L’aventure
coloniale vécue par Céline en Afrique a donné
matière à une pièce de théâtre L’Église
et au roman Voyage au bout de la nuit,
mais elle a surtout laissé des traces durables dans l’imaginaire et l’écriture
de l’auteur. Je rappellerai d’abord les données factuelles concernant les deux
séjours de Céline en Afrique avec leurs conséquences dans l’itinéraire de
l’auteur, en essayant de clarifier les éléments d’une idéologie
disparate ; un détail souvent oublié est de nature à complexifier l’idée
qu’on peut se faire de l’imaginaire célinien et de son rapport à l’Autre :
c’est l’adoption par le Bardamu de L’Église
d’un enfant noir qui aura de nombreux avatars dans l’œuvre, y introduisant un
ferment d’utopie et de gaîté espiègle qu’on n’associe pas forcément au nom de
Céline.
Données
factuelles sur l’aventure africaine de Céline
Céline
a fait deux séjours en Afrique. Le premier, de 1916 à 1917, le conduit au
Cameroun et en Guinée espagnole. Réformé lors de la Grande Guerre, affecté au
Consulat à Londres, Louis Destouches embarque à Liverpool sur un cargo
apocalyptique après avoir signé un contrat avec la compagnie Forestière Sangha-Oubangui.
Après quelques escales, il atteint Douala puis est envoyé à Bikomimbo :
c’est cette aventure qu’il relate dans Voyage.
Louis
Destouches est attiré par le désir de faire fortune et d’aller à l’aventure,
ainsi que l’exprime lapidairement son héros, Ferdinand Bardamu, dont le
mobile essentiel est toutefois de fuir la guerre : « En Afrique ! que j’ai dit moi. Plus que ça sera loin, mieux ça
vaudra ! » (Voyage, p.
111). Un tropisme le pousse vers les ailleurs vantés par la littérature
exotique, par exemple celle de Pierre Loti dont Céline était friand. Une autre
tentation, plus profonde, lui fait suivre la trace de Rimbaud dont il ramène
peut-être d’Afrique le fils imaginaire... et un roman.
Ses désirs, attribués à Bardamu dans Voyage,
sont énumérés en une litanie de topoï
passés à l’acide d’une emphase ironique
:
Nous voguions vers l’Afrique, la vraie,
la grande ; celle des insondables forêts, des miasmes délétères, des
solitudes inviolées, vers les grands tyrans nègres vautrés aux croisements de
fleuves qui n’en finissent plus. Pour un paquet de lames “Pilett” j’allais
trafiquer avec eux des ivoires longs comme ça, des oiseaux flamboyants, des
esclaves mineures (Ibidem,
p. 112).
Destouches
fera effectivement des affaires puisqu’il sera directeur d’une plantation de
cacao avant d’être rapatrié pour dysenterie, non sans avoir brûlé sa case pour
effacer la trace de ses indélicatesses. Quant à son héros, il vérifiera ce
qu’il a déjà constaté pendant la guerre :
quand on ne dispose pas au départ d’un capital (fait de richesse et de
relations), on ne peut rien faire
fructifier en termes de fortune, au sens économique et existentiel du
mot ; toutefois, on peut, à la faveur de quelques interstices de chance
restés disponibles, trouver un chemin de
vie. Car c’est bien « la vraie vie »
espérée par son illustre prédécesseur que cherche Bardamu, celle du corps
« brûlé de belles fièvres »
et celle des émotions qui, pour être transmises, nécessitent l’invention une
langue nouvelle.
Du
séjour au Cameroun datent les premiers essais littéraires de Céline. Il écrit
deux poèmes, l’un sur Stamboul inspiré de Loti, l’autre, de tonalité
baudelairienne, sur les crépuscules et il compose une nouvelle, Les Vagues, dont on connaît quelques
feuillets : c’est une satire assez convenue qui fait converser, sur le
pont d’un paquebot, des coloniaux de diverses nationalités auxquels on annonce,
dans l’indifférence quasi générale, l’entrée en guerre des États-Unis.
Céline
fait également en Afrique ses débuts en médecine :
il monte une petite pharmacie avec un matériel de chirurgie d’urgence pour lui
et les indigènes. Plus tard, en 1926, devenu le docteur Destouches, il effectuera un second périple de cinq mois du
Sénégal au Nigeria pour le compte de la S.D.N., institution où il a pour
supérieur le docteur Rajchman, futur fondateur de l’Unicef (un détail qui, du
point de vue célinien, a son importance).
Céline voyage dans le cadre d’un échange sanitaire international avec pour
mission d’étudier l’opportunité d’établir un bureau d’hygiène en Afrique
occidentale. De cette deuxième expérience sortira l’écriture de L’Église, première ébauche de Voyage, dont le premier acte a pour
décor une case africaine. Le titre fait référence à la S.D.N. où l’on pratique
« la religion » du rapprochement entre les peuples avec le
succès que l’on sait. Cette comédie «brutalisée »
—comme l’indique le prière d’insérer de
1933— et surtout, de l’aveu même de son
auteur, mal ficelée a pour principal titre de gloire
d’avoir fourni à Sartre
l’épigraphe de La Nausée, un choix
qui s’avèrera rétrospectivement peu judicieux. La sentence mise en
épigraphe —« C’est un garçon sans
existence collective, c’est tout juste un individu »—
résume dans L’Église le jugement
porté par Yudenzweck, le supérieur de Bardamu à la S.D.N. ; elle contient,
dans le contexte de la pièce, une charge antisémite qui n’échappera pas à Rajchman,
modèle transparent de Yudenzweck. Il en
résultera une rupture des liens amicaux avec Céline qui ne s’en remettra jamais
vraiment, comme on le constate à la lecture de Bagatelles pour un massacre.
