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Jean-François Durand
Universite Paul Valéry , Montpellier III

   

Les Paysans  noirs de Robert  Delavignette

Le colonial  et le romancier

 

Comme le souligne Bernard Mouralis dans son étude sur “Robert Delavignette (1897-1976) et le projet d’une république franco-africaine”1, la Préface des Paysans noirs  (1931) prend soin de prendre ses distances avec tout un courant du roman colonial que l’on peut comparer aux récits exotiques et orientalistes, si avides de reconnaître partout une humanité d’une “essence différente”, pour reprendre une expression d’ André Chevrillon, au retour de son premier voyage au Maroc, en 19052 . Cette différence, il arrive parfois même qu’on l’invente, et que l’on creuse ainsi l’écart entre des aires culturelles et des traditions, que l’on souhaite saisir dans leur splendide isolement et dans leurs formes inaltérées. Certes, cet amour de l’étrangeté n’est pas le même chez tous, et n’entraîne pas les mêmes conséquences philosophiques et politiques. Louis Bertrand, par exemple, n’accentue les distances que pour justifier une vocation impériale qui se doit, si elle veut s’inscrire dans la durée même de l’histoire, de refouler vers ses confins l’autre inassimilable, ou le maintenir dans une sujétion craintive3 . Chevrillon et Pierre Loti (qui l’inspira et qu’il inspira aussi)4, préfèrent quant à eux goûter les saveurs de l’étrange, en une jouissance esthétique, au fond désintéressée, de la “diversalité” du monde chère à Segalen.

Dans le contexte colonial, leur “regard altérifiant”5 peut certes avoir des prolongements qu’ils n’avaient pas voulus, quand des visées plus politiques s’emparent de l’idée de la singularité absolue des cultures pour ne réserver l’universel qu’à l’une d’entre elles. Robert Delavignette est quant à lui bien plus sensible aux “accords profonds qui sont éveillés entre hommes de toute espèce par le jeu d’un effort commun”6. Une telle phrase est particulièrement révélatrice de l’idéologie coloniale, tendue vers la transformation historique des sociétés, méfiante à l’égard de toute vision qui enfermerait celles-ci dans une nature immuable. En ce sens, l’écrivain colonial pourra faire preuve, sur le terrain, d’une information comparable à celle des meilleurs ethnographes : mais il se gardera de toute nostalgie du fondamental, et de cette sorte de mélancolie de l’anthropologue qui, comme Lévi-Strauss, exprime le sentiment d’arriver trop tard, lorsque l’objet même de sa curiosité s’effrite sous ses yeux. Trop tard car le savant avance, dans la plupart des cas, par des routes déjà frayées par d’autres, des commerçants, des aventuriers, des missionnaires. L’Occident est déjà là, même si c’est par un étroit sentier7 . Bernard Mouralis résume, sur tous ces points, de manière très précise, la position spécifique de Robert Delavignette :

“Delavignette s’écarte de façon significative de l’attitude qui caractérise l’orientalisme tel que l’a analysé Edward Saïd et que l’on retrouve, à bien des égards, dans l’africanisme : création d’un objet d’étude spécifique, “frappé d’altérité”, “passif” et “non participant” (Saïd, 1980 :116); (...); crainte que le changement social et politique, dans le champ concerné, aboutisse à “la destruction des barrières séparant l’Ouest de l’Est” (Saïd, 1980, 294) ou l’Europe de l’Afrique”8.

Dès les premières pages des Paysans noirs,  Robert Delavignette dresse le tableau d’un monde en pleine transformation, et échappe ainsi au poncifs “romantiques” des écritures coloniales fascinées par l’apparente immobilité des cultures pré-industrielles. Le conflit, les oppositions d’intérêts, l’hétérogénéité sociale du monde noir seront au centre du récit, sans aucune concession au spectaculaire facile que pourrait autoriser, par exemple, la description de l’animisme africain et des cérémonies rituelles. Celles-ci, quand elles sont dépeintes, interviennent toujours, à un moment très précis, dans un jeu complexe de rapports de force(s) que le narrateur excelle à démêler. La société rurale est encore évoquée, parfois, avec des traits idylliques, surtout à la fin du roman lorsque, sa tâche étant en partie accomplie, le narrateur assiste à la régénération du pays des Gouins, à la véritable “résurrection” d’une vieille terre africaine jusqu’alors usée et anémiée par un rude servage.

Certes, de tels passages sont porteurs d’une leçon de politique coloniale évidente : ils tendent à montrer que l’Administration coloniale peut aider au relèvement de l’Afrique. Mais elle ne peut le faire en l’immobilisant dans ses cadres anciens, en perpétuant ceux-ci, avec leurs injustices structurelles hostiles au développement. La renaissance ne saurait donc être confondue avec un quelconque fondamentalisme de l’authenticité africaine qui justifierait une sorte de retour en amont : on est très loin de la tentation des origines qui touche aujourd’hui des écrivains africains, parmi les meilleurs, et quelques grands noms de la littérature antillaise soucieuse de refonder une mémoire par-delà la césure de l’esclavage. Dans Les paysans noirs, le narrateur intervient, activement, en “chef” parfaitement conscient des buts qu’il veut atteindre, dans la structure sociale du pays Gouin et Dioula. Il favorise certains groupes contre d’autres. Il n’hésite pas à modifier les équilibres anciens, à rompre les liens d’allégeance, à provoquer l’émancipation des captifs. Cette politique ne peut être réduite à la simple application intelligente de l’adage “diviser pour régner”. Il s’agit plutôt de réunir, dans un monde figé en castes et en rapports inégalitaires, les conditions mêmes d’un développement rural à la fois  endogène et impulsé de l’extérieur, par l’action  de l’administrateur et  l’introduction de la grande machine à extraire l’huile d’arachide.

Le constructivisme colonial sous-tend, certes, cette vision transformatrice de la réalité économique africaine. Le primat de l’économique est bien réel dans ce roman, mais la technique nouvelle n’est jamais pensée abstraitement. Elle est étroitement imbriquée dans un milieu culturel dont le narrateur s’efforce de décrire les moindres nuances. C’est cette capacité -très rare dans le roman colonial- de saisir les liens d’une culture, ou plutôt des cultures (car le roman raconte aussi la difficile coexistence des croyances de la vieille Afrique païenne et de l’Islam dioula), et de transformations économiques de plus en plus accélérées, qui fait encore aujourd’hui tout l’intérêt des Paysans noirs.

