Jean Arrouye
DIEGO BROSSET, AUTEUR DE
SAHARA, UN HOMME SANS
L'OCCIDENT,
PASSEUR PASSIONNÉ OU TÉMOIN
INDIFFÉRENT ?
Parmi les
très nombreux romans qui tirent leur sujet de la difficile pacification de
l'espace saharien, il en est un, Sahara,
un homme sans l'Occident, de Diego Brosset, à l'originalité singulière car
les événements qui en constituent le sujet ne sont pas racontés d'un point de
vue européen mais de celui des coreligionnaires de son personnage principal,
Sid Ahmed, chasseur Kedadra, puis guide et meneur de rezzou pour les Riggueibat[i]
Ce n'est qu'à la toute fin du roman qu'y apparaissent des européens, officiers
français chargés d'administrer le territoire dans lequel, au terme de son
existence, Sid Ahmed est contraint de vivre. Un tel point de vue est favorable
à la description de la vie matérielle et à la peinture des mœurs, cela d'autant
plus que l'existence menée par les populations sahariennes est rude, les biens qu'elles possèdent restreints et leurs activités
répétitives, ce qui permet de dresser un tableau relativement complet de leur
vie sans lasser le lecteur.
Cette vie est
commandée par le climat. « Où sont les pâturages, où est la chasse est le
pays », écrit Diego Brosset (33)[ii].
En conséquence les sahariens doivent se déplacer périodiquement, parce qu'il
leur faut vivre à proximité non seulement d'un puits mais aussi de ces
pâturages provisoires qui apparaissent après les rares pluies, qui sont
indispensables à la survie des animaux qu'ils possèdent : chameaux nécessaires
aux déplacements, « le signe et la condition de l'indépendance »
(222) et source de revenus ; moutons peu nombreux, car par périodes fort
difficiles à nourrir à la différence des chameaux qui se contentent de had, herbe salée ; chèvres,
nécessaires aussi pour fournir le lait qui sert en été à couper l'eau des
puits, salée, imbuvable sans cet ajout ainsi que le lait aigre qui est la
boisson d'hiver ; ânes de bât ; et, pour quelques familles nobles ou
riches, un cheval, symbole d'importance sociale. Les pâturages attirent aussi
les antilopes et les adax, chassés de préférence à courre (42-47), car les
cartouches sont chères et donc rares. Leur chair découpée en bandes et séchée
au soleil (48) constitue des réserves de nourriture pour les familles.
L'autruche se chasse également, mais à cheval, car trop rapide pour les chiens
(124).
La base de
l'alimentation est la farine d'orge qui est achetée auprès des commerçants
maures qui parcourent le désert, vendant aussi dattes et pains de sucre, thé et
épices, armes et tissus, chameaux et esclaves. De cette farine on fait des
galettes (64) et les jours de fête du couscous (83). Les hommes en expédition,
chasse ou rezzou, se nourrissent de « farine d'orge grillée mêlée de
débris de viande sèche qu'on mouille d'eau bouillante » (79) ou bien
« pilent la viande sèche entre deux pierres » et mêlent la poudre
ainsi obtenue à de la farine d'orge dans une écuelle de bois dans laquelle ils
versent ensuite de l'eau bouillante (38). On mange assis autour de cet unique
récipient, chacun puisant directement dans l'écuelle avec trois doigts. Le
régime, moins carné peut-être, et la manière de manger sont similaires en
famille. En temps de chasse les chasseurs se régalent des tripes qu'il faut
savoir « retourner sur son doigt pour en envelopper et conserver la
graisse ; on les fait griller sur la braise où elles gonflent en se
tordant » (48). Mais le plus souvent on reste en économie de maigre De
retour de rezzou on fait un repas exceptionnel, abattant un chameau de prise,
voire deux, un autre étant donné par extraordinaire aux captifs (114). Il ne
faut rien laisser perdre de ce qui permet de subsister : les noyaux
de datte concassés sont donnés à manger aux chèvres (238), Sid Ahmed,
« mange les feuilles de thé qui restent au fond de la théière « avec
une satisfaction gloutonne » (240). Quand il y a du lait en trop on le
verse sur le sable et on .conserve les grumeaux qui en résultent d'où l'on
extraira les matières nourrissantes par
temps de disette (172). Le temps de disette résulte de l'absence de pluie :
faute d'herbe, il n'y a plus alors de gibier ; il faut se rabattre sur l'igname
des dunes, le lézard zelgag et, si l'on en trouve une, sur une fourmilière,
dont on prélève la réserve de graines constituée par les fourmis. Par temps de
disette moutons et chameaux n'ont rien à manger non plus. En dernière extrémité
on les abattra et on s'en nourrira chichement. Cependant la plus désespérante
des situations est l'invasion de sauterelles qui dévorent toute végétation ; on
s'en nourrit alors en les faisant griller et on en fait des réserves en les
concassant.
