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LE CONTINENT NOIR DE L’IMAGINAIRE

L’Afrique de Céline dans L’Église et 
Voyage au bout de la nuit
Suzanne Lafont, Université de Montpellier III. 


 L’aventure coloniale vécue par Céline en Afrique a donné matière à une pièce de théâtre L’Église[1] et au roman Voyage au bout de la nuit, mais elle a surtout laissé des traces durables dans l’imaginaire et l’écriture de l’auteur. Je rappellerai d’abord les données factuelles concernant les deux séjours de Céline en Afrique avec leurs conséquences dans l’itinéraire de l’auteur, en essayant de clarifier les éléments d’une idéologie disparate ; un détail souvent oublié est de nature à complexifier l’idée qu’on peut se faire de l’imaginaire célinien et de son rapport à l’Autre : c’est l’adoption par le Bardamu de L’Église d’un enfant noir qui aura de nombreux avatars dans l’œuvre, y introduisant un ferment d’utopie et de gaîté espiègle qu’on n’associe pas forcément au nom de Céline.

 
Données factuelles sur l’aventure africaine de Céline[2] 

 Céline a fait deux séjours en Afrique. Le premier, de 1916 à 1917, le conduit au Cameroun et en Guinée espagnole. Réformé lors de la Grande Guerre, affecté au Consulat à Londres, Louis Destouches embarque à Liverpool sur un cargo apocalyptique après avoir signé un contrat avec la compagnie Forestière Sangha-Oubangui. Après quelques escales, il atteint Douala puis est envoyé à Bikomimbo : c’est cette aventure qu’il relate dans Voyage.

Louis Destouches est attiré par le désir de faire fortune et d’aller à l’aventure, ainsi que l’exprime lapidairement son héros, Ferdinand Bardamu, dont le mobile essentiel est toutefois de fuir la guerre : « En Afrique ! que j’ai dit moi. Plus que ça sera loin, mieux ça vaudra ! » (Voyage, p. 111). Un tropisme le pousse vers les ailleurs vantés par la littérature exotique, par exemple celle de Pierre Loti dont Céline était friand. Une autre tentation, plus profonde, lui fait suivre la trace de Rimbaud dont il ramène peut-être d’Afrique le fils imaginaire... et un roman[3]. Ses désirs, attribués à Bardamu dans Voyage, sont énumérés en une litanie de topoï  passés à l’acide d’une emphase ironique :

 Nous voguions vers l’Afrique, la vraie, la grande ; celle des insondables forêts, des miasmes délétères, des solitudes inviolées, vers les grands tyrans nègres vautrés aux croisements de fleuves qui n’en finissent plus. Pour un paquet de lames “Pilett” j’allais trafiquer avec eux des ivoires longs comme ça, des oiseaux flamboyants, des esclaves mineures (Ibidem, p. 112).

 Destouches fera effectivement des affaires puisqu’il sera directeur d’une plantation de cacao avant d’être rapatrié pour dysenterie, non sans avoir brûlé sa case pour effacer la trace de ses indélicatesses. Quant à son héros, il vérifiera ce qu’il a déjà constaté pendant  la guerre : quand on ne dispose pas au départ d’un capital (fait de richesse et de relations), on ne  peut rien faire fructifier en termes de fortune, au sens économique et existentiel du mot ; toutefois, on peut, à la faveur de quelques interstices de chance restés disponibles,  trouver un chemin de vie. Car c’est bien « la vraie vie »[4] espérée par son illustre prédécesseur que cherche Bardamu, celle du corps « brûlé de belles fièvres » et celle des émotions qui, pour être transmises, nécessitent l’invention une langue nouvelle.