L’action se situe en Afrique Occidentale Française, dans la campagne de Dioulasso ( dans l’actuel Burkina-Fasso), sur un axe stratégique qui voit se croiser les grandes routes qui redistribuent et réorientent l’ancien espace africain, celui des vieilles pistes de l’échange et du commerce traditionnels dont on peut d’ailleurs reconstituer l’antique maillage sous les cartes de l’Afrique moderne.

La route est certainement l’un des thèmes les plus insistants du roman. C’est elle qui donne à la géographie coloniale son amplitude et sa profondeur. Elle introduit en Afrique une autre temporalité, celle de la marchandise et de l’échange, bien différente des lenteurs paysannes et des convois animaliers. Elle unifie l’espace, et contribue à inscrire en lui les signes et les symboles d’un autre pouvoir, qui n’est plus celui des anciennes chefferies. Elle renforce cette impression carrée, géométrique, rectiligne qui se dégage de l’espace aménagé par l’administration coloniale : “la prison, le camp des gardes, les grands chaumes du trésorier et du commandant” (p. 11). Elle rattache le petit canton de l’intérieur des terres à l’immensité d’un continent que le roman, dans les moments où s’expriment les doutes du narrateur, présente comme irréductible aux mesures et aux cadastres venus de France. Le chapitre I entonne un véritable hymne à la route, signe éclatant, selon une topique coloniale bien connue, celle de l’esprit “pionnier”, et que l’on retrouvera, dans un contexte idéologique différent, chez Robert Randau ou Louis Bertrand, des bouleversements que connaît l’Afrique au contact des techniques de l’Occident. La route, en effet, bien avant le chemin de fer dont Les paysans noirs  raconteront aussi, au chapitre IX, les débuts, vient “désenclaver” les villages et les soukalas, et apporte avec elle d’innombrables nouveautés. Elle est surtout le commencement d’un processus au long cours dont le roman décrira l’une des étapes : comme le constate le narrateur, ce processus tend à relier les paysans de Nérigaba et d’ailleurs à l’“invisible engrenage du monde” p. 145).

La vitesse, l’argent, le commerce, la productivité sont les marques les plus visibles de cet engrenage, dont le roman ne semble pas mettre en cause la légitimité. Il est évident que ce monde nouveau sera tôt ou tard amené à contredire la temporalité paysanne de l’Afrique païenne qui dicte par ailleurs la construction du roman en douze chapitres qui correspondent aux mois de l’année. C’est une des richesses, et peut-être des ambiguïtés, du roman, d’enclore ainsi dans une rythme saisonnier et quasi-liturgique l’histoire (inachevée) d’une modernisation “révolutionnaire” (l’adjectif est du narrateur, p. 53) de l’Afrique. Toutefois, cette modernisation ne va pas, dès le début du roman, sans soulever un certain nombre de problèmes. Le narrateur émet souvent des doutes sur l’efficacité même de son travail, sur la profondeur réelle des transformations ici relatées. Il semble pressentir une certaine résistance de l’espace, et à travers lui des cultures, à ce que l’on pourrait appeler, au fond, la visée coloniale de rationalisation -et d’occidentalisation  de l’Afrique. Il y a, constate le narrateur, la route de Dioulasso et la route de Tafiré, mais il n’y a pas la route de France :

 Non loin passait la route.

Route de sel vers le Nord, des kolas, vers le Sud, selon les vieux indigènes. Route du Soudan, route de la Côte d’Ivoire, disaient autrefois les coloniaux qui avaient de ces façons naturelles de se situer dans la vaste Afrique. C’était maintenant la route de Dioulasso et la route de Tafiré, les villes voisines. A force de camions et de trafic, l’énorme continent s’articulait de ville neuve en ville neuve. Mais il n’y avait pas la route de France  (p. 11-12)9.

 Dans ce texte, la pensée constructiviste est évidente, mais avec assez de nuances pour insinuer que ces villes neuves qui naissent tout au long des grands axes routiers ne sont pas une simple réplique des villes françaises. Il y a une “africanité” spécifique, que le roman ne cessera de vouloir comprendre, aussi bien dans sa tentative de description des hommes, des caractères, des singularités de chaque ethnie et groupement humain que dans la saisie de la nouvelle réalité que la grand route représente. Roman tourné vers l’avenir, donc, et soucieux aussi d’accompagner une réalité en train de naître, de deviner les comportements nouveaux que celle-ci va induire. Avec Les paysans noirs, Robert Delavignette réussit le tour de force de concilier le récit ethnographique et la prospective. Cela en dit long, d’ailleurs, sur l’attention portée aux contrastes, aux contradictions, aux inconciliables du réel africain, aux antipodes, une fois de plus, de tout rousseauisme romantisant. Dans ce roman, les contrastes et les conflits donnent à la réalité décrite une épaisseur et une densité au fond plutôt rares dans le roman colonial, qui ne parvient pas toujours à observer, avec l’acuité qui fut celle de Delavignette, les points de contact entre les modes de vie les plus immémoriaux et les techniques modernes. Cette réalité africaine, telle que le roman la pénètre (ce verbe topique du récit colonial convient parfaitement ici), avec un appétit remarquable de faits concrets, de détails, qui introduisent partout du singulier, plus que de la différence, est faite de conflits innombrables, d’oppositions séculaires, d’équilibres instables -beaucoup moins figés que ne pourrait le croire un regard pressé-, de constructions hybrides et étonnantes.

