plutôt désireuses d’éteindre, d’estomper, de voiler ce qui, dans la forme comme dans le chromatisme, peut apparaître comme l’affirmation trop orgueilleuse d’une singularité. Cette singularité chromatique est comme hostile à Dieu (ou tout au moins indifférente) parce ce qu’elle met trop en valeur l’homme : un homme qui se donne en spectacle et attire ainsi le regard d’autrui, qui s’affiche trop comme un centre au lieu de se fondre dans le secret : “Au-dessus des arbres, on aperçoit encore, en se retournant, les hautes tour grises des mosquées qui s’éloignent; dans cette sorte de bocage enchanté, leur tête, qui se dresse comme pour regarder, suffit à faire planer l’impression toujours sombre de l’Islam” (p. 73). S’enfoncer à l’intérieur des terres, c’est découvrir de plus en plus cette face sombre, qui est surtout le signe de l’inconnu, de la perte des repères, dans un pays d’autant plus rendu à son épaisseur nocturne qu’il n’ y a pas de cartes pour le rendre intelligible. On quitte alors l’Orient, exposé dans sa lumière vive, souligné de couleurs éclatantes, pour un pays tout autre, que Loti appelle le “sombre Moghreb”:

 Ce grand fleuve de Sebou établit comme une démarcation tranchée entre le Maroc d’en deçà et le Maroc d’au-delà. Si tôt qu’on l’ a franchi, on a l’impression de s’être séparé davantage du monde contemporain, de s’être enfoncé plus avant dans le sombre Moghreb ...  (p. 87)

 Cette démarcation est aussi celle d’un Maroc oriental et d’un Maroc africain, d’un Maroc pictural et poétique et d’un Maroc religieux, d’un Maroc d’ombre et d’un Maroc de lumières. L’ombre, c’est aussi, au-delà d’un appauvrissement chromatique, d’une simplification en blanc et noir, le surgissement d’une réalité violente, la découverte de mœurs archaïques et brutales, que Loti qualifiera de moyenâgeuses. Il y a ainsi un autre infléchissement remarquable dans le texte. Au fur et à mesure que l’ombre gagne sur la lumière, le Maroc, en quelque sorte, devient de plus en plus médiéval. À propos d’exemples de cruauté qu’il a pu observer Loti note: “Au Maghreb, nous sommes encore en plein Moyen Age et Dieu sait si notre Moyen Age européen avait l’imagination inventive en fait de supplices” (p. 96-97). Implacablement, le Moyen Age maghrébin efface les couleurs heureuses de l’Orient arabe. Fez est qualifié de “capitale religieuse” du Couchant, et c’est avec un luxe de détails pittoresques qu’elle est dépeinte comme “africaine”:

 La ville de l’Islam la plus sainte après La Mecque, où viennent étudier les prêtres de tous les points d’Afrique; c’est aussi le centre du commerce de l’Ouest, qui communique avec les ports du nord avec l’Europe, et par Tafilelt et le désert avec le Soudan noir jusqu’à Tombouctou et à la Sénégambie  (p. 99).

 Fez, par ses routes commerciales est tourné vers le continent de l’ombre, encore mal connu, mal cartographié :

 Et toute cette activité n’a rien à voir avec la nôtre, s’exerce comme il y a 1000 ans, par des moyens qui sont tout à fait en dehors de nos moyens à nous, par des routes qui nous sont profondément inconnues (Ibid.)

 Telle est l’ambivalence et en même temps la richesse poétique du Maroc de Pierre Loti, entre l’ombre de l’Afrique et la lumière de l’Orient. Peu à peu, dans les descriptions magistrales qui donnent au récit sa lenteur un peu cérémonieuse, c’est le noir et le gris qui semblent s’imposer: “Tristesse des hautes murailles, tristesse des fondrières, tristesse des ruines, tout cela s’augmente, ce matin, du demi-jour gris et du silence” (p. 28). Autre chose vue lourde de sens : des “portes sombres” du palais royal de Fès sort “une centaine d’esclaves noirs” (p. 208). La fanfare des bleus et des rouges est désormais bien oubliée. Le Maroc, au fur et à mesure que l’on s’éloigne de Tanger, gomme les lumières de la Méditerranée classique : des “teintes grises partout”, “des couleurs terreuses, brunâtres ou grises” (p. 209). Or, dès que la couleur réapparaît dans ce tableau monochrome et déprimé, elle ravive avec elle les prestiges de l’Orient. C’est le cas à Meknès, lorsque Loti observe de petits écoliers en costume de fête :