Dans ce roman
de témoignage l'inventaire des objets usuels est sans doute moins complet que
celui des nourritures et boissons. Mais ces objets ont un pouvoir supérieur de
symbolisation de l'existence que mènent les individus. Marcel Proust l'a noté
dans Contre Sainte-Beuve :
« … notre vie, aussitôt morte, s'incarne et se cache en quelque objet
matériel. Elle y reste captive, à jamais captive, à moins que nous ne
rencontrions l'objet. À travers lui nous la reconnaissons … »[iii].
Diego Brosset nous fait rencontrer les objets les plus chargés du souvenir de
la spécificité de la vie menée par les Kedadra et les Reggueibat et ainsi nous
fournit une occasion de la reconnaître dans son altérité.
D'abord il s'agit
de fusils. Le roman commence quand les Kedadra viennent d'être attaqués et
leurs chameaux et moutons volés. Les Kedadra, qui sont pauvres ont de
« longs fusils à silex » (15) et ceux qui les ont attaqués de
modernes armes à répétition, qui leur donnent un grand avantage. C'est le
premier signe que, malgré leur désir de rester coupés des changements du monde
dans lequel ils vivent (et notamment de ne pas avoir de rapports avec les
Naçra, ces infidèles qui se sont installés dans l'Adrar, les conquérants
français) et de maintenir intactes leurs traditions, ils ne pourront les
ignorer. Le prestige que le jeune Sid Ahmet gagne à avoir acquis une de ces
armes en tuant son propriétaire en est la preuve.
Puis il
s'agit d'outres, objet tout aussi indispensable qu'un fusil à la survie dans le
désert. Celles-ci sont toujours préparées de manière traditionnelle par les
femmes à partir de peaux qu'elles tannent elles-mêmes : « elles en
cousaient les ouvertures après y avoir enfermé des écorces pilées et des feuilles
d'acacia ; elles les pétrissaient avec vigueur, puis les laissaient reposer
avant de les frotter d'urine de chamelle
et de les graisser, faute de beurre, avec [du] suif d'antilope »
(32-33). Ould Jam, chasseur expérimenté exige que ses deux compagnons soient
chaussés de « sandales dures et leur offrit la peau du cou de sa dernière
victime ; il suffit aux deux jeunes gens pour être solidement chaussés de
faire tremper le cuir épais et d'en fatiguer les morceaux avec la main avec
vigueur » (33-34). Il faut aussi parfois coudre des sandales de cuir aux
pieds de chameaux usés par une trop longue route sur un terrain difficile (91).
Ces objets sont réalisés selon des techniques immuables et avec des matériaux fournis par la chasse.