Les nouveautés introduites par l’homme blanc interviennent dans un terrain qui est loin d’offrir la compacité et l’homogénéité que le voyageur exotique croit découvrir, à tort, dans le pays qu’il visite, et dont il oppose parfois la soi-disant “organicité” à l’émiettement des sociétés occidentales10 . La colonisation ne fait que rendre plus complexe encore une société dont elle modifie insensiblement les composantes. Bien loin de reproduire en Afrique un modèle français, et d’y plier, de gré ou de force, les comportements et les habitudes des populations locales, elle donne naissance à une réalité nouvelle, historiquement inédite, et qui ne s’appuie sur aucun précédent. On est on ne peut plus éloigné du mythe impérial d’un Louis Bertrand, qui croit renouer, en Afrique du Nord, avec la latinité classique. En pays Turka et Senofo, il faut créer les conditions économiques de l’apparition d’une société de type nouveau, et pour laquelle le narrateur a quelque difficulté à trouver un nom adéquat : il parlera, à plusieurs reprises, de la contrée, du pays (en une sorte d’anticipation étonnante de certains textes de Glissant ou Chamoiseau)11 - terme qui est bien sûr à rapprocher de celui de paysan, et qui a le mérite de renvoyer aux choses les plus simples, celles qui enracinent les hommes et les identifient, les travaux et les jours, les mariages, les circoncisions, les rituels païens des religions de la terre, les accordailles, les palabres, la lenteur des retours, le soir, par les pistes sinueuses. Le colonial est l’homme, lui aussi, de ces adhésions simples et quotidiennes à une réalité qui n’a rien d’exotique, qui n’est jamais étrangère, qui est proche et commune, même dans ses aspérités et ses discordances. Le colonial apprivoise la distance et la banalise. L’aventure n’est pas dans l’extraordinaire ou dans le romanesque : elle est dans la compréhension et la transformation d’un réel en lui-même assez fascinant pour qu’on se contente de le vivre sans avoir besoin de le nimber de fantasmagories12.

Plusieurs passages expriment ce sentiment d’assister à l’émergence d’une communauté humaine tout à fait originale et qui n’est pas la simple copie des sociétés occidentales, pas plus d’ailleurs que l’imitation des sociabilités villageoises de l’Afrique profonde : “Quelle invisible main réunissait des compagnons éprouvés et divers? Quelle voix murmurait au-dessus des soirées le secret de chacun, le conte de sa vie, le changeait en aveu et puis en serment et le fondait dans l’histoire commune? Quel charme pénétrait la besogne, la contrée et faisait de tous, Européens et indigènes, les hommes d’une belle rencontre?” (p.  100). C’est dans de tels passages que s’exprime sans doute le mieux ce que l’on pourrait appeler l’utopie coloniale : celle d’une communauté, d’une république -la chose commune- dont la réussite serait justement d’échapper aux schémas préétablis. En effet, le pays “régénéré” se met à vivre de sa vie propre, et par sa vitalité et son exubérance, secoue les limites étroites de ce que le narrateur appelle ironiquement l’ “ordre colonial”. Ce pays nouveau est le fruit du “mélange” et il ne peut, en ce sens, que décevoir le conservatisme des Blancs comme des Noirs. Il bouscule les routines :

 Oh, l’ordre colonial régnait. Le commandement des indigènes paraissait plus facile qu’au commencement mais renouvelé par ce mélange de Blancs et de Noirs, le pays n’était pas ce que les uns et les autres eussent souhaité. Il puisait une santé générale dans les malaises individuels. C’était le vrai commandant (p.  202).

 Mais avant de parvenir à un tel “mélange”, source d’évolutions imprévisibles, de surprises et de déconvenues, il a fallu que soit bouleversé l’ordre ancien du “pays”. C’est en grande partie ce que le roman raconte, tout en mettant l’accent sur l’initiation d’un jeune commandant qui a beaucoup à apprendre, âprement dit-il, d’une réalité africaine perçue d’emblée à travers ses conflits ancestraux. L’introduction d’une nouvelle machine, une “huilerie d’arachide, montée par la Compagnie Française de la Côte d’Ivoire, la C.F.C.I.” (p. 13) va soudain catalyser toutes les oppositions larvées, souterraines que la tradition, la coutume, ont plus ou moins pour tâche de masquer. Ces oppositions occupent une place essentielle dans le récit. Elles mettent aux prises l’administration coloniale et les maîtres anciens de la terre, les Dioulas musulmans, qui par un système efficace d’allégeance et de dépendance, maintiennent sous leur sujétion les serfs des tribus vaincues, les Gouins, entre autres. Les Dioulas incarnent par ailleurs une légitimité religieuse liée au texte écrit (le Coran), renforcée par le droit de conquête et l’organisation féodale de la propriété. Le jeune commandant ne pourra que les affronter et tenter de les affaiblir, et il entrera en conflit avec eux sur le terrain même de la chefferie. Les Gouins fétichistes incarnent quant à eux une autre Afrique : celle, paysanne, des religions de la terre, que, bien sûr, les aristocrates musulmans méprisent. L’huilerie d’arachide sera l’occasion d’inciter les Gouins à produire pour eux-mêmes, court-circuitant ainsi les antiques liens de dépendance. La technique favorise donc une émancipation d’abord collective et par la suite individuelle. Le récit montre admirablement comment un enrichissement - même relatif - desserre l’étau de la tradition, autorise des comportements nouveaux, chez les jeunes d’abord (ne serait-ce que le désir d’acheter des cigarettes), et crée ainsi une dynamique sociale, peut-être d’abord imperceptible, porteuse d’avenir. Toutefois, la machine introduit aussi dans la société traditionnelle une certaine démesure. Elle est un élément prométhéen, déstabilisateur, qui brise les rythmes habituels et figés de la vieille société paysanne. Comme les routes et les chemins de fer, mais aussi bien l’argent - qui remplace peu à peu le troc et rend désuet l’usage des cauris - elle marque le début d’une évolution que Robert Delavignette, sans être marxiste, décrit dans sa dimension essentiellement économique. Du point de vue africain, cette révolution est d’abord perçue sous ses aspects négatifs :

 Combien faudrait-il de graines pur l’alimenter ? Les papiers administratifs exigeaient six mille tonnes, ce qui signifiait en langage indigène “trop” de charges, “trop” de têtes d’hommes, de femmes, d’enfants, plus de têtes que la tête des métayers n’en concevait. et combien de coups de pioche pour labourer les champs de cette machine! “Trop”!  “Trop” ! (p. 13)