 C’est une joyeuse cavalcade d’enfants qui s’organise au milieu de ces ruines, admirable de couleur dans ce rayon de soleil, sur le fond écrasant et sombre de ces murailles de palais. Et je crois que ce tableau inattendu, dépassant encore tous les autres, me restera dans les yeux comme le plus oriental que j’aie vu dans tout mon voyage au Moghreb...  (p. 225).

 Sur le chemin du retour, vers le nord et l’Europe, la “ligne bleue de la méditerranée” (p. 226) dessine quant à elle une fluctuante frontière : vers plus de “civilisation”, de “sûreté”, certes, mais aussi de banalité si on compare le voyage désenchanté vers les horizons connus à cette “replongée si profonde que nous venons de faire dans des âges antérieurs” (p. 260). Dès son récit de 1890 Pierre Loti fixe les traits d’un Maroc étrange et lointain, séparé de l’Europe moins par la distance géographique que par un éloignement culturel et une expérience du temps source d’intense poésie.

 André Chevrillon  (1864-1957) fut un ami de Loti, à qui il dédia l’un de ses meilleurs livres, Terres mortes, publié chez Hachette en 1897. En 1905, Chevrillon avait à son tour visité le Maroc, à une époque plus favorable qui voyait le pays commencer à s’ouvrir à l’étranger, avant qu’il ne devienne une destination touristique des plus courue. Le livre de Chevrillon, Un crépuscule d’Islam  (Hachette, 1906)[6] est à l’évidence influencé par le récit de Loti au point de reprendre plusieurs éléments essentiels de cet imaginaire du Maroc qui, après Loti (mais sans son talent d’écriture) se retrouvera presque inchangé dans une multitude de récits de voyage orientalisants. Toutefois, le récit de Chevrillon est au moins comparable si ce n’est supérieur à celui de Loti par la richesse et la vigueur de son écriture, une même sensibilité aux couleurs et aux paysages. La différence entre les deux visions doit beaucoup à la sensibilité plus philosophique et historienne, moins uniment artiste et esthétisante, de Chevrillon. Celui-ci est en effet imprégné des grands textes de l’historiographie française et anglaise. Très jeune, il a largement puisé dans la riche bibliothèque de son oncle Hippolyte Taine, dont il connaissait par ailleurs parfaitement les écrits et les théories. Chevrillon ajoute au Maroc de Pierre Loti une ampleur de vue historique qui lui permet de comprendre l’Islam comme une force spirituelle organisatrice, capable d’imprimer sa vision du monde et son rapport à l’absolu à des architectures, à toute une ordonnance monumentale dont Fès sera à ses yeux le plus impressionnant exemple. Lorsqu’il arrive au Maroc, Chevrillon avait déjà parcouru l’Inde (il la visita avant Loti) et l’Asie bouddhiste. Bien plus que Loti, il fut fasciné dès ses premiers voyages par la dimension religieuse des grandes cultures, par leur rapport au Sacré, par leur façon singulière d’exorciser la mort dans de vastes constructions symboliques, dont iSTLSl se plaisait à déchiffrer le sens aussi bien dans les écrits métaphysiques que dans la syntaxe des pierres. Voyager, c’est pour Chevrillon faire l’expérience d’un profond “décentrement”, d’un “renversement”, ira-t-il jusqu’à écrire, de “toutes nos habitudes d’esprit”[7]. En 1888, il avait alors vingt-quatre ans, Chevrillon fait en Inde un expérience qui aura des conséquences décisives sur sa pensée. Il découvre, concrètement, en la côtoyant, en l’observant, une humanité dont les principes de vie (malgré un impérialisme anglais dont il doute qu’il puisse toucher vraiment l’intériorité des êtres et des cultures) ne doivent rien à l’Europe :