Ils sont le produit d'un mode de vie autarcique
et servent à le proroger. Ils permettent de vivre en marge du mouvement
général de l'histoire, dans une sorte de temps immobile ou cyclique où les
êtres se satisfont de leur condition :
Le temps meurtrier qui si
follement vite passe sur les hommes, s'écoule pourtant sans qu'ils le sentent ;
une année sèche après une année abondante est un trop mince jalon. Parfois
seulement un garçon qui a grandi, une fille qui se voile, rappellent
inopinément les ans passés. Depuis combien de temps Sid Ahmed Ould Mechdouti
lançait-il ses chiens lui-même ! (53}[iv]
La plupart
des autres objets décrits appartiennent à ce monde d'avant la précipitation
coloniale : « Les toisons mal tannées » qui servent de
couverture à Sid Ahmet au bivouac, « la carcasse de bois travaillé qui
[dans la tente] sert de support aux sacs de cuir, aux bagages et qui, pour la
route, devient, drapée de cotonnades, l'alcôve ambulante des voyageuses »
(116), les coussins emplis de crottes de chèvre (117), l'os de mouton bourré de
tabac que les Semacides fument, « chacun tirant une longue et unique
bouffée » (138), la « large calebasse de bois » qui, le soir,
« tient longtemps les homme éveillés » tandis que « les fines
mains des femmes devenaient plus agiles sur la peau résonante » (64), la
façon de parfumer leur robe des femmes soucieuses de plaire à leur mari :
la vieille captive […]
mêlait l'ambre, le girofle et le musc, mots prestigieux venus des livres et
qu'on applique romanesquement aux épices soudanaises ; puis, ayant mis sur la
braise un petit bol de fer, elle y fit fondre une noix de beurre à quoi elle
mêla quelques débris de sucre et quelques grains de gomme orientale, bientôt le
parfum complexe de l'encens et du caramel s'élevant, la vieille fit remarquer
qu'il est essentiel d'attendre ce moment-là pour mélanger les aromates, puis,
reprenant son aiguille, elle finit l'ourlet où allait être bourrée la savante
mixture (153).
À ces objets
fabriqués peuvent s'ajouter les « petites billes naturelles qui servent de
chevrotines », parce que leur ramassage suppose la même méticulosité et le
même reprise d'une conduite patiente que
les autres activités.
Avec ces
derniers exemples on est passé des objets aux conduites ou aux savoirs propres
à un mode de vie. On pourrait donc considérer également comme des marqueurs de
civilisation la technique permettant à
un homme seul de charger simultanément deux outres pleines sur un chameau
« avec une corde de cuir glissant sur le bât » (33), la méthode pour
faire adopter à une chamelle dont le petit est mort un autre chamelon pour
qu'elle garde son lait (157), la façon d'obliger un chameau à ingurgiter, pour
se désaltérer, l'herbe mâchée contenue dans le rumens d'une antilope que l'on
vient de tuer (45) ou même le fait de porter des vêtements extrêmement crasseux
en cours de chasse « car la toile indigo ou blanche donne l'éveil au
gibier » (39).
En fait le
roman de Diego Brunet remplit simultanément deux fonctions : raconter la vie
d'un homme au destin singulier, Sid Ahmed Ould Cheik el Mahdouf, de son nom
complet, guide de rezzous, puis, après un accident de cheval, infirme, mais qui
a gardé un prestige assez grand pour ne pas être abandonné ; caractériser
une culture en rapportant avec précision ses faits et gestes au service des notables
de la tribu qui l'a accueilli et qui ont recours à ses services. Tous les actes
de Sid Ahmed sont donc significatifs et
contribuent à cette deuxième fonction.
Diego Brosset
nous apprend d'abord que les tribus Sahariennes sont liées par des alliances ou
séparées par des querelles qui entraînent des solidarités ou des animosités
héréditaires et dans certains cas le paiement de tributs qui, en retour,
assurent aux assujettis aide et protection en cas de besoin. Ainsi les Kedadra
qui viennent d'être pillés peuvent compter sur l'aide des Kounta à qui ils
payent des « redevances médiocres » (19-20) : ces derniers leur
prêteront des chameaux le temps qu'ils soient en mesure d'en acquérir. Sid
Ahmed, en tant qu'Ould Hammoni est « habitué héréditairement à percevoir
tribut sur les Zenaga de l'Adrar » (18). Son appartenance à une caste
noble lui accorde préséance à certains points d'eau (53) et fait hésiter deux
naufragés du désert, qu'avec son compagnon il a sauvés, à les tuer pour
s'emparer de leurs bêtes et de leur eau (78). Joue sans doute aussi le fait
qu'un tel assassinat est ordinairement vengé par la mise à mort des
responsables, s'ils sont découverts, et par la confiscation et le partage de
leur cheptel (203-207).
Ce ne sont
pas là les seules conduites obligées que doit respecter un saharien. Un enfant
mâle a le crâne rasé, sommé d'une longue mèche, jusqu'à la puberté. Ensuite il
laissera pousser ses cheveux qu'il enduira de beurre (25) et sur lesquels il
frottera ses mains avec plaisir pour en faire remarquer les boucles ou la
luisance. Il apprendra à saluer ceux dont il fait la connaissance « avec
l'air de profonde distraction et la parfaite indifférence qui
conviennent » (57), tout en récitant un formulaire invariable qui suscite des
réponses également rituelles :
-Le salut sur vous.