On
voit se nouer, au fil des aventures africaines de Céline, expérience de la
médecine et pratique de l’écriture, toutes deux associées de façon intime à ce
que Céline nomme « l’aptitude au délire », un penchant qu’il convient
tantôt de soigner, tantôt de cultiver. Céline attribuera volontiers ses accès
de fièvre vengeresse au paludisme contracté aux colonies, mais leur versant positif est d’ouvrir
l’écriture, autant que l’esprit, à un au-delà du réalisme. C’est cette aptitude
que Céline semble avoir développé au cours de son séjour africain. Sa rencontre
avec Raoul Marquis, inventeur fantasque et modèle du Courtial des Pereires de Mort à crédit, n’aurait peut-être pas
été possible avant l’expérience africaine telle qu’il l’a relatée dans L’Église. Le bonhomme, marionnettiste à
la fondation Rockefeller et inventeur d’un « guignol prophylactique » pour prévenir des dangers de la
tuberculose, avait l’ambition de fonder une école. Une version burlesque de ce
projet est donnée dans Mort à crédit
où les mômes de la bande à Dudule « élevés » par Courtial semblent
les avatars démultipliés de Gologolo, l’enfant anarchiste de L’Église. La forte sensibilité de Céline
à l’enfance, une des rares dispositions propres à le faire s’attendrir, à le
faire mollir est figurée de façon
prémonitoire dans la pièce où l’un des professeurs de maintien de Bardamu
enfant, un certain monsieur Griot, appelait le héros « Bardamou » (L’Église, p. 117). Il est déjà saisissant d’imaginer Bardamu
enfant, mais ce n’est pas la dernière des surprises qui nous attendent dans ce
registre. Dans Voyage, Molly,
conformément aux résonances de son prénom, non seulement adoucit les mœurs de
Bardamu, mais surtout incarne une figure
de mère idéale pour tous les hommes dignes de ce nom ; véritable
sage-femme, elle met au jour les profondes aspirations de Bardamu, le pousse à
écrire et à reprendre ses études médicales, elle l’accouche littéralement. On
relèvera que c’est encore au retour
d’Afrique en 1926 que Céline fait la rencontre de celle qui est le modèle de
Molly, Elisabeth Craig, la dédicataire du roman. Dans L’Église, elle apparaît sous les traits d’une danseuse qui partage
avec Bardamu la tendresse pour l’enfant noir comme s’il était leur enfant
« naturel ».
Ainsi
sont annoncées, dans les deux textes liées à l’aventure africaine de Céline,
les motifs qui innerveront en profondeur l’ensemble de l’œuvre.
De
la pièce au roman : les inflexions de l’écriture célinienne
La
pièce en cinq actes, rédigée avant le roman,
retouchée pendant la rédaction de
celui-ci, raconte le deuxième séjour africain de
l’auteur, mais elle permet la
remontée à la mémoire du séjour
précédent auquel sera consacrée la première
partie de Voyage. J’en donnerai un
résumé succinct avant d’analyser ce qui la distingue du roman, idéologiquement
et dans l’inventivité de l’écriture.
L’acte
I voit l’arrivée de Bardamu, épidémiologiste de la S.D.N., dans la case d’une
colonie africaine où l’administrateur, Tandernot, fait construire des routes
inutilisables. Son subordonné, Pistil, s’adonne à la boisson et à diverses
exactions à l’égard des indigènes.
Bardamu vient constater la mort par « peste
pneumonique » du major Varenne « qui est devenu tout noir » (p. 15) et celle du docteur
américain Gaige, atteint du même mal. Ce
diagnostic entre en contradiction avec celui du médecin inspecteur Clapot qui
soutient la thèse de la fièvre jaune importé de colonies étrangères. Bardamu se
fait traiter d’anarchiste et adopte dans la foulée l’enfant noir dont Gaige
avait déjà fait son fils.
Il
l’amène avec lui à New York dans l’acte II où il rencontre Vera, directrice
d’un théâtre, et Elisabeth, danseuse et
veuve de Gaige. Aux USA, note un personnage, « ce n’est pas les nègres qui manquent » (p. 83), c’est-à-dire,
en termes céliniens, les esclaves du capitalisme. L’acte III se déroule à la
S.D.N. et l’on y voit comment la diplomatie internationale, dominée par un
personnel juif, prépare les conditions de la prochaine guerre (l’enfant noir
est absent de cet acte). Les deux derniers actes se déroulent en banlieue
parisienne. Pistil tient le bistrot « Au
repos des colonies » où il sert des « petits blancs » à des flics véreux. Le bistrot se transforme
en clinique de fortune où officient Pistil et « le petit noir » dont le père adoptif, Bardamu, est devenu
médecin des pauvres (les expressions familières « petit noir » et « petit blanc » pèsent
leur poids d’idéologie). La pièce se termine par un ballet, sur fond de musique
de jazz, dansé par Elisabeth.