 Nous nous disons bien que notre Europe n’est qu’un petit coin du globe où se poursuit un développement local et particulier de l’humanité, nous savons bien qu’il y en a d’autres, comme à côté d’une certaine forêt de chênes végète une certaine forêt de sapins, comme avant une certaine forêt de chênes a vécu une certaine forêt de grandes fougères. Mais ce n’est là qu’une notion abstraite et froide, vide d’images et d’émotions. Ici on aperçoit vraiment le mystère et la diversité de cette humanité qui surgit de sources profondes et noires en milliards de vagues ondoyantes, toutes éphémères, qui ne naissent que pour s’évanouir, toujours chassées de l’être par l’incessant afflux de l’eau nouvelle que soulève vers la lumière on ne sait quel effort impérieux et aveugle (p. 68-69).

 La découverte du Maroc en 1905 confirmera quelques-unes des grandes intuitions formulées dès le récit indien de 1888. Chevrillon veut étudier le mode d’être d’une humanité “particulière”, et il sera donc sensible, dans les couleurs, les rythmes quotidiens de la vie, les formes plastiques, à tout ce qui contraint le voyageur à “décentrer” son regard, à le “dépayser”. Mais le regard de Chevrillon, contrairement à une sensibilité orientalisante bien connue, ne crée pas de la “différence” pour le plaisir d’en créer; il constate simplement que l’européen n’est pas chez lui en Orient, et qu’il doit faire un effort de compréhension s’il veut pénétrer quelque chose des profondeurs et des intimités d’une société qui ne livre souvent que la surface d’elle-même. En ce sens, Chevrillon est en quête de singularités culturelles -plus, au fond, que de “différences” dans le sens moderne ce mot - qui lui donneront l’impression de saisir un tant soit peu une réalité autre, qu’il ne voudra jamais appauvrir ou simplifier en la ramenant à l’univers connu. Il est donc possible de lire les récit de voyage de Chevrillon à travers les couleurs, mais aussi bien les rythmes, la façon de vivre le temps, que l’on peut percevoir de sociétés qui toutes ont une manière bien particulière d’être au monde. Le récit du voyageur, bien loin de se livrer à une nomenclature des pays visités, tournant le dos à toute visée encyclopédique ou positiviste, préférera s’en tenir à des impressions poétiques, des raccourcis, des synthèses “sympathiques”, des observations ponctuelles qui, par éclair, permettent d’aller plus avant dans la compréhension de mondes qui ont leur cohérence, leur architecture intérieure, et qu’il ne faut pas trop émietter, fragmenter par l’analyse. Les premières observations de Chevrillon sont picturales et plastiques. Il est frappé d’emblée par un fort contraste entre l’espace illimité de la terre africaine et les villes blanches où se resserre et se concentre la vie, comme autant de points intenses dans une étendue sans frontières. Les couleurs accompagnent ce jeu admirable entre l’extrême concentration et l’extension infinie:

 Vers deux heures, un petit carré blême s’est révélé sur la dune voilée de chaleur fauve. C’est une ville, Arzila, muette dans le quadrilatère de sa muraille. Un petit carré couleur de craie, perdu dans la solitude, la claire solitude qui va jusqu’au pied ruiné de son mur. (...). Deux heures après, El Arach, - non point triste et livide comme Arzila, mais d’un blanc de neige au soleil, et tombant d’une falaise dans  son estuaire bleu de rivière. À mesure que nous approchons, une enceinte crénelée se révèle, blanche aussi, qui l’étreint tout entière, et bientôt nous la cache : l’enveloppe d’un nid humain, posé là, scellé à cette côte déserte. Au dedans, sans doute, un bruissement ardent et secret, comme dans le sac gris fermé que des guêpes collent à un rocher. De l’autre côté, dès le pied de cette muraille, la solitude, la mer, les campagnes lumineuses et vides, à l’infini  (p. 31).