-Sur vous le salut.
-Pas de mal sur vous?
- Pas de mal, grâce à Dieu.
- Comment allez-vous ?
- Sans mal, Dieu soit loué.
-Ne vous est-il rien survenu
de déplorable ?
-Rien survenu, rien survenu,
grâce à Dieu.
- N'avez-vous pas eu soif?
-Non, non, …, non.
-Louange à Dieu. (57).
Tout en
récitant cette litanie chacun surveille l'autre et le plus démuni se demande
comment dépouiller de ses vivres et de sa réserve d'eau son vis-à-vis (78,
104).
Et aussi de
ces biens indispensables : « Une monture, un vêtement, un poignard,
capital splendide et suffisant, car il est tout ce qu'avec une outre goudronnée
[mais évidemment un fusil aussi] peut souhaiter un homme qui n'a pas encore sa
Tente » (79), c'est-à-dire n'est pas encore marié. Les hommes libres se
consacrent en effet uniquement à la chasse et à la guerre, c'est-à-dire à cette
activité de pillage qui s'appelle rezzou, qui permet de montrer sa vaillance,
son habileté et sa résistance ainsi que de s'enrichir au détriment de tribus
lointaines ou, pour se donner bonne conscience, de celles qui ont fait
allégeance aux infidèles (173). Il permet aussi que des femmes inconnues
« donnent du plaisir » aux assaillants, de connaître « l'amour
sauvage » (162) tout en s'emparant des bijoux des amantes d'un moment
qui seront ensuite offerts à leur femme par ceux qui ont une Tente.
Participer à
un rezzou suppose aussi de posséder « près de deux cents cartouches, deux
outres parfaites et une pleine peau de farine d'orge grillée, mêlée de débris
de viande sèche ». C'est là un lourd investissement qu'un jeune homme ne
peut assumer. Ce sont donc des gens riches et âgés qui financent ces
expéditions. Ce sont eux qui en tireront le plus de profit, sans risques. Ils
furent le plus souvent eux-mêmes autrefois emprunteurs. La règle est que les
jeunes gens (tous) bataillent et chassent et que les gens âgés (certains)
spéculent et s'enrichissent (80-81).
À la puberté
une fille doit se voiler (24). Quand elle sera sur le point de se marier elle
se mettra à marcher en traînant les pieds et apprendra de sa mère comment
obtenir de son mari les cadeaux qu'il ne songe pas à lui faire. Lors du mariage
la dot (argent, sucre, chamelles) est fixée par les parents de la mariée (120)
et apportée par les amis du marié (122). La future mariée est alors conduite
dans une guitoune isolée où elle réside provisoirement (123).
Les femmes
libres ne travaillent guère plus que leurs époux. Même si elles participent
partiellement à la préparation des expéditions, tannant les peaux qui serviront
à faire les outres, apportant au lieu de départ outres, armes, cartouchières et
selles (88), des captifs et des captives se chargent habituellement des
activités ménagères et artisanales. Ceux qui les accomplissent sont jugés
« gens de peu » (10), qualifiés de « pouillerie » (109), objets
d'un certain mépris. Dans les déplacements d'un lieu de séjour à un autre ils
marchent à pied. Ce qui n'empêche pas qu'on leur accorde au fil des années une
certaine estime et des cadeaux : la vieille esclave qui a élevé la femme de Sid
Ahmet reçoit à l'occasion du mariage un coupon de tissu (122); une chamelle est
donnée à « la pouillerie » pour festoyer le jour du retour d'un
rezzou profitable. Quelques esclaves sont finalement affranchis (112).
L'apprentissage
de la pratique de la religion fait partie de l'éducation et chacun récite ses prières même en
situation d'extrême détresse (7, 147), encore qu'il arrive aux chasseurs d'en
laisser passer l'heure (54). En cas de graves soupçons de faute, par exemple
que Sid Ahmet ait pu avoir eu des relations coupables avec la femme de son
protecteur, un serment solennel sur le Coran permettra de les dissiper (127).