Cette
succession de tableaux donne à la pièce un aspect passablement décousu.
Discours pontifiants des coloniaux et sentences anarchisantes désabusées y
abondent, nuisant à la force dramatique du propos qui ne trouvera sa pleine
dimension que dans le roman.
La
différence la plus frappante avec Voyage
réside en premier lieu dans le discours tenu par les personnages. Dans la
pièce, le langage argotique et la syntaxe oralisante sont le fait des coloniaux
de rang inférieur qui imitent le supposé parler indigène, celui des boys noirs,
ce qui redouble la caricature langagière, par exemple dans cet échange entre
Pistil et Mousso (L’Église, p.
27) :
-Pistil : ça !
en a pas hyène, hein ?
-Mousso :
ça
c’est un chien qu’y en a vu Gologolo.
Les “grands blancs” dominants parlent,
eux, le langage châtié de la métropole, tandis que Bardamu use d’un français
standard à peine plus relâché.
Dans
Voyage, le parler raciste est très
localisé et présenté comme grotesque : c’est particulièrement net dans la
scène où le commerçant, « l’homme au
corocoro », escroque la famille des récolteurs (pp. 137-138). La
langue de Bardamu, qui puise à divers registres, du plus familier au plus
élaboré, devient la norme. On voit l’inflexion que Céline fait subir à son
écriture jusqu’à inventer ce style émotif, d’un primitivisme concerté, qui
est la grande trouvaille de Voyage :
le roman de la voix, traversée de diverses autres, n’a été possible qu’après
les deux périples en Afrique, une voix hybride qui a assimilé celles des
vainqueurs comme des vaincus de l’Histoire, celle aussi des réfractaires à
toute catégorisation (l’enfant noir qu’on n’entend jamais garde intacte sa
singularité).
La
deuxième différence notable est l’absence, dans L’Église, de l’épisode guerrier, expérience fondatrice dans Voyage, étalon de mesure de tout
événement et de tout rapport avec autrui. C’est l’acte consacré à la S.D.N. qui
en tient lieu dans la pièce, comme si la guerre qui se prépare dans les bureaux
avait eu pour laboratoire l’administration des colonies. Le ballet final et la
présence de l’espiègle Gologolo semblent dessiner une échappatoire idéale au
conflit, quelque chose qui tient tête à la pulsion de mort. Dans le roman, on
trouve des traces de ces issues possibles, mais en plus désillusionnées :
Bébert meurt, la divine Sophie qui ressemble à « un trois-mâts d’allégresse tendre en route pour l’Infini »
s’échappe dans un hors champ inaccessible. Le héros Bardamu est à peu près le
même dans les deux oeuvres, à ceci près que, dans Voyage, il n’est plus protégé par un passeport diplomatique ;
plus cynique, il garde des zones compassionnelles, principalement liées aux
enfants et à quelques femmes d’exception.
Ce
qui frappe dans le roman, par contraste avec la pièce, est la distance prise
avec le discours raciste et la disparition quasi totale des notations
antisémites : dès le début de Voyage,
Bardamu déclare que la race, « c’est
seulement ce grand ramassis de miteux dans [son] genre, chassieux, miteux, transis, qui
ont échoué ici [en
France] poursuivis par la faim, la peste, les
tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient
pas aller plus loin à cause de la mer » (p. 8). À partir de ces
constats, on peut se demander quel rôle a joué la découverte de l’Afrique
coloniale dans l’invention du roman comme garde-fou aux délires raciaux qui
s’exprimeront avec virulence dans les pamphlets. La rencontre de l’Autre, à la
fois intime et étranger, semble avoir modifié la pulsion originaire et ouvert
l’hypothèse d’une communauté humaine fondée sur d’autres critères que les liens
biologiques, ce que préfigure l’adoption de l’enfant noir. Adopter, c’est en
effet choisir de faire sien un être avec lequel s’instaure une nouvelle lignée
qui ne sera pas celle du sang.
Une
idéologie disparate
Dans
les deux œuvres, on retrouve les mêmes éléments idéologiques, mais distribués
autrement. Ils sont replacés, pour le roman, dans une perspective plus large de
critique des discours, mis en scène plus que rapportés, comme si le roman
intégrait une critique de la pièce. D’autre part, la focalisation induite par
l’écriture romanesque permet l’exploration d’un imaginaire personnel et pas
seulement une satire des milieux traversés : à mesure qu’il pénètre dans
l’Afrique “intérieure” pour aller remplacer l’homme qu’il n’a pas encore
identifié au Robinson rencontré pendant la guerre, Bardamu semble aller à la
découverte de son double, de sa part sombre. Le Robinson de Céline en effet, au
contraire de celui de Daniel Defoe, n’initie à rien d’autre qu’au néant des
valeurs civilisatrices et, peu à peu, Bardamu se découvre différent de ce
nihiliste plein de ressentiment. C’est la révélation qui a lieu dans la nuit
africaine au moment exact où Bardamu, identifiant Robinson, le voit s’échapper
dans la nuit. À partir de ce point, Bardamu cessera de suivre Robinson pour
prendre l’initiative des aventures racontées dans la deuxième partie de Voyage. Resté seul à Bikomimbo, il devra
faire face à un déluge qui vaut pour liquidation de l’ancienne alliance et pour
une nouvelle genèse de l’être, même si celle-ci ne s’annonce pas sous les
meilleurs auspices : « L’anarchie
partout et dans l’arche, moi Noé, gâteux », tel est le résumé de la
situation par Bardamu. Un peu avant, il avouait cependant avoir pris goût à
l’expérience primitiviste :
Malgré que je fusse maladroit
naturellement, après une semaine d’application je savais moi aussi, tout comme
un nègre, faire prendre mon petit feu entre deux pierres aiguës. En somme, je
commençais à me débrouiller dans l’état primitif » (Voyage, pp. 174-175).