 Chevrillon est certes proche encore de Loti dans cette saisie des couleurs de l’ Orient, mais il y ajoute une touche très personnelle. Plus que Loti, il met l’accent sur des contrastes et des disjonctions, il accentue la différence entre l’espace saturé des villes, l’ enchevêtrement des médinas, et la campagne bédouine, apparemment vide, et toute en lignes de fuite, comme Loti l’avait bien vu. Mais derrière les muraille protectrices des cités, ce qui se concentre, comme en un foyer incandescent, c’est l’énergie même de la vie : “O la vie énergique et simple qui bouillonne si tôt et si près ! De toniques influences s’en dégagent, et cela chasse les incertitudes du réveil, comme, dès la première heure du jour, les rayons du soleil africain allument au ciel la lumière fixe de midi” (p. 31). Au fond, dans une société qui, dans ses raffinements mêmes est restée encore proche de ses origines les plus lointaines, l’on voit mieux qu’en Europe les reliefs durs de la vie : la naissance et la mort, l’ espace et l’intimité, l’action et le repos, etc. Les lumières crues avivent encore ces polarités qui vont même jusqu’à construire l’espace. Partout, le blanc des murailles et des maison chaulées s’oppose au sombre, à l’obscur d’intérieurs conçus pour refouler la lumière trop violente du soleil. Cette exaspération des contrastes chromatiques s’accompagne de violences olfactives qui donnent au réel ses reliefs puissants :

 Puanteurs et parfums d’Orient. Sur chaque maison, un lait immaculé de chaux ; mais au seuil des portes cloutées, des noires demeures où la lumière n’entre pas, sous les vieilles voûtes, la boue stagne avec l’ordure en cloaques dans le cailloutis défoncé. (....). Dans ces villes fermées et concentrées pour la défense, le soleil ne pénètre pas, qui si puissamment répandu sur la campagne, se réverbère au dehors sur les murailles d’enceinte et les terrasses, en blancheur éblouissante (p. 33).

 Il est évident que les couleurs, dans le récit, dessinent aussi ce que l’on pourrait appeler une topographie intérieure : l’âme orientale, pour reprendre le vocabulaire encore romantique de Chevrillon, ne se livre pas non plus facilement, elle a ses secrets et ses opacités, ses ombres et ses profondeurs où le soleil de la raison classique n’entre pas. Chevrillon perçoit des résistances, dans l’espace maghrébin, qui désignent aussi des réticences à se livrer, des méfiances à l’égard du regard extérieur, et autant de protections qui créent une distance, qui maintiennent un écart indispensable au maintien, dans un monde que menace l’uniforme, d’une très ancienne singularité. Mais cette concentration urbaine est sans cesse nourrie d’une campagne immense qui l’entoure et la noie, un peu comme l’ombre close sur elle-même ne prend son sens que confrontée à l’infinie lumière de la plaine. Au-delà des murailles, on perçoit un monde fascinant, un Orient sublime, cette fois-ci, par sa démesure et son silence ; la vaste plaine qui renvoie à l’aurore pastorale du monde, à la civilisation des nomades et des bergers qui à deux pas des villes, apparait comme une infinie réserve de force et d’abondance vitale :

 Le simple et l’immense paysage ! Point d’arbres, nul détail. Seulement le bleu splendide du fleuve, la grande et pure courbe qu’il décrit avec ses plages à travers une plaine, la longue prairie sans fin qu’une bordure de collines conduit à l’orient, et par où nous allons après-demain nous enfoncer dans le pays intérieur (p. 31).