Le narrateur décrit ici, tout simplement, une résistance traditionnelle à la modernisation comparable à celle que connut l’Europe aux débuts de l’ère industrielle13. Il faut en effet se représenter l’ampleur des changements que peut signifier pour une société enclavée, aux outils archaïques, peu susceptible d’innovation par le simple jeu de ses forces endogènes, le choc soudain de techniques venues d’un monde inconnu, ou mal connu, et qui sont les signes avant-coureurs de modifications plus profondes encore : la monétarisation de l’économie rurale, un début d’émancipation individuelle, une sensibilité tout à fait nouvelle, dans une société de castes pour qui cela ne signifie rien, à des droits que l’on ne formule pas encore de manière très élaborée. Le vieux monde Gouin et Dioula est en train de craquer de toutes parts, et la colonisation, avec ses exigences perçues comme exorbitantes (l’impôt par exemple), l’aménagement de l’espace qui la caractérise, son projet de relier les intérieurs de l’Afrique au reste du monde, ébranle les fondements mêmes d’un monde séculaire, avec ses stratifications faussement vécues comme immuables. En ce sens, la colonisation est révolutionnaire, mais comme toute révolution arrivera un jour où elle échappera totalement à ceux qui l’ont initiée : le narrateur pressent que le colonial lui-même ne pourra pas indéfiniment “commander” un pays qu’il aura contribué à ressusciter. D’autres forces surgiront, d’autres équilibres, d’autres alliances : telle sera la conséquence à long terme, un long terme que l’on pressent toutefois, de cette entrée de l’Afrique paysanne dans la “mondialité”. Les vraies révolutions sont des changements de rythme, de nouvelles façons d’habiter l’espace : elles nourrissent aussi de l’imprévu. Le colonial devine que son œuvre, tôt ou tard, lui échappera.

Le narrateur réussit parfaitement à inscrire son récit dans des nœuds de contradictions qu’il lui appartiendra, c’est sa mission la plus élémentaire, la plus quotidienne, de démêler. Mais dérouler ainsi l’écheveau des alliances et des rivalités est un métier passionnant, le plus réel et le plus concret des métiers, qui enracine, tout autant que le travail des champs, dans le “pays”. Lorsque le jeune commandant arrive dans ce “pays à histoires”, les conflits ont été exacerbés par une tentative de meurtre perpétrée contre le vieux commandant, l’administrateur de la subdivision de Nérigaba (p. 10). En pays animiste, un tel événement prend très vite une dimension sacrale, car il touche aux liens religieux et met en cause des “pouvoirs” et des “forces” qui, s’ils expriment presque toujours des intérêts très concrets, ne peuvent être dissociés d ‘une signification plus symbolique : le “pouvoir”, encore tout nimbé d’une aura magique, est au centre des enjeux. Les maîtres Dioulas ne veulent pas que le pays s’émancipe. L’administrateur est d’abord celui qui introduit le trouble, un désordre dangereux, dans un système de domination sédimenté dans la lenteur des sociétés paysannes et la permanence des voisinages et des vassalités. Les ressorts de ce monde, les ressorts “usés”, comme dit le narrateur, apparaîtront plus clairement à la faveur d’un acte qui met en jeu le visible comme l’invisible :

 L’inquiétude cependant agitait les esprits. Du plat pays des Gouins aux montagnes des Turkas la paix n’habitait plus les maisons des hommes. Ils sentaient sur eux quelque mauvais sort. En vain les chefs feignaient l’impassibilité et les gens l’ignorance. Le malheur couvait et il était double : les Blancs de Nérigaba construisaient une machine, une usine extraordinaire. Et un forfait empoisonnait toute la province. Le vieux commandant, en sa Résidence, la nuit, avait été grièvement blessé (p. 8).

 Lever de rideau, donc, en plein drame, ce qui permettra de mieux exposer les rapports entre les ethnies, entre villages et soukalas, les luttes d’influence, les rivalités, les ambitions, qui seront autant d’éléments de ce jeu , de ce grand jeu, que le nouveau commandant va jouer sur le territoire qu’il découvre. Jeu, certes, qui n’est pas gratuit, et qui s’inscrit toujours dans un projet plus vaste, celui de cette république franco-africaine dont rêva Delavignette, et qui apparaît en filigrane du récit comme l’objectif à moyen terme qui justifie la “colonie”. Dans l’analyse minutieuse des règles de ce grand jeu, Delavignette retrouve les exigences fondamentales du roman colonial14, dont l’esthétique est forcément réaliste, documentaire, descriptive, en une sorte de curiosité insatiable, mais toujours motivée, du réel : d’un réel présenté, certes, comme différent, mais dont l’éloignement des normes occidentales (contrairement à la distance de tant de récits exotiques), n’est jamais tout à fait incompréhensible ou irréductible à nos instruments d’analyse et de compréhension du monde. Il faut toutefois affiner, perfectionner ces instruments, pour qu’ils soient mieux à même de mesurer une réalité qui n’est pas tout à fait la nôtre. Le danger est bien sûr d’assimiler celle-ci à quelque chose de déjà connu, et de ne comprendre que par comparaison et analogie. Il faut au contraire que la rationalité occidentale se dépayse, sans renoncer à être elle-même (nul besoin en effet de devenir soi-même animiste pour décrire l’animisme).

Un bon roman colonial est donc un instrument souple - beaucoup plus que ne le sont les rapports ou même les récits ethnographiques - de compréhension du réel, et cela d’autant plus que le roman expose aussi la subjectivité, l’affectivité du narrateur. Le commandant des Paysans noirs  est un être de chair et d’os, avec ses doutes et ses angoisses, avec son imaginaire et ses rêves, et c’est pourquoi il “invente” en partie l’Afrique qu’il découvre. Le roman seul est capable, quand bien même il obéirait aux lois d’une esthétique réaliste, de montrer qu’il n’ y a jamais un “pur” objet de la connaissance. Le récit du narrateur parvient parfaitement à évoquer ce mélange de passion et de science, d’affectivité et de rigueur qui caractérise le métier d’ administrateur. La saisie de la “différence” est certes au cœur de l’aventure. A Nérigaba, cette différence, notée, dès le chapitre I,  va être l’un des ingrédients essentiels de la “passion africaine” du narrateur15 qui, au-delà de toute autre considération plus rationnelle, justifie le choix d’une existence rude et parfois exposée et dangereuse. La différence est partout, dans le langage, dans les noms des mois de l’année : “Le mois s’appelait avril en France et, ici, soleil dur. Déjà les noms changeaient. Vous l’avez crié dans votre première lettre : tout va commencer à devenir différent”(p. 11). Or la différence s’accentuera dès que l’on s’éloigne de la route -et de sa rectitude rassurante- à la découverte d’un pays opaque, fabuleux, mais dont l’étrangeté d’ailleurs n’est jamais définitive, contrairement à celle dont s’enchantent les récits orientalistes qui essencifient le mystère.