Le présumé coupable n'est que momentanément inquiet de son parjure. Par contre
le tabou qui interdit de manger devant son beau-père est strictement respecté
ou la coutume d'égorger l'antilope ou l'adax que les chiens ont immobilisé,
« en tournant vers l'est leur gorge blanche » (25).
Si les gens
rencontrés dans le désert, et Sid Ahmet lui-même en une occasion (104), sont
enclins à dépouiller sans atermoiement ceux mêmes qui leur ont sauvé la vie ou
leur ont été d'une aide précieuse, quand un homme ramène aux siens quelqu'un à
qui il a sauvé la vie, celui-ci en sera durablement reconnaissant. C'est qu'il est fastueusement
traité : on lui accorde une hospitalité sans limite, on lui fait des cadeaux,
il participe à la cérémonie du thé, on
lui confie le soin de « briser le pain de sucre, morceau par
morceau », et parfois, pour l'honorer particulièrement, celui de préparer
et verser le thé. « L'homme qui fait le thé est un personnage »
(113). Seuls les hommes participent à ces réunions mais les femmes, retirées
dans leur partie de la tente, écoutent les conversations et parfois y prennent
part sans se montrer(113).
Parmi les
activités conviviales il faut compter la musique, « mesure rythmée des
paumes sur […] une large calebasse«» sur laquelle est tendue une peau,
jouée par les femmes à la veillée, et la récitation de poèmes, à la veillée
également ou en cours d'expédition, par les hommes. Il s'agit de courts poèmes,
souvent improvisés, parfois repris
d'auteurs antécédents.
Un razzieur récitait de
courts poèmes […] Il disait d'abord l'occasion qui avait éveillé la verve de
l'auteur, puis sur cet argument, préludait en citant le poète ; il déclamait
alors sur un mode aigu à peine chanté : puis, suspendant brusquement sa
diction sur la note haute à la fin du vers, il bourdonnait sourdement tandis
que les auditeurs balançaient la tête, prononçant un « och » guttural
et admiratif ; mais ils comprenaient aussi la moquerie qui suivait
la louange et oubliaient l'admiration de la poésie pour éclater de joie à
l'allusion du dernier vers (64-65).
C'est une
poésie exclusivement orale. Très rares sont les sahariens qui savent lire et
écrire, l'arabe en l'occurrence, alors que leur langue (« le maure »
ou « la langue des Nemadi », dit Diego Brosset, quand, fréquemment,
il donne en note l'appellation locale d'un objet ou d'un usage) est l'amazigh.
Quand, vers la fin de sa vie, Sid Ahmed est envoyé en ambassade auprès des
Nçara, à Adrar, on ne trouve pour lui écrire une lettre de recommandation que
« le verso d'une page jaunie des commentaires de Sid Khalil » et pour
une autre missive que du papier d'emballage de pain de sucre (184, 185).
Autres
divertissements, ceux des jeunes gens qui, au coucher du soleil, se défient
bruyamment à des jeux d'adresse ou de force sous le regard appréciatif des
jeunes filles et des femmes (63).
Pour la fin
du ramadan les cavaliers font assaut d'habileté sur les rares chevaux que
possèdent certains des nomades. C'est au cours d'un tel exercice que le cheval
que montait Sid Ahmed chute et que son
cavalier se casse les reins. Cela donne occasion de décrire les pratiques,
vainement symboliques ou douloureusement inefficaces, qui vont de la
conjuration au piétinement du malade, par lesquelles on tente de le soigner.
Au soir de sa
vie, Sid Ahmed observe à Adrar, « d'aimables vieillards, assis par terre,
au milieu de la rue, sur des damiers gravés dans les larges dalles de pavé. Des
passants s'arrêtaient pour regarder la tactique des pions, crottins secs contre
petites pierres » (240). Ce spectacle, ou plus précisément le décor dans
lequel il se découvre, ruelle de petite ville et damier gravé dans la pierre,
marque symboliquement qu'une époque est révolue, celle où des populations
pouvaient passer leur vie dans le désert en ignorant le reste du monde, et
avoir à affronter des étendues apparemment illimitées de dunes dont le sable se
dérobait sous les pas..