Les
données idéologiques ne sont pas simples quand on rentre dans le détail des
textes. D’un côté, la critique célinienne des colonies s’apparente à
l’anticolonialisme de gauche, mais revu et sévèrement corrigé par le pessimisme
vitaliste et freudien caractéristique des années trente. Cette critique puise
également dans l’idéologie droitière raciste, sans pour autant partager ses
nostalgies sur un âge d’or supposé de la civilisation occidentale ; elle
garde surtout des liens étroits avec l’anarchisme libertaire de la Belle Époque :
les stades de civilisation ne sont aux yeux de Céline que des avancées dans
l’asservissement volontaire ou forcé, le pire étant le stade républicain qui
octroie aux miséreux le droit de vote pour mieux les faire consentir à leur
propre aliénation.
Sur
le versant anticolonialiste de gauche, Céline rejoint le réquisitoire de Gide qui dénonçait
dans Voyage au Congo (1927) et Retour du Tchad (1928) les compagnies de
caoutchouc prêtes à toutes les exactions pour garantir leurs bénéfices. Céline
s’attaque à son tour à la brutalité, à la rapacité et à la nullité de l’entreprise prétendument civilisatrice.
Toutes les institutions y passent : l’administration, la justice, le
commerce, l’armée sont parodiées à la serpe dans Voyage en des scènes mémorables. Les colons sont minés par les
maladies, l’ennui et la haine, sans compter l’apéritif (« Voilà comment on perd ses colonies »,
note sarcastiquement le narrateur, p. 127). Le rêve civilisateur est une simple
variante du capitalisme et le trajet
suivant conduit Bardamu, dans la pièce comme dans le roman, aux États-Unis,
quintessence de l’Occident triomphateur rompu à toutes les formes d’esclavage
moderne. L’humanisme n’est pas absent de ce panorama, mais il est donné comme
une forme d’angélisme inimitable, ainsi que le prouve l’exemple du sergent
Alcide qui, parmi les coloniaux, n’est pas ordinairement un tendre : cet
Hercule du cœur prolonge cependant son séjour dans l’enfer africain pour offrir
des leçons de piano et un traitement médical à une lointaine nièce orpheline.
Céline
ne s’apitoie pas sur les sort des colonisés (employés des factories, boys) qui
sont aussi cupides et agressifs à l’occasion, comme en atteste cette notation
féroce : « On les reconnaissait
les commis nègres à ce qu’ils engueulaient passionnément les autres Noirs »
(p. 136). Bardamu ne se sent pas pour autant supérieur au
« sauvage » ; simplement il constate l’impossibilité pour un
Occidental de revenir en arrière pour goûter à l’état de nature cher à
Rousseau. Céline a sans nul doute été marqué par Cœur des ténèbres de Joseph Conrad (paru en revue en 1889 et
traduit en 1925) où l’entreprise coloniale confronte le prétendu civilisé à
« la puissance préhistorique »,
à la sauvagerie qui est en lui. Cependant le Robinson de Céline n’est pas le
Wurtz de Conrad qui se fait offrir des sacrifices humains. Dans L’Église, Bardamu ironise sur ce
fantasme de retour à la barbarie devant Flora, une Française émigrée aux U.S.A.
à laquelle il affirme à propos de son enfant adoptif : « Je lui enlève un petit morceau de peau,
matin et soir, et je bois son sang
avec du café. ça donne du
goût ! » (L’Église, p.
93).
Le
penchant droitier de l’anticolonialisme célinien se lit dans le sentiment
d’inanité de l’effort civilisateur face à une nature qui ne s’y prête pas. On
entend ses inflexions dans les discours de Pistil ; ainsi, à l’inspecteur
Clapot qui vient de proclamer fièrement : « Ici,
l’indigène est heureux : il mange bien, il s’habille, il comprend notre
effort civilisateur, en un mot : il nous aime » (L’Église, p. 46), Pistil oppose sa
vision peu engageante de l’empire colonial : « Les colonies, moi je vas [sic] vous dire : c’est fait pour les
singes pendant la journée et les chacals pendant la nuit. Il y a qu’un bon
moment, c’est le crépuscule, eh bien ! c’est l’heure des moustiques »
(p. 55). Raciste, alcoolique et pilleur des cases qu’il est censé protéger, il
est, selon Tandernot, « un facteur
de démoralisation pour les indigènes » (p. 19). Pistil, libertaire
dévoyé devenu une parodie de lui-même, est une sorte d’anar de droite qui se
verrait bien monter un jazz-band à New York avec des danseuses noires (p. 53)
mais il finit dans un bistrot de banlieue à vitupérer l’époque.