Du séjour au Cameroun datent les premiers essais littéraires de Céline. Il écrit deux poèmes, l’un sur Stamboul inspiré de Loti, l’autre, de tonalité baudelairienne, sur les crépuscules et il compose une nouvelle, Les Vagues, dont on connaît quelques feuillets : c’est une satire assez convenue qui fait converser, sur le pont d’un paquebot, des coloniaux de diverses nationalités auxquels on annonce, dans l’indifférence quasi générale, l’entrée en guerre des États-Unis.

Céline fait également en Afrique ses débuts en médecine[5] : il monte une petite pharmacie avec un matériel de chirurgie d’urgence pour lui et les indigènes. Plus tard, en 1926, devenu le docteur Destouches, il  effectuera un second périple de cinq mois du Sénégal au Nigeria pour le compte de la S.D.N., institution où il a pour supérieur le docteur Rajchman, futur fondateur de l’Unicef (un détail qui, du point de vue célinien, a son importance)[6]. Céline voyage dans le cadre d’un échange sanitaire international avec pour mission d’étudier l’opportunité d’établir un bureau d’hygiène en Afrique occidentale. De cette deuxième expérience sortira l’écriture de L’Église, première ébauche de Voyage, dont le premier acte a pour décor une case africaine. Le titre fait référence à la S.D.N. où l’on pratique « la religion » du rapprochement entre les peuples  avec le succès que l’on sait. Cette comédie «brutalisée » —comme l’indique le prière d’insérer de 1933— et surtout, de l’aveu même de son auteur, mal ficelée a pour principal titre de gloire d’avoir fourni à Sartre l’épigraphe de La Nausée, un choix qui s’avèrera rétrospectivement peu judicieux. La sentence mise en épigraphe —« C’est un garçon sans existence collective, c’est tout juste un individu »[7]— résume dans L’Église le jugement porté par Yudenzweck, le supérieur de Bardamu à la S.D.N. ; elle contient, dans le contexte de la pièce, une charge antisémite qui n’échappera pas à Rajchman, modèle transparent de  Yudenzweck. Il en résultera une rupture des liens amicaux avec Céline qui ne s’en remettra jamais vraiment, comme on le constate à la lecture de Bagatelles pour un massacre.

On voit se nouer, au fil des aventures africaines de Céline, expérience de la médecine et pratique de l’écriture, toutes deux associées de façon intime à ce que Céline nomme « l’aptitude au délire », un penchant qu’il convient tantôt de soigner, tantôt de cultiver. Céline attribuera volontiers ses accès de fièvre vengeresse au paludisme contracté aux colonies,  mais leur versant positif est d’ouvrir l’écriture, autant que l’esprit, à un au-delà du réalisme. C’est cette aptitude que Céline semble avoir développé au cours de son séjour africain. Sa rencontre avec Raoul Marquis, inventeur fantasque et modèle du Courtial des Pereires de Mort à crédit, n’aurait peut-être pas été possible avant l’expérience africaine telle qu’il l’a relatée dans L’Église. Le bonhomme, marionnettiste à la fondation Rockefeller et inventeur d’un « guignol prophylactique » pour prévenir des dangers de la tuberculose, avait l’ambition de fonder une école. Une version burlesque de ce projet est donnée dans Mort à crédit où les mômes de la bande à Dudule « élevés » par Courtial semblent les avatars démultipliés de Gologolo, l’enfant anarchiste de L’Église. La forte sensibilité de Céline à l’enfance, une des rares dispositions propres à le faire s’attendrir, à le faire mollir est figurée de façon prémonitoire dans la pièce où  l’un des professeurs de maintien de Bardamu enfant, un certain monsieur Griot, appelait le héros « Bardamou » (L’Église, p. 117). Il est déjà saisissant d’imaginer Bardamu enfant, mais ce n’est pas la dernière des surprises qui nous attendent dans ce registre. Dans Voyage, Molly, conformément aux résonances de son prénom, non seulement adoucit les mœurs de Bardamu,  mais surtout incarne une figure de mère idéale pour tous les hommes dignes de ce nom ; véritable sage-femme, elle met au jour les profondes aspirations de Bardamu, le pousse à écrire et à reprendre ses études médicales, elle l’accouche littéralement. On relèvera que c’est  encore au retour d’Afrique en 1926 que Céline fait la rencontre de celle qui est le modèle de Molly, Elisabeth Craig, la dédicataire du roman. Dans L’Église, elle apparaît sous les traits d’une danseuse qui partage avec Bardamu la tendresse pour l’enfant noir comme s’il était  leur enfant « naturel ».

