1. Au coeur des Empires
Les principaux récits de voyage de
Chevrillon, qui sont autant de brillants essais historiques et philosophiques,
le conduisirent d’ailleurs au coeur des zones d’influence française et
anglaise: en Inde en 1888, puis une deuxième fois en 1902, avec un détour par
Ceylan et la Birmanie, au Maroc, plusieurs fois, en 1905, 1913 et 1917, pour ne
retenir que les voyages les plus importants, en Algérie enfin en 1923 et 1925,
sans omettre l’Egypte et la Judée en 1892. Mais son excellente connaissance de
l’Amérique du nord -qu’il n’aimait pas tout en voyant en elle le laboratoire de
l’avenir-, ses lectures attentives de Tocqueville en parallèle de celles de
Michelet, Macauley, Renan, Guizot... aiguisèrent très tôt chez lui un art de la
comparaison, une forte capacité au “télescopage” historique qui n’est pas sans
annoncer les audacieux raccourcis d’André Malraux dans ses cavalières et
intuitives synthèses des grandes civilisations de l’humanité. Comparer,
rapprocher les cultures, saisir la singularité de chacune d’entre elles en les
éclairant par leurs contrastes, s’efforcer de comprendre leurs identités
insécables, désenfouir leurs “principes ordonnateurs” -une expression qu’il
affectionnait- telle sera la motivation essentielle de ses voyages, avant que
l’inévitable uniformisation des modes de vie induite par l’expansion planétaire
de la technique occidentale ne vienne tarir la fabuleuse diversité du monde. On
comprend dès lors la fascination de Chevrillon pour les pays qui ne sont pas
encore “ouverts” à la pénétration extérieure des hommes et des marchandises,
comme le Maroc en 1905, avant le Protectorat (6), Ceylan en 1888, et même
l’Inde, où il observe, certes, l’avancée du chemin de fer, la main mise de plus
en plus forte de l’administration anglaise, tout en notant que des espaces
entiers (les pages consacrées à Bénarès sont sur ce point remarquables)
demeurent à l’écart de ce processus d’occidentalisation. Au Mzab encore, en
1925, il remarquera, près de cent ans après les débuts de la conquête
française, que les profondeurs de l’âme n’ont été que superficiellement
touchées par les idées européennes: “Car un ancien système de croyances, de
sentiments et d’impératifs peut longtemps résister aux idées nouvelles qui le
contredisent.