Cependant,
quand le moment sera venu, les femmes kedadra, si ce sont elles qui auront à
préparer Sid Ahmed pour sa dernière demeure, commenceront, comme elles l'ont
toujours fait, par « écraser les épices que l'on met sous les aisselles
des morts » (18), car ce sont eux qui témoignent en dernier des
civilisations qui furent.
Tout au long
de sa vie pleinement active, jusqu'à l'accident qui le plia en deux et le
rendit tributaire de notables à la volonté moins irréductible que la sienne,
Sid Ahmed s'est efforcé d'éviter tout contact avec les Nçara, ces infidèles
envahisseurs qui soumettaient à leur autorité une étendue toujours plus vaste
de territoire et exigeaient que les populations qui vivaient sur celui-ci leur
fassent allégeance. Pour cela il se déplace vers l'est, s'installe avec les
Keradra dans des zones éloignées de celles sous administration française et
s'établit finalement chez les Reggueibat qui maintiennent également leur
indépendance.
À cela deux
raisons : conserver sa liberté et ne pas être confronté aux « mystérieuses
exigences » des envahisseurs (101) ; pouvoir continuer à guider ou
organiser des rezzous qui sont l'activité la plus exaltante et gratifiante pour
un homme du désert, activité que les Nçara tentent de réprimer. L'exigence de
renoncer à ce type d'entreprise lui paraît
« mystérieuse » parce qu'elle lui est incompréhensible.
Comment un guerrier, ce que considèrent être, et cela essentiellement, les
sahariens, peut-il faire ses preuves, montrer sa vaillance et gagner l'estime
de ses pairs sinon par cette activité ? Mais bien d'autres choses sont
mystérieuses pour Sid Ahmet. Que les Nçara confient à des noirs, qui pour les
sahariens ne peuvent être que des esclaves, le soin de faire respecter leur autorité
et donc veuillent que des hommes libres obéissent à des esclaves. Qu'ils
instrumentalisent ceux qui leur ont fait allégeance (ce qui dans la tradition
saharienne signifie se mettre sous la protection d'une tribu) en exigeant par
exemple que les Karadra « pai[ssent] au nord de la kœdia pour donner par
leur présence quelque sécurité aux caravanes qui viennent enlever les barres de
sel de la sebkha d'Idjill » (198-199). C'est là faire d'hommes libres les
serviteurs de serviles commerçants. Autre décision fâcheuse : ils interdisent
que l'on coupe les branches des acacias couverts de feuilles après les pluies
pour nourrir les moutons et frappent d'amendes ceux qui le font. Ne parlons pas
de leur « considération un peu vulgaire » (200) pour ceux qui travaillent
et de leur fâcheuse habitude d'écouter les esclaves qui se plaignent de leurs
maîtres et de leurs humiliantes remontrances faites en présence de ces
esclaves. Et que dire de leurs réquisitions renouvelées qui enlèvent aux tribus
leur bétail pour nourrir leurs troupes, ce qui est encore satisfaire les
besoins d'esclaves au détriment des biens des hommes libres. Mais libres en
fait ils ne le sont bientôt plus. Sid Ahmet en fait le constat attristé :
Nous plaindre de nos
maîtres, c'est avouer notre servitude ; nous taisons donc nos griefs aux
autres, puis bientôt à nous-mêmes, et quand nous ne sentons plus le joug, une
nouvelle conception de notre liberté nous rassure. Les Keradra ne considéraient
plus que les réquisitions auxquelles ils étaient soumis, les convocations qui
les appelaient au ksar, l'ordre qui fréquemment les touchait de résider dans
telle région ou telle autre, celui de se
grouper autour de leur chef, discipline qu'ils n'avaient jusqu'alors jamais
admise, atteignisse en rien leur dignité; (210).
De plus leur
chef exploite leur soumission, « sollicitant des chefs nçara les ordres
qu'il eût hésité à donner lui-même ». Aller au-devant de son exploitation,
c'est la marque d'une aliénation effective.