Au
total, dans L’Église et Voyage, Céline ne développe pas une
idéologie monolithique ni très cohérente. Sa vision du continent noir est
empreinte de souvenirs littéraires plus que de textes doctrinaires ; il a
manifestement gardé le souvenir du Roman
d’un spahi où Loti voit l’Afrique comme un immense Sahara dans lequel les
braves petits blancs s’altèrent au contact d’un climat exténuant, de noirs
indolents et de femmes lascives. Mais le colon de Céline n’a pas besoin de cela
pour dégénérer : il est miné par ses propres vices et achève de se
liquéfier comme un morceau de sucre dans du café ou, plus drôlement, un jaune
d’oeuf dans une laitue géante (Voyage,
p. 143). Les Noirs résistent mieux à ce phénomène de dissolution. Ils ont
l’avantage d’une sobriété relative, d’une chair endurcie sous la trique et la
plupart d’entre eux sont animés d’une gaîté plus contagieuse que leurs
microbes. Bardamu entre en complicité avec ses boys qu’il nomme fréquemment ses
« guides », paludéens
mais érotiques, pustuleux mais chantants, selon ses propres termes. Au-delà des
stéréotypes habituels à la littérature coloniale, les Noirs trimardeurs de
Céline minent l’entreprise d’asservissement à laquelle ils ne se plient que
contraints et forcés, préservant intact un noyau réfractaire qui entre en
profonde complicité avec l’auteur.
La
poésie au noir
En
Afrique, surtout dans la nuit, l’écriture célinienne est “dans son jus”. Elle y
trouve son rythme, ces « dentelles
de mouvement saccadés » (Voyage,
p. 150) qui seront une de ses marques les plus reconnaissables ; on y voit
s’ébaucher le goût pour les onomatopées, si frappant dans la suite de l’œuvre.
Céline sait prendre la cadence des canotiers (p. 161), capter la mélopée des
tam-tam à propos desquels il a des formules d’un lyrisme rageur : « Et puis plus rien que les Noirs du village
et leur tam-tam, cette percussion en bois creuse, termites du vent »
(p. 169). Céline s’est forgé là une langue
« indigène », frottée à
celle de l’autre, dont le français académique sera
l’hôte forcé et qui le fera
sortir de ses gonds.
Dans
Voyage, le texte célinien s’en prend
violemment aux poncifs de la littérature exotique, à sa façon de capitaliser les
sensations fortes, d’exploiter les effets dans une écriture bien léchée ;
Céline dénude les procédés rhétoriques, dévoile l’envers du pittoresque, par
exemple quand il décrit le crépuscule comme un fiasco de couleurs, un
assassinat du soleil, la guerre agrandie à des dimensions cosmiques (p.
168) ; il qualifie méchamment le paysage tropical de « campagne » aux végétaux
boursouflés, la suspectant de faire du chiqué pour intimider son homme. Cette
liquidation des topoï prend un aspect
spectral à propos de Topo, le bien nommé : « Peut-être que tout cela n’est plus, que le petit Congo a léché Topo
d’un grand coup de sa langue boueuse un soir de tornade en passant et que c’est
fini, bien fini, que le nom lui-même a disparu des cartes, qu’il n’y a plus que
moi en somme pour me souvenir d’Alcide... » (p. 162). Céline semble
mettre ainsi fin à toute tentative d’annexion d’un nouveau territoire
littéraire à exploiter ; au contraire, il entend défaire, dans l’écriture
même, toute entreprise de colonisation, en dépouillant la langue dominante de
ses prétentions à dire le réel.
On
peut dire qu’il pratique une poésie “au noir” : clandestine, dévouée
à l’envers du décor et à la scène de l’irreprésentable. Certaines pages
côtoient la poésie d’Une Saison en enfer.
Dans « Mauvais sang », Rimbaud se voyait entrer « au vrai royaume des enfants de Cham »
et proclamait par exemple : « Je
suis de race inférieure de toute éternité », « Je suis une bête, un nègre [...] Vous êtes de faux nègres, vous
maniaques, féroces, avares » ; il clamait son « horreur de la patrie » et son désir
d’en finir avec les mots désincarnés : « Plus de mots [...] Cris, tambour, danse, danse, danse,
danse ! ». C’est sa piste que suit Céline en Afrique, comme s’il
poursuivait en prose l’aventure poétique qui s’était achevée à Aden. Il va
explorer le territoire où la poésie s’est achevée, où elle a buté sur un
silence ; cela le conduit à agrandir les contours du roman de tout ce qui
mine son réalisme, de ce qui est “monstre” avant d’être monstrueux. Là où la
raison souveraine des Lumières échoue, réside un possible encore
disponible : l’enfant noir de L’Église
est l’allégorie de cette chance laissée en instance. C’est l’enfant idéal que
Céline aurait pu concevoir avec Elisabeth Craig ou Bardamu avec Molly, mais
c’est surtout l’enfant que l’Afrique a su faire à l’œuvre célinienne.