 Chez Chevrillon, le “pays intérieur” renvoie bien sûr à une expérience plus intense encore des paysages et des couleurs. Toujours plus au Sud, il y a des villes encore mystérieuses à l’époque, Fès, Marrakech, qui tournent le dos, vers les profondeurs de l’Afrique saharienne, au bleu facile et apprivoisé de la méditerranée. Dans les villes côtières mêmes, la vie bédouine qu’observe Chevrillon est comme la vivante présence de cette immensité rurale et nomade qui est la marque du “pays intérieur”. Dans l’enceinte des médinas, Chevrillon note un autre contraste qui semble imprimer sa marque à la couleur même de la peau : blancheur et pâleur des juifs et des musulmans citadins et ocre africain des visages bédouins, comme une métonymie des vastes espaces libres : “Au contraire, les bédouins qui vendent leurs herbes et leurs oignons dans le creux de la rue, sont virilement beaux. Les genoux au menton, dans un bernouss terreux, aux grandes cassures, d’où ne sort que le visage, ils semblent sculptés dans un morceau d’albâtre, comme certaines jarres égyptiennes dont le couvercle montre une face humaine” (p. 33-34). C’est donc par les couleurs d’abord que Chevrillon perçoit l’africanité et la bédouinité essentielles du Maroc, c’est par elles qu’il devine une vérité du pays qui n’a rien à voir avec le lieu commun méditerranéen ou latin :

 Dans ce décor antique se presse le peuple des statues poudreuses et drapées: au premier coup d’œil, c’est un coin de la vieille Rome impériale, quelque marché dans un faubourg du Transtevere. Mais les figures sont trop sauvages, les capuchons africains, les femmes demi-masquées. (...). Il y a des jeunes gens superbes, à physionomie pleine et calme, le teint exactement du même ton que les grisâtres laines dont ils s’enveloppent. (...). Il y a des Arabes de la plaine, des Berbères de la montagne, des sorciers Soudanais, des mulâtres. Figures de cuir sombre, - celles-là, avec l’œil noir qui se dilue dans une jaune cornée, - et luisantes de sueur, plissées, imprégnées de sécheresse, de chaleur et de la sauvagerie du Sud (p. 34).

