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Conrad, « Au Cœur des ténèbres », ou la question coloniale                                                                                                                           [2/6 
   Or, trop souvent, la critique occidentale ne tient aucun compte de ces critiques pourtant pertinentes. Cette mise au point était donc nécessaire.
Mais allons plus loin. Indéniablement, ce très beau roman fait problème. Il nous semble que l’on peut en faire plusieurs lectures et qu’il en existe plusieurs strates d’interprétation.
    Revenons aux critiques acerbes de Achebe. Elles sont justes. Nous ne pénétrons jamais, en dépit du titre, à l’intérieur des terres. Nous voyons défiler des rives sur lesquelles s’agitent de vagues silhouettes :  c’est le point de vue d’un navigateur chargé d’une mission, et non celui d’un explorateur, ou d’une personne qui y demeure. Mais il travaille pour une compagnie belge, et remonte ce fleuve à la suite des explorations de Stanley, l’auteur de Through the Dark Continent, récit paru en 1879 et qui avait connu un succès prodigieux. Ce même Stanley s’était mis au service du roi des Belges qui en avait profité pour se constituer un empire personnel (avec quelles cruautés !) au centre du continent. Conrad se souvient-il de ce titre ?  C’est possible. Mais cet ouvrage frappe par sa dureté, car il abonde en passages où l’on voit son auteur tirer sur tout ce qui bouge, avec un mépris choquant des vies africaines, ce qui nous est confirmé par un témoignage africain, celui de Tippo-Tip [1]. Les images que l’on se faisait alors du continent noir étaient de ce type : un continent sauvage et barbare, et Conrad, en cela, est bien un homme de son temps, il partage ses préjugés sans chercher à les remettre en  cause, même s’il est résolument hostile à certains aspects de l’aventure impériale. Les littératures de l’ère coloniale de cette époque regorgent de stéréotypes du même genre, et tout particulièrement la littérature populaire, les grands romans d’aventures de Rider Haggard ou de John Buchan en témoignent abondamment. Un néo-darwinisme ambiant ne fait que renforcer cette tendance. Parlant de certains Africains, Conrad les traite de « brutes ». Nous avons donc bel et bien affaire à une Afrique irréelle, une « Afrique fantôme ». Achebe aurait vu juste.
Achebe a tort. Conrad ne se soucie pas vraiment de l’Afrique en tant que telle. Il me semble qu’un  autre écrivain africain, Emmanuel Obiechina, a une vision plus juste des choses [2] quand il nous dit que pour Conrad (comme pour Greene et quelques autres), l’Afrique n ‘est jamais qu’un décor, une toile de fond sur laquelle se déploient intrigues et personnages. Ce n’est pas encore un sujet au sens propre de ce terme. Et effectivement, les préjugés sont si forts en cette fin de siècle que le continent noir n’a pas encore droit à ce statut narratif.
     Mais tout ceci est beaucoup plus complexe, beaucoup plus ambigu qu’il n’y paraît à première lecture. Si Conrad abonde en préjugés dans la mesure où il ne s’intéresse pas à l’Afrique ou aux Africains, s’il les traite avec une grande désinvolture, il n’en critique pas moins tous les méfaits d’un colonialisme particulièrement brutal dont il est alors le témoin direct. Il dénonce avec véhémence, entre autres, une scène à laquelle il assiste (p 21), celle d’une canonnière française en train de bombarder la côte. Effectivement (encore un élément autobiographique !) il avait bel et bien assisté à cela lors de  son périple, et le pays bombardé était le Dahomey d’alors. Quelques pages plus loin, on le voit s’apitoyer sur le sort de six Noirs enchaînés l’un à l’autre. Ainsi, si Conrad se sent en désaccord politique profond avec nombre d’aspects de la colonisation, il ne va pas jusqu’à s’intéresser aux populations qu’il aperçoit là-bas, de sa passerelle de commandement, sur des rives où il ne débarque pas et où il n’a rien à faire : ceci explique ses ambiguïtés. Conrad , si je puis m’exprimer ainsi, est un homme qui a les pieds sur terre, et ce qui l’intéresse, c’est la réalité. Grand admirateur de Flaubert, il prenait plaisir à réciter par cœur des pages entières de l’Education sentimentale. Il est ainsi fait : il ne parle que de ce qu’il a vécu, que de ce qu’il connaît ou soupçonne chez ses frères les hommes.


[1] Voir à ce sujet  Alain Ricard, Voyages de découvertes en Afrique, Anthologie 1790-1890 , Paris, R.Laffont,  Collection Bouquins, 2.000, pp 1024-1028.
[2] Obiechina, E., Culture, Tradition & Society in the West AfricanNovel , London, Cambridge University Press, 1975.        
 
 
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