Le
rôle de l’enfant noir et ses avatars dans l’œuvre célinienne
Gologolo,
l’enfant qu’adopte Bardamu dans L’Église, a quelque chose d’un
« bon petit diable » à la manière de la Comtesse de Ségur, mais sans
traces de moralisme chrétien évidemment. Son nom, en forme d’onomatopée, semble
issu d’une mémoire composite où l’Afrique croiserait l’Occident. Sous sa forme
simple, « Golo » désigne en wolof un singe, mais Céline, selon les
confidences recueillies oralement auprès de Lucette par l’érudit Éric Mazet,
croyait savoir qu’il signifiait le diable dans un dialecte camerounais. Le mot
est en tout cas riche de résonances. Dans les arts du cirque que Céline aimait
beaucoup, « le bâton du diable » ou « golo » fait partie du
matériel de jonglerie. Dans un autre genre, le nom propre de Golo ne peut
manquer de ramener à la mémoire du lecteur celui du brigand dans la légende
médiévale de Geneviève de Brabant qui enchante le petit Marcel chez Proust,
auteur que Céline tenait pour son grand rival. Le nom a même un côté gaulois de
Montmartre : il sera donné comme surnom au peintre Gen Paul, le Jules de Féerie pour une autre fois, qui “avait
la gaule” plus souvent qu’à son tour. On peut encore lui trouver, dans la
biographie de Céline, un lien avec le petit personnage, inventé pour sa fille
après 1928, qui les accompagnait dans les musées et faisait des grimaces aux
gardiens (à la fin de la pièce, page 261, on voit passer en figurant le gardien
du musée Victor-Hugo que Bardamu prend d’abord pour un croque-mort !).
Il
est très étonnant, pour les lecteurs de Voyage,
de voir Bardamu devenir papa, surtout d’un enfant noir. Bardamu confie son
insolite désir à Pistil quand ce dernier lui propose de prendre femme en
Afrique : « Non, mais je voudrais
bien avoir un gosse de par ici » (L’Église,
p. 53). On lui propose alors un enfant de quatre ans, « presque orphelin », que les Noirs
du village feront captif si personne ne s’en occupe (p. 58) ; le défunt
docteur Gaige comptait le ramener « en
cadeau » à sa femme Elisabeth. Non seulement Bardamu l’adopte, mais il
le reconnaît comme sien chaque fois
que quelqu’un s’interroge sur sa présence à ses côtés. Il le naturalise selon
les besoins : c’est un « nègre anglais » en Amérique, un
petit banlieusard en France où il fréquente l’école communale, suce des sucres
d’orge et a envie de faire pipi, selon les images d’Épinal de l’enfance.
Bardamu
lui prédit un grand avenir de médecin (L’Église,
p. 232) ou tout au moins d’anarchiste. Quand Vera, son amante américaine, le
quitte, Bardamu salue affectueusement le petit garçon d’un : « Tu ne viens pas embrasser ton père qui va
être seul ?
Anarchiste... ! » (L’Église,
p. 227). Gologolo est déjà « un
petit rôdeur », « pas
facile à diriger » qui le suit partout mais lui échappe tout le
temps ; une didascalie le montre filant par le rideau de scène et
traversant la salle pour gagner le dehors (p. 228). Bardamu le considère
comme un être cher entre tous et il parle de lui en ces termes à Vera : « C’est un ami que je ne laisserais pas à New
York pour un empire » (p. 118, je souligne), phrase
emblématique au sujet d’un enfant qui est bel et bien au cœur d’un roman
d’amour impossible et d’une histoire d’empire perdu. Il symbolise peut-être,
pour le Céline de ces années-là, l’opposition radicale, à titre individuel, au
colonialisme, c’est-à-dire au désir d’exercer son emprise sur un être supposé
inférieur.
La
rencontre de l’enfant noir a, en tout cas, joué comme contrepoids manifeste à
l’obsession hygiéniste du docteur Destouches. À l’intérieur même de la pièce,
Bardamu souligne le changement opéré en lui à la faveur du séjour africain :
« C’est curieux, je me suis mis
dans l’idée là-bas [en
Afrique] que ça me servirait de lui analyser son sang
à ce petit nègre, et puis, à présent, je me rends compte que c’est complètement
idiot ; ça ne tient pas debout. C’est curieux ce qu’on peut changer »
(L’Église, p. 94). Pistil reprend
cette réflexion à l’acte V dans sa conversation avec un ouvrier qui rêve de
voyages au long cours : « ça a
l’air de rien, comme ça, les voyages », mais « le bonhomme qui revient, c’est pas le même
que celui que t’as vu partir, c’en est un autre, il est tout pas le même. Il
dit pas ce qu’il est d’venu, il peut pas le dire, il le sait pas lui-même, y se
cherche, y se r’trouve plus » (p. 240). C’est l’enfant noir qui, pour
Bardamu, est le vecteur de ce changement, le balancier de l’imaginaire. Plus
largement, le rapport à l’enfance, dans l’œuvre célinienne, fonctionne comme un
révélateur des pulsions profondes qui habitent les individus. On peut en juger
par les différences qui opposent dans Voyage
Bardamu et Lola, l’infirmière américaine connue pendant la guerre et retrouvée
aux U.S.A.
Dans
Voyage, c’est en effet à Lola que
Bardamu prête son désir d’adoption. Mais, chez elle, la volonté d’exercer son
emprise sur un petit être malléable prime sur l’affection.