Le colonial dispose de quelques instruments éprouvés pour se frayer un chemin dans l’inconnu. Il y a bien sûr le dénombrement, et tout un travail de cadastrage16 qui fait lentement sortir le pays de l’ombre, qui le reproduit sur des cartes afin de le rendre plus lisible et plus intelligible. C’est une part essentielle du métier colonial que d’introduire partout cette lisibilité qui d’ailleurs dissipe et désenchante peu à peu le mystère, dépouille l’univers africain de ses profondeurs et de ses ténèbres (jusqu’au moment toutefois où le regard s’arrête à des résistances infranchissables : la forêt impénétrable, des langues inconnues, l’immensité et la démesure de l’espace). La route est comme le tracé d’une intelligibilité sur la masse énorme du pays. Le narrateur exprime remarquablement cette tension inquiétante entre deux Afrique, l’Afrique lisible et cadastrée et l’Afrique souterraine, en-dehors des routes, encore peu nombreuses, qui apprivoisent imparfaitement son immensité :

 Sous ce réseau de courses le pays transparaissait. Neuf cantons et cent dix chefs de village. C’était un pays de chefs avec des Blancs par en haut. Mais en bas, qu’y avait-il? Une masse confuse. cent mille indigènes. En cherchant, en quittant l’auto et la route, en marchant à pied, les Blancs découvrirent que les villages ne consistaient pas uniquement dans la maison du chef de village, vassal du chef de canton. Les villages, c’étaient des hameaux et les hameaux, des soukalas ou métairies. Et les Blancs comptèrent trois mille quatre cents soukalas dont chacune se réduisait à de pauvres huttes isolées en brousse. Là vivaient les gens : Gouins, Senofos, Tukas. De nations diverses, de patois différents, mais tous attachés à la terre, une terre encore recouverte de brousse”(p. 19).

 Une des oppositions essentielles du roman est ici dessinée : d’une part la rationalité coloniale, faite de dénombrement et de rangement, rationalité toute aristotélicienne, pour qui le langage sert d’abord à ordonner le monde, à l’opposé d’une pratique magique de la parole (la parole africaine) qui se met en prise sur les forces. Utilitarisme colonial aussi, et surtout volonté de faire entrer le vaste continent dans une mesure du monde et une intelligibilité dans l’intention de le rendre gouvernable. Ce roman peut en effet aussi être lu comme un manuel pratique de l’art de commander (c’est un leitmotiv du récit), avec ce que cela suppose de risque, car le jeune colonial se trouve attiré vers des réalités qu’il connaît mal : celles des pouvoirs traditionnels avec qui il entre en concurrence. Il doit tantôt les combattre durement (c’est ainsi qu’il fera emprisonner des chefs dioulas et qu’il humiliera un marabout), tantôt composer avec eux et les contourner. Mais toujours les manœuvres tactiques ponctuelles doivent être mises au service d’une visée stratégique à plus long terme : tout un art de l’agencement et de la ruse, que le narrateur raconte dans ses moindres détails, tant est rebelle, résistante, fermée sur elle-même la réalité sociale et religieuse qui se découvre peu à peu à lui. De ce métier fait d’intelligence tactique, de souplesse, mais aussi de rapidité (appuyée sur un jugement sûr et qui n’a pas droit à l’erreur), le narrateur donne cette définition remarquable : “C’était sa vie d’aller un jour là, le lendemain ailleurs et de recevoir en plein visage la verve du pays. C’était un beau jeu que d’atteindre à tâtons et de mettre en œuvre les ressorts humains de cette contrée et d’entrer au vif des mœurs  tout en restant soi-même” (p. 75). Tout en restant soi-même...

Cette simple phrase trace les claires limites de la compréhension coloniale, qui se tient éloignée de toute inculturation17et qui invente une distance très particulière, qui n’est pas celle de l’exotisme dont elle se démarque clairement : distance maîtrisée en quelque sorte, qui devient un instrument d’élucidation du réel et qui constate qu’il y a, entre toutes les cultures, assez de similitudes pour créer une proximité, et assez de différence pour maintenir un écart. Le colonial aura aussi pour tâche de réduire cet “écart” (c’est sa vocation à l’universel) tout en ayant un regard lucide sur les obstacles à vaincre. Ceux-ci sont redoutables. En Afrique, l’écart peut s’appeler animisme, ou fétichisme, pour reprendre le vocabulaire historiquement daté du narrateur. Jouer sur les “ressorts humains”, c’est croire qu’il y une nature humaine, partout mue par les mêmes passions et les mêmes volitions, quelles que soient par ailleurs les nuances. Mais face à l’animisme, on fait toutefois l’expérience d’une altérité plus forte (au moins comparable à celle de l’ Islam en Afrique du Nord), qui peut fasciner et angoisser à la fois. Le narrateur s’efforcera de combattre sa crainte, il extirpera d’une case un fétiche “grotesque”, il mettra en jeu une sorcellerie “blanche”, la seule à même de convaincre les indigènes de son pouvoir : force contre force. Mais la distance reste un élément essentiel de ce jeu, auquel le colonial ne doit jamais se laisser prendre18. Autrement dit, le colonial ne croit pas au fétiches, ni aux sorciers. Il admet, certes, leur influence et leur pouvoir social. Il ne croit bien sûr pas à leur magie. L’animisme est présent dès les premières pages du roman. Il sera le principal obstacle à l’avancée de la technique et donc au projet, qui est au cœur  de la Colonie, de “rationalisation”. Le Chapitre I met l’accent, d’emblée, sur la contradiction et le choc entre deux mondes : celui de la Machine (qui est parfois personnifiée et dépeinte elle aussi comme “magique”) et l’animisme ancestral :

 L’arachide, l’arachide pour la Machine, c’était le but des tournées, le sujet des palabres, la raison des Blancs Les paysans sauvages défrichaient le long des routes les champs de l’année nouvelle et les chefs disaient au Blanc qui passait : “Voilà ton champ d’arachide”. Mais en même temps, des piquets bizarrement pourvus de papiers et d’os se dressaient. Et ce n’étaient pas les ordinaires talismans que les cultivateurs plantaient en terre pour conjurer le sort des récoltes. Ces Fétiches poussaient sous les pas du Blanc curieux. Le mal qui hantait le pays se sentait attaqué et se défendait (p. 21).