 Déchiffrer la réalité historique d’un pays en s’essayant à une véritable herméneutique de ses couleurs sera un leitmotiv du récit de Chevrillon. Comme chez Loti, dont l’influence est ici évidente, le bleu et le blanc ne désignent au fond qu’une surface trompeuse. Le sable, les ocres terreux, les gris étouffés, le rouge violent des roches et des terres ravinées par les crues de printemps sont les vraies couleurs du Maroc africain dont la réalité sauvage s’impose lorsqu’on s’éloigne des côtes : “Ce premier jour, à sept heures, tournant le dos aux huiles bleues de l’Océan, nous nous enfoncions dans un vaste pays d’Afrique” (p. 44). Mais Chevrillon va plus loin que Loti dans la lecture “métaphysique” qu’il donne de ce “vaste pays”. En effet, s’enfoncer à l’intérieur des terres, loin des lieux décrits et cartographiés, c’est faire l’expérience d’une intensité lumineuse jusqu’alors inconnue, en même temps que l’on découvre l’étendue pure, où rien n’arrête ni ne stabilise le regard : “Plus un monument humain, plus un être en vue, rien qui localise le paysage...” (p. 37). Plusieurs fois, la lumière est décrite comme “excessive” (entre autres p. 37). Le printemps lui aussi est rapide, comme une entêtante concentration de couleurs, de parfums et de vie - et comme la vie elle-même, fugace et resplendissante : “Des mauves, des boutons d’or, des grandes marguerites, des millepertuis, mais surtout les hautes touffes, or ou bleu, des lupins. De ceux-là, vraiment, la vie s’épanche à flots, en un tiède et puissant arôme. Çà et là, bleuâtre, un grand figuier de barbarie me rappelle l’essence africaine de cette terre, l’été de six mois qui va tout brûler, sauf ces grasses raquettes qui prolifèrent toujours” (p. 38). L’espace africain, parce qu’il n’a pas été cadastré par l’industrie humaine, parce que son immensité lui échappe, permet de mieux saisir la vie dans son jaillissement primitif, dans sa force inaugurale que chaque printemps répète, en une flambée somptueuse de couleurs intenses. La philosophie vitaliste de Chevrillon est ici évidente : “l’étendue terrestre n’est que parfums, couleurs, jeune volonté de printemps” (p. 38). Ainsi, au fur et à mesure que l’on s’éloigne des villes blanches et sombres, c’est la nature, en son perpétuel auto-engendrement, que l’on découvre avec un émerveillement nuancé d’effroi. Quelques-unes des plus belles pages du récit sont consacrées à cette contemplation, parfois angoissée, d’un monde terriblement beau et inhumain, profondément indifférent aux volitions et aux inquiétudes de l’orgueilleuse créature qui croit en constituer le centre. Ainsi, la couleur et la lumière, dans le texte de Chevrillon, convient à tout autre chose qu’à l’optimisme humaniste qui se grise de la beauté des phénomènes. Il y a partout, au contraire, le sentiment d’une démesure, d’une disproportion. Le voyageur est sans cesse agressé par ce qu’il découvre, comme si la splendeur hautaine du monde végétal et minéral ne faisait qu’accentuer un malaise diffus : celui qu’éprouve tout homme cultivé qui voit peu à peu ses repères disparaître au contact d’univers qui échappent à ses instruments de mesure. Le Maroc africain enseigne au voyageur qu’il n’est qu’une trace fugace dans l’infinité du temps et de l’espace. C’est tantôt “une région de sables, et pour seule végétation les toujours surprenants figuiers de Barbarie : un morceau de nature tout à fait indépendant de l’homme, et qui n’atteint sa plénitude de vie, tout son caractère, que sous les flammes inhumaines de midi” (p. 44); ou encore le surgissement d’“une nature vierge qui déploie sa vie splendide, en silence, pour elle-même, un coin de la terre avant la conquête humaine” (p. 45). L’expérience de la lumière africaine culmine dans le sentiment d’un effacement de la singularité individuelle, comme noyée dans trop d’espace ; l’étendue semble alors triompher du temps, résorber le temps et l’anéantir à la fois dans l’immobilité que suggère un azur implacable et aussi dans l’évidence des cycles cosmiques : l’éternel retour des saisons qui referme le monde sur sa pure immanence. C’est alors que Chevrillon se souvient de l’Égypte : “En cette contrée de l’éternel, bien autrement qu’ici, s’efface l’illusion si spéciale et compliquée dont s’hallucine la vie d’un Européen, ce rêve qui vraiment est sans rapport aucun avec l’infini de silence où, tout de suite, nous allons entrer” (p. 55). C’est par de telles notations que le Maroc de Chevrillon s’éloigne très sensiblement de celui de Loti. Lumières et couleurs prennent chez lui un sens de plus en plus métaphysique, de plus en plus contemplatif, comme le progressif dévoilement de la “calme immensité circulaire” (p. 196) qui rappelle au voyageur une vérité oubliée, que le paysage africain rend tangible : celle d’une unité cosmique, faite de liens et d’amitié entre les choses, de ce “bon arrangement” dont parle Platon dans le Gorgias  (508a), et qui est comme la marque de la divinité du monde.

 Jean-François Durand

Montpellier III



[1] Christian Pirot éditeur, 1990 et 2000.

[2] Vicomte Charles de Foucauld, Reconnaissance au Maroc, Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, paris, 1939, p. 26. (Première édition 1887).

[3] Cf. Michel Haar: “alèthéïa  (...) présence se déployant à partir d’elle-même, se découvrant dans le mouvement de venue au jour de tous les êtres, dans la phusis” dans Heidegger et l’essence de l’homme, éd. Jérôme Millon, Grenoble, 1990, p. 203-204.

[4] “Une harmonie, une seule, procure à l’âme un calme parfait, c’est la dorienne...” Aristote. Cité par François Cali, L’ordre grec, Grenoble, Arthaud, 1958, p VII.

[5] Cette absence de repères sera l’une des expériences majeures de Chevrillon. Sur la difficulté des voyages à l’intérieur des terres, voir Docteur F. Weisgerber, Casablanca et les Chaouia en 1900, Imprimeries réunies, Casablanca, 1935, p 89 sq.

[6] réédité par EDDIF, Casablanca, 1999.

[7] Dans l’Inde, Paris, Hachette, 1991, p. 99.


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