On sent
désormais Diego Brosset attristé. Lui qui a fait un portrait si complet et si
empathique d'une société totalement différente de la société occidentale (ce
que souligne le titre de son livre) et qui a tenté de la comprendre et de la
faire comprendre de l'intérieur, de sorte que, au-delà de son étrangeté de
mœurs et de valeurs, le lecteur soit sensible au courage et à la dignité
qu'impliquaient sa survie, qui s'est voulu "passeur" sans préjugé et
bienveillant, doit constater le caractère inévitablement destructeur et
corrupteur du processus de colonisation. On perçoit qu'en cette fin de livre
son témoignage a une double visée : non plus seulement faire découvrir un autre
monde à ses contemporains mais aussi faire
percevoir à ses semblables (il a été plus de dix ans un de ces nçara qui
laissent d'abord perplexe son héros,
puis finissent par le rallier à leur univers) qu'il eût fallu agir avec plus de
psychologie, de compréhension de ceux dont on voulait transformer positivement
le mode de vie (la suppression des rezzous, condition du progrès de la
civilisation, est un leit-motiv des romans sahariens). Mais la compréhension
qu'apporte le livre de Diego Brosset vient après la destruction de l'univers
qu'il donne à connaître.
Il n'est pas
sûr qu'il en ait éprouvé des regrets. N'écrit-il pas au cours de son
récit : « Il est parfaitement vain de vouloir se rattacher au
passé » ? Le « parfaitement » est étonnant. Comme l'est l'ultime
portrait de Sid Ahmet, en une demi-page, qui commence par cette phrase :
« J'ai rencontré Sid Ahmed, c'est un vieux Nemeday courbé sur de serviles
tâches ; elles l'empêchent de se souvenir » et se termine par celle-ci,
qui paraît bien désinvolte après tant d'intérêt manifesté : « Si vous
désirez le voir et que vous soyez personne de qualité on vous le convoquera en
Adrar » (257).
La
colonisation serait-elle le processus qui substitue à des "je",
"tu" ou "il" personnels un « on » administratif
et n'y aurait-il dans ce cadre de "passeur" qui, découragé ou lassé,
ne tombe dans l'indifférence ?
[i] Diego Brosset, Sahara, un homme sans l'Occident,
Casablanca, éditons du Maghreb, 1935 : réédition avec préface de Vercors :
Paris, L'Harmattan, 1990. Les références sont à cette dernière édition.
Diégo Brosset est né à
Buenos Aires en 1888 et arrive en France à deux ans. En 1916, il s'engage
"pour la durée de la guerre" et la
termine avec le grade de sergent et quatre citations. Il suit alors une
formation pour devenir aspirant et est nommé adjudant en 1919, puis entre à
l'École Militaire d'Infanterie d'où il sort sous- lieutenant en 1922. Il va
servir pendant une quinzaine d'années comme officier méhariste dans le Sahara,
au Soudan (actuel Mali) et dans le sud algérien et marocain. Il apprendra
l'arabe et l'amazigh. La matière de son
roman, le seul qu'il écrivit, provient de sa vaste et précise connaissance de
pays et de populations qu'il eut à pacifier et administrer et qui
l'intéressèrent passionnément.
Dès juin 1940 il rallie
de Gaulle, est nommé administrateur de
l'est syrien, puis rapidement participe aux campagnes de Lybie et de Tunisie.
Remarquable meneur d'hommes, il monte rapidement en grade : à la tête de la 1ére division française libre
il combat en Italie ; en août 1944 il débarque en Provence, libère Toulon,
remonte la vallée du Rhône, libère Lyon, participe à la bataille des Vosges et
est sur le point d'atteindre le Rhin quand il se tue au volant de sa jeep qui
détape sur un pont.
[ii] Pour éviter de trop
nombreux renvois en note, nous indiquons entre parenthèses la référence des
pages.
[iii]
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris,
Gallimard, 1954 ; folio essais 1965.
[iv] On trouve une observation
similaire dans le premier roman des Barbaresques
de Ferdinand Duchêne, Au Pas lent des
caravanes, Paris, Albin Michel, 1922, p. 58 : « Les tribus nomades ne
s'embarrassent pas de souvenirs. Elles vivent dans le présent sous l'œil du
Très-Haut […] Le présent passe à son tour et la volonté de Dieu continue
… ». Ce qui pousse à se demander s'il s'agit là d'une observation
véridique ou d'un lieu commun du roman colonial comme celui, si galvaudé, des noirs "grands enfants".