 Ce mal qui hante le pays est au fond celui des pratiques occultes, liées aux rituels, à la tradition orale, à une sacré mal connu et omniprésent qui marque une limite au pouvoir de commandement. Ce sont ces forces qui peuvent faire obstacle aux transformations positives provoquées par l’introduction de la Machine. Le narrateur a devant elles une attitude tout à fait révélatrice de sa vision du monde, réaliste et pragmatique, et bien peu apte à se laisser tromper par l’illusion du fantastique. Il essaiera de déjouer ces forces, et même de les intégrer à son propre jeu, très difficilement, certes. Dès les premières pages, le regard du narrateur sur le monde animiste est frappé d’une certaine ambivalence. Il y la volonté de désenchanter ces forces, de montrer qu’elles ne sont pas hors d’atteinte, et en même temps l’on pressent qu’elles sont peut-être le “cœur” du pays, et qu’elles se cachent dans les tréfonds inexpugnables d’une identité collective : “D’une case fétiche qu’il découvrit, il extirpa une chose taillée, endentée de vrais dents, velue de vrais crins, un masque religieux qui semblait, dans sa fausseté grotesque, la seule vérité et le secret visage de Fourkoura” (p. 22). Cet animisme mauvais semble désigner un arrière-pays impénétrable, et qu’il faudra pourtant ouvrir, par les routes, l’échange et le commerce, à la modernité coloniale. A l’évidence, le narrateur n’accorde aucun crédit à ces croyances. Mais son vocabulaire même, dans la suite du récit, montre qu’il s’efforcera de jouer le jeu sur le terrain même de ces forces mauvaises, de ces puissances “grotesques”, jeu, désormais, de tous les dangers, car, à tout moment, il peut tuer : “Tout dépendait de la manière de Blanc qui lierait Pays et Machine” (p. 24). C’est le vocabulaire même du lien, de la ligature magique, de ce lien qui crée de la dépendance et de l’hétéronomie, bien connu des anthropologues. A un certain moment, le commandant lui-même se mettra à “tisser” du lien, devenant ainsi une sorte de sorcier blanc qui manipule les forces. Il en viendra même à “arranger” des mariages, à intervenir ainsi dans le cycle de la fécondité. Il présentera de plus en plus, au fil du récit, les traits emblématiques du roi cosmique, responsable des bonnes récoltes, soucieux de la pluie et des semences.

Le roman - ce roman qui n’en restera pas moins, dans son esthétique, foncièrement rationaliste - suggère admirablement que certaines frontières finissent par se brouiller et à jeter le doute sur une vocation coloniale vécue sans trop d’état d’âme. Ce doute, exprimé en un crescendo sensible, ajoute au roman une touche essentielle et contribue beaucoup à son originalité. Que domine-t-on en effet, qui commande-t-on en cette Afrique si souvent qualifiée par le narrateur de secrète et mystérieuse ? Au-delà de toute topique littéraire, ces adjectifs désignent bien des intérieurs de l’Afrique, comme l’écrira en d’autres lieux Jacques Berque, contre lesquels bute le vouloir colonial. Ces résistances sont nombreuses. Il y a d’abord la dissimulation des hommes (bien des récits ethnographiques n’ont recueilli qu’une telle parole biaisée !) : “Les chefs mentaient” (p. 28). Le narrateur constate, à propos de la tentative d’assassinat perpétré contre l’ancien commandant, que cette affaire “était pleine de trous” (p. 36). Ces trous, ces failles, ces ignorances, inscrivent tout au long du récit comme autant de terrae incognitae, ici plus culturelles que géographiques. Fourkoura est qualifié de “village au nom menteur” (p. 22) de la même manière que tant de personnages du récit qui restent dans une ombre relative (le narrateur ne les dépeint que latéralement, en quelque sorte, sans jamais aucune prise en profondeur comme dans la tradition du roman balzacien), car le jeune commandant éprouve son impuissance à les comprendre vraiment. Un seul exemple, celui de Pertiou, le jeune Turka : “les gens de Nérigaba le surnommaient Poulot, parce qu’il était aussi secret qu’un Peuhl. Mais il se révélait dans les danses” (p. 82-83). Révélation qui se prête à une double lecture.

La première, certes, est celle d’une topique coloniale bien connue à laquelle Senghor n’échappera pas : elle trouve l’authenticité africaine dans le rythme et la danse, plus que dans la rationalité. Mais au-delà du lieu commun, le narrateur pressent une vitalité africaine, liée au substrat animiste (il y aurait donc une certaine positivité de celui-ci), qu’il oppose à la façade, à la surface, celle du jeune noir occidentalisé et assimilé. Il est d’ailleurs intéressant de constater, à partir de cet exemple, une plus grande proximité qu’on n’a pu le dire entre le roman postcolonial et les meilleurs des récits coloniaux. Dans les deux cas un thème s’impose, fort bien traité dans le récit de Delavignette, celui d’une vérité  culturelle profonde, qui n’est pas celle de la surface, du masque blanc, mais de ce qui la brise et la déchire, le corps, l’affect : “Et soudain, le garçon qui dormait la veille sur des écritures administratives se muait en un danseur inventif et infatigable. Il s’élançait dans une jouissance de mouvements déconcertants et gracieux, comme un jeune arbre qui se mettrait un coup à s’égayer, à détendre ses feuilles, ses branches, ses racines, à défier l’orage fantastique qu’il déchaîne” (p. 83). Le récit multipliera de telles notations, jusqu’à admettre qu’il y a deux Afrique, l’ Afrique “fabriquée” et l’Afrique “brute”. Or, celle-ci n’est pas réductible aux catégories mentales venues d’ailleurs, concrétisées dans le roman par la Machine et par les routes : “hier encore, les cartes donnaient à rêver. Et maintenant... Sous l’Afrique fabriquée surgissait l’Afrique brute. Ce nom même d’Afrique était de trop. Il n’y  avait dans le chaos d’arbres et d’eau que matière indéfinissable” (p. 125). Un sentiment de relatif échec s’insinue alors, qui fait tout le prix de ce beau roman de l’ambiguïté coloniale que sont Les paysans noirs. Le narrateur est parfois troublé par l’impression que sa tâche est vaine, qu’elle sera engloutie par l’immense matière de l’Afrique, que tout est toujours à recommencer. Il doute même que le projet colonial puisse aboutir aux transformations révolutionnaires dont il est porteur. Le Blanc n’est-il pas tout simplement celui qui passe ? L’Afrique semble reconstituer toujours les vieilles habitudes, et le commandant se sent alors seul. En fait, il ne dirige ni ne contrôle plus rien :