L’unité entre la pièce et le roman est bien réelle sur ce point, d’autant que
Lola a pour domestique un anarchiste noir qu’elle traite avec une cynique
condescendance alors que Bardamu fraternise immédiatement avec lui (Voyage, pp. 216-218). Lola suppose, s’agissant
de Bardamu, « qu’un raté dans [son] genre devait avoir fait souches
clandestines un peu sous tous les cieux » et elle se verrait bien adopter l’un de ses
rejetons, de préférence de sexe féminin, c’est-à-dire plus docile a priori : « C’est malheureux tout de même que vous
n’ayez pas une fille quelque part, Ferdinand, un genre rêvasseur comme le vôtre
ça irait très bien à une femme tandis que pour un homme ça ne fait pas bien du
tout » (Voyage, pp.
218-219). Faute de quoi, Lola « emprunte » un petit garçon à sa mère
légitime dans le but d’en faire un comédien dans le théâtre de Vera, personnage
déjà présent dans L’Église. Elle
entend surtout discipliner ses « vices »,
c’est-à-dire ses pratiques érotiques, ce sur quoi Bardamu ironise en ces
termes : « Elle n’en démordait
pas de son désir de pureté » (Voyage,
p. 219). Il s’agit manifestement d’une
autocritique de Bardamu qui avait eu la tentation, dans l’Afrique de L’Église, de se prouver que son petit
noir n’était pas porteur d’un vice biologique et était pur de tout microbe
transmissible.
De
sa spécialité d’épidémiologiste,
Céline avait entamé la critique dans la pièce,
en se moquant, dans l’acte III, du scientisme en vogue à
la S.D.N. et de ses
applications fumeuses dans les théories sur les races. On ne sera pas étonné d’apprendre qu’il en
attribue la paternité aux juifs.
Si l’antisémitisme est fortement appuyé, l’enfant noir vient en perturber le
développement, au moins pour un moment.
Gologolo
est absent de l’acte III à la S.D.N. dominée par un personnel juif, comme si
leur présence était incompatible. Dans les pamphlets ultérieurs au contraire,
les juifs seront qualifiés d’« Afro-asiates »,
tout ce qui n’est pas aryen étant amalgamé par Céline en un objet d’exécration
global. Dans Voyage, roman
intermédiaire entre la pièce et les pamphlets, l’enfant adoptif reparaît crypté
sous les traits de Bébert : orphelin, vadrouillard et anarchiste en herbe,
il meurt de la fièvre typhoïde sans que Bardamu ait pu le sauver.
Cette résurgence clandestine de l’enfant d’élection s’accompagne de la mise en
réserve du discours antisémite. Voyage
en effet ne porte pas trace du racisme
ni de l’antisémitisme de l’auteur, sauf dans la mention de la « musique négro-judéo-saxonne »,
c’est-à-dire le jazz, une musique que Bardamu et Pistil semblent toutefois
beaucoup apprécier. On peut faire l’hypothèse que pour devenir un antisémite
radical, celui des pamphlets, Céline a eu besoin, concernant le rapport à
l’Autre, de mettre à distance le pôle positif de son imaginaire, pôle positif
qui existe donc bel et bien et est incarné par l’enfant adoptif.
Si
Gologolo est absent de l’épisode antisémite à la S.D.N., on y relève toutefois
un détail curieux en rapport avec lui. Une secrétaire s’interroge sur le choix
d’un mot dans un rapport de la Commission d’Hygiène : « ils ne savent pas encore s’ils vont recommander l’adoption... (Elle lit
avec peine)... des trois termes suivants,
comme similaires : “né mort”... “mort né”... “enfant né pas vivant”... »
(L’Église, p. 139, je souligne). On
ne peut s’empêcher de lire, à travers ces apparentes arguties qui font le
quotidien de l’administration, une indication méta-théâtrale mettant l’accent
sur le caractère fictif du personnage de Gologolo et laissant incertain l’avenir
qui lui sera réservé dans la suite d’une œuvre qui oscille constamment entre un
principe de vie et une pulsion de mort. Dans le cadre de sa profession de
médecin, le Bardamu de L’Église est
déjà partagé, dans ses pratiques comme dans ses tentations, entre la nécessité d’accompagner les
agonisants en leur fournissant de la morphine – ce qui lui vaut des ennuis avec
la police – et celle de faire naître des nouveaux-nés en position difficile.
Autant il sait aider les malades à mourir, autant il ne sait pas s’y prendre
avec les accouchements, au point qu’il est obligé de consulter un dictionnaire
médical puis un confrère plus chevronné. C’est d’autant plus surprenant que
Céline, qui se dira souvent passionné par les accouchements, a consacré sa
thèse de médecine à un obstétricien de génie, Semmelweis, découvreur de la
fièvre puerpérale.
Son confrère Mermilleux dans L’Église,
afin d’exorciser les angoisses de Bardamu qui vient de rater tragiquement une
mise au monde, en arrive à lui montrer comment utiliser le forceps en effectuant
la manœuvre sur la propre tête de Bardamu ! (pp. 246-247). La portée
symbolique de la scène est assez claire : il s’agit pour Bardamu
d’apprendre à séparer la vie de la mort, d’arriver à faire sortir de sa tête
les idées noires mortifères qui l’obsèdent pour contribuer à faire naître de la
vie. L’écriture offre un moyen efficace pour cela, à condition qu’elle sorte du
strict réalisme, qu’elle fasse droit aux délires, aux hantises et aux fantômes.