 L’amitié, la jovialité des Gouins, Senofos, Turkas, Ouaras et autres naturels semblait disparue. Les chefs de canton excités par l’odeur de l’argent distillé aux marchés reprenaient leur pouvoir sur les gens et leur servilité devant le commandant. Celui-ci, dans les soirées étouffantes, se promenait dans la grand’rue, avant l’orage de la nuit. Les cases sonores bourdonnaient de paroles humaines. Être le Blanc qui passe et fait peur, était-ce là le métier? Être le Blanc qui entre et se mêle, était-ce toucher un fond qui en valait la peine ? (p. 116).

 Le chapitre VI, “Le mois de la forêt hantée”, décrit remarquablement ces moments de découragement qui jettent le doute sur l’entreprise coloniale toute entière. Certes, ces moments seront très vite exorcisés, mais il en disent long sur les incertitudes et les angoisses qui ne transparaîtront jamais dans un rapport officiel, et que seul le genre romanesque peut exprimer. Il arrive que le narrateur se sente “perdu”, qu’il mesure la vanité de toutes les marques et de tous les repères avec lesquels il s’acharne à apprivoiser l’immensité africaine. Il constate d’abord que les “camarades” sont au fond bien peu nombreux sur le continent : “Ils étaient quelques milliers de camarades qui allaient et venaient sans cesse du désert à la Barre, de la Barre au désert” (p. 129). C’est bien peu de monde pour mener à son terme l’Œuvre coloniale telle que Delavignette la comprend, et qu’il dissocie des intérêts privés et commerciaux :

 Perdu, il s’était perdu. Comme dans la soukala du cher Monsieur Aguibou un soir -comme au marché de Soubakaniédougou, avant la rencontre miraculeuse du vieux marchand -comme aux premières heures de nuit de l’élection de Niangologo - et à l’arrivée au village montagnard de Negueni, chez les Ouaras. Chaque fois il s’était retrouvé. Mais ces souvenirs de victoire ne le réjouissaient plus.

Qu’était-ce que cela ! et cette stupide partie d’arachide - et ces luttes de Gouins et de Dioulas -et cette petite histoire de sorciers !

Il se répétait en vain :“Je dois vaincre ; il faut que l’année me donne raison. J’ai misé sur une idée juste : les champs familiaux et les paysans maintiendront la paix, nourriront l’usine. Raison, j’ai raison.

Raison ! Alors qu’il s’était perdu (p. 130-131).

 Même dans les derniers chapitres du roman, alors que la résurrection du pays Gouin paraît avoir réussi (“Et le pays redevint la patrie des temps heureux et légendaires” p. 208), le narrateur continue à s’interroger sur sa mission, sur le sens qu’il a cru pouvoir donner à sa vie. Se dessine alors, ou plutôt se précise une autre opposition, en plus de celles déjà analysées et qui donnent à ce livre complexe tout son relief et sa densité : l’opposition du romancier et du colonial, qui ne parviennent pas tout à fait à se réunir en une seule figure. Le colonial fait son métier de commandement, et son métier est aussi de tracer les routes de la pénétration, ou de les entretenir, de convaincre les uns et les autres de livrer l’arachide, et de travailler davantage19. Le colonial, quels que soient ses états d’âme, est du côté de l’Afrique “fabriquée”. Il est un constructeur et un bâtisseur20. Certes. Mais ce lieu commun est au fond plutôt discret chez Delavignette, si on le compare à l’ampleur qu’il a prise dans l’école algérianiste par exemple. On se souvient que si les routes nouvelles “articulaient” l’énorme continent, il n’ y avait toutefois pas “la route de France” (p. 11). L’Empire a des failles, et la raison de l’homme blanc est bien loin d’être toujours triomphante. Le romancier, quant à lui, ne peut exister vraiment que des échecs et des doutes du colonial. Il a le droit de s’ enchanter  d’un mystère que le colonial a finalement vocation à réduire à une certaine banalité. Il invente l’Afrique, et ne se contente pas de la décrire comme le voudraient les règles esthétiques d’un genre qui a quelque mal à s’établir fermement dans ses frontières. Le colonial, quand il devient romancier, se laisse même aller à faire l’éloge de la fantaisie . Il cède alors au romantisme de l’Afrique, bien loin de toute préoccupation de tonnages et de productivité : “Le couchant enflammait les arbres du bois sacré et les citrouilles qui couvraient les huttes (...). La fantaisie du blanc recréait les gens. Et pour échapper à leur sauvagerie ou à sa solitude, il les imaginait” (p. 94). Le colonial est, qu’il le veuille ou non, du côté du “fabriqué” : il administre. Le romancier, lui, sous le même casque blanc, rêve et imagine, et cède au sortilège d’un monde que le colonial, lui, veut rendre mesurable et gouvernable. Cette position n’est pas toujours confortable : il faut lire entre les lignes des meilleurs romans coloniaux, ceux qui méritent d’être sauvés. Ceux-là, quelle que soit leur intention première, ne parviennent pas à être de vrais romans épiques, même s’ils sont souvent hantés par une nostalgie communautaire et le désir de donner un sens à la vie, par l’action et l’héroïsme. Chez Delavignette, cette difficulté est évidente. Les paysans noirs  ne sont pas l’épopée des Gouins, ni celle de l’Empire. Le colonial devient romancier, précisément, parce que son intelligence critique l’oblige à faire le point, à un moment crucial de sa vie, dans un récit autobiographique qui met en scène un perpétuel décentrement : un administrateur qui n’est pas que cela, un soldat de l’Empire qui se demande parfois quelle cause il défend :

 L’année était finie. chacun y avait gagné quelque chose. Mais lui, il cherchait encore. Allez, s’il revient, ce sera tel qu’il vous a quittée, les mains vides. Que vous rapporterait-il ? Chaque couplet s’enchaînerait et rappellerait le précédent : Soubakaniédougou, Niangologo, Loumana. Les Dioulas défaits. Les paysans exaltés, la victoire des champs familiaux et des jeunes gens. Mais sans votre refrain, quelle sèche rapsodie !  (....) La vérité, hélas, c’était un Blanc qui continuait un séjour assez âpre dans un pays de paysans noirs (p. 218-219).

 Il y a assez d’ironie dans ces lignes pour soupçonner à l’avance toute leçon trop édifiante et triomphaliste comme celles qu’ aimaient les chantres de la “grande France”. La dernière phrase du roman est, de manière significative, une citation de l’Évangile : “Qui perdra sa vie la sauvera”. Elle achève le livre sur une ambiguïté qui modifie très sensiblement l’éclairage du récit. Le narrateur aurait-il “perdu” une part de sa vie outre-mer ? L’essentiel aurait-il été, non pas le dessein impérial et son ambition de construire une Cité nouvelle, dont chaque administrateur aurait été, au poste qui fut le sien, l’héroïque ouvrier (Saint-Exupéry illustrera cette veine, avec l’ampleur que l’on sait, dans Citadelle.), mais la découverte de soi et des hommes : le sentiment aussi d’une certaine vanité de l’action, et d’une inadéquation de l’idéologie (coloniale, dans ce livre) au réel qu’elle prétend élucider ? Certes, dans ce livre, Delavignette n’ira pas jusqu’ à remettre en cause le principe même de la colonie, mais comme dans Toum21, il en éclairera les limites et les ombres. Et c’est le romancier qui sauvera sa vie, plus que le colonial aux “mains vides” qui écrit, précisément, parce qu’il n’a plus tout à fait les certitudes du conquérant.



Les références aux Paysans noirs  renvoient à l’édition de 1931, Paris, Stock (2ème édition, 1947).

 1Dans République et colonies, Paris, Présence africaine, 1999, p. 61-88.

2 André Chevrillon, Un crépuscule d’Islam, Casablanca, éditions Eddif, 1999, p. 27 (1ère édition, Hachette, 1906).

3  Devant l’Islam, Paris, Plon, 1926.

4 Chevrillon lui dédia Terres Mortes. Thébaîde-Judée, Paris, Hachette, 1897.

5 L’expression est de Pierre Halen, dans sa contribution au tome I de Regards sur les littératures coloniales (dir. Jean-François Durand), Paris, l’Harmattan, 1999, p. 53.

6 Préface aux Paysans noirs, dans Mouralis, op. cit., p. 81.

7 Sur le discours anthropologique et sa représentation de l’autre, voir la synthèse de Mondher Kilani, L’invention de l’autre, Éditions Payot, Lausanne, 1994.

8 Op. cit., p. 71. Les références à Edward Saïd sont celles de la traduction française de L’Orientalisme, Le Seuil, 1980.

9 Voir aussi p.  16 et 109-110.

10 C’est une pareille nostalgie qu’expriment les dernières pages d’ Un crépuscule d’Islam, op.  cit. On la retrouve aussi dans les récits africains d’Ernest Psichari.

11 Glissant oppose dans ses derniers livres le pays  au territoire, comme une réalité organique, affective, naturelle à une géographie construite et imposée.

12 Obéissant à une esthétique très proche de celle de Delavignette, Diego Brosset se défend, dans Sahara, un homme sans l’Occident  (1935) de toute invraisemblance et de tout “pittoresque”. Cf. Regards sur les littératures coloniales, op. cit., tome II, p. 161-162.

13 Nombreux exemples rapportés dans E. P. Thompson, The making of the english working class, Pelican Books, 1968.

14 Voir dans le tome I de Regards sur les littératures coloniales, op. cit., les articles de Jean-Marc Moura et Bernard Mouralis.

15 Cf. Jean de la Guérivière, Les fous d’Afrique. Histoire d’une passion française, Paris, Le Seuil, 2001.

16 “Je voyais dans un songe tous les pays aux quatre coins de l’horizon soumis à la règle, à l’équerre et au compas/ Les forêts fauchées les collines anéanties, vallons et fleuves dans les fers” Léopold Sedar Senghor, “Chaka”, dans Éthiopiques, Œuvre poétique,  Le Seuil, collection “Points”, Paris, 1990, p. 123-124.

17 Voir, à l’inverse, des destinées atypiques comme celles d’Odette du Puigaudeau, René Euloge, Isabelle Eberhardt.

18 Contrairement au regard fasciné de certains voyageurs. Voir, entre autres, l’intéressant récit de Pierre-Dominique Gaisseau, Forêt sacrée. Magie et rites secrets des Toma, Paris, éditions Albin Michel, 1953.

19 Plusieurs romans de l’ère coloniale ont abordé ce thème de l’introduction de valeurs nouvelles, comme le travail, dans une société aux rythmes plus lents et qui ignorait l’argent. De belles pages dans Charles Courtin, Au pays de la paresse, Paris, éditions Lemerre, 1933 (voir particulièrement p. 55-77). Le roman de Charles Courtin annonce ceux d’Albert Cossery.

20 C’était un lieu commun de l’époque, popularisé par des collections “grand public”. Voir par exemple la série “Les grands destins” qui publia un volume Pionniers et colonisateurs  consacré à la France coloniale, Paris, éditions Lesourd, 1944. Sur le projet colonial de modernisation de l’Afrique, voir le livre particulièrement représentatif de Charles Hanin, Occident noir, Paris, éditions Alsatia, 1946.

21 Voir l’article de Janos Riesz, “Regards critiques sur la société coloniale, à partir de deux romans de Robert Randau et de Robert Delavignette”, dans Regards sur les littératures coloniales,  tome II, op. cit., p.  51-77.


 
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