Dans
la pièce, on ne voit apparaître Gologolo que furtivement et on n’entend jamais
sa voix : il est moins un personnage qu’une apparition, un médiateur pour
l’autre monde, un de ces angelots qui peuplent les féeries, genre théâtral que
Céline prisait fort.
Les autres personnages – et les spectateurs de la pièce par la même occasion –
se demandent ce qu’un enfant pareil
vient faire dans l’histoire, tel un surnuméraire qui change cependant la donne.
Bardamu semble répondre à leur interrogation quand il évoque son projet ancien
de composer une pièce de théâtre, à la fois populaire et d’avant-garde, projet
resté « avorté » faute de moyens et aussi d’adeptes : « Au fond, [conclut-il] c’était une œuvre pour embryons » (L’Église, p. 86), autant dire une œuvre
pour un public pas encore né, voire « mort-né » (pour reprendre les
termes de la secrétaire de la S.D.N.) ou encore à venir. Bardamu ni Céline
n’ont jamais tout à fait renoncé à leur désir de gestation hors normes, un
désir qui s’exprime de diverses façons dans L’Église.
L’Église
voit significativement passer beaucoup d’enfants, grands ou petits (l’adjectif
« petit » y a une fréquence
entêtante). Au quatrième acte, les enfants se multiplient tant et si bien que
le personnel dramatique devient une espèce de grande famille où les policiers
eux aussi se révèlent être avant tout des papas. Pistil, qui fait office de
nounou pour Gologolo, exprime son agacement devant une fin aussi
« pépère » pour un ancien aventurier des colonies. Retrouvant son
parler d’antan, il déclare en parlant de l’enfant noir : « Il me fatigue, cette petite peau de boudin »
(p. 258). L’expression paraît la transposition scénique du cliché « partir
en eau de boudin » qui vaut autant pour la pièce que pour l’empire
colonial en perdition (n’oublions pas que le décor est celui du bistrot « Au repos des colonies » transformé
en infirmerie d’urgence...).
Il y
a quand même quelque chose dans le ratage de cette pièce qui est réussi,
c’est la mise au jour d’un désir resté embryonnaire mais toujours
actif chez Céline : celui de concevoir une communauté humaine sur un
rapport à l’Autre de type affectif et électif plutôt que sur le mode hiérarchique et normatif, que cet Autre
soit l’étranger, la femme ou l’enfant. Comment adopter un être, acclimater un
autre à soi (et inversement), sans le faire mourir dans son individualité
inaliénable, telle est pour lui la question de fond. C’est significativement
une femme, Vera, qui perçoit cette préoccupation quand elle promet de revenir
voir Bardamu : « je tâcherai de te
rapporter ce que tu veux, ce que tu aimes, ce que tu peux savoir sur les autres
étrangers : par où ils sont faibles, par où ils sont forts ; par où
vraiment ils sont différents » (L’Église,
p. 227).
***
Au terme
de ce parcours, il est possible de dire que les aventures africaines de Céline
ont permis le déploiement d’un imaginaire qui a pour pôle de préférence la nuit avec ses noirs secrets, sa fureur,
mais dont les révélations ne sont pas toutes négatives : elle autorise
l’ouverture à l’Autre dans sa singularité imprenable, ce que symbolise
l’enfant, un être qui n’est pas encore assigné à résidence dans une nature
immuable, qui peut sortir de « la case » prévue pour l’enfermer, que
ce soit celle de la famille, de la nation, d’une théorie raciale ou d’un genre
littéraire. On se rappelle qu’au début de L’Église,
un employé comptait installer tous les personnages « dans la même case », ce qui relevait de la gageure,
notamment avec l’incontrôlable Gologolo. S’échapper de la case prévue peut être
considéré comme une allégorie de l’écriture célinienne dont l’ambition,
dès Voyage, est de sortir du théâtre
des discours, de mettre en scène des postures afin de pouvoir prendre avec
elles la distance nécessaire. Déjà dans L’Église
Bardamu, en jouant au papa, exhibe son propre paternalisme qu’il moque
gentiment et auquel l’enfant ne se prête que par jeu, fictivement et
temporairement.
Le
petit Gologolo s’échappe de la pièce elle-même pour gagner un hors champ où les
utopies céliniennes vont essayer de le rattraper ; il y rejoint la bande à
Dudule de Mort à crédit et les mômes
crétins de Rigodon,
tous
« positifs
dégénérés » mais en lesquels
l’écrivain place ses derniers
espoirs pour l’avenir de l’humanité, ce qui, on en
conviendra, est assez
paradoxal pour un tenant de la cause nazie. Il voit avec ces
êtres-là une
possibilité de régénérer le roman de
l’Occident en y réinjectant la part qu’il
a éliminée pour se constituer. C’est pourquoi
peut-être il importait de
rappeler à la mémoire des lecteurs l’enfant
africain de Bardamu, surtout quand
on pense que Céline se flatte d’avoir fait jazzer la
langue française.
Suzanne
Lafont
Université
Montpellier III
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