Ainsi sont annoncées, dans les deux textes liées à l’aventure africaine de Céline, les motifs qui innerveront en profondeur l’ensemble de l’œuvre.

             
De la pièce au roman : les inflexions de l’écriture célinienne

 La pièce en cinq actes, rédigée avant le roman, retouchée pendant la rédaction de celui-ci, raconte le deuxième séjour africain de l’auteur, mais elle permet la remontée à la mémoire du séjour précédent auquel sera consacrée la première partie de Voyage. J’en donnerai un résumé succinct avant d’analyser ce qui la distingue du roman, idéologiquement et dans l’inventivité de l’écriture[8].

L’acte I voit l’arrivée de Bardamu, épidémiologiste de la S.D.N., dans la case d’une colonie africaine où l’administrateur, Tandernot, fait construire des routes inutilisables. Son subordonné, Pistil, s’adonne à la boisson et à diverses exactions à l’égard des indigènes[9]. Bardamu vient constater la mort par « peste pneumonique » du major Varenne « qui est devenu tout noir » (p. 15) et celle du docteur américain Gaige, atteint  du même mal. Ce diagnostic entre en contradiction avec celui du médecin inspecteur Clapot qui soutient la thèse de la fièvre jaune importé de colonies étrangères. Bardamu se fait traiter d’anarchiste et adopte dans la foulée l’enfant noir dont Gaige avait déjà fait son fils.

Il l’amène avec lui à New York dans l’acte II où il rencontre Vera, directrice d’un théâtre, et Elisabeth,  danseuse et veuve de Gaige. Aux USA, note un personnage, « ce n’est pas les nègres qui manquent » (p. 83), c’est-à-dire, en termes céliniens, les esclaves du capitalisme. L’acte III se déroule à la S.D.N. et l’on y voit comment la diplomatie internationale, dominée par un personnel juif, prépare les conditions de la prochaine guerre (l’enfant noir est absent de cet acte). Les deux derniers actes se déroulent en banlieue parisienne. Pistil tient le bistrot « Au repos des colonies » où il sert des « petits blancs » à des flics véreux. Le bistrot se transforme en clinique de fortune où officient Pistil et « le petit noir » dont le père adoptif, Bardamu, est devenu médecin des pauvres (les expressions familières « petit noir » et « petit blanc » pèsent leur poids d’idéologie). La pièce se termine par un ballet, sur fond de musique de jazz, dansé par Elisabeth.

Cette succession de tableaux donne à la pièce un aspect passablement décousu. Discours pontifiants des coloniaux et sentences anarchisantes désabusées y abondent, nuisant à la force dramatique du propos qui ne trouvera sa pleine dimension que dans le roman.

 La différence la plus frappante avec Voyage réside en premier lieu dans le discours tenu par les personnages. Dans la pièce, le langage argotique et la syntaxe oralisante sont le fait des coloniaux de rang inférieur qui imitent le supposé parler indigène, celui des boys noirs, ce qui redouble la caricature langagière, par exemple dans cet échange entre Pistil et Mousso (L’Église, p. 27) :

-Pistil : ça ! en a pas hyène, hein ? 

-Mousso : ça c’est un chien qu’y en a vu Gologolo. 

Les “grands blancs” dominants parlent, eux, le langage châtié de la métropole, tandis que Bardamu use d’un français standard à peine plus relâché.

Dans Voyage, le parler raciste est très localisé et présenté comme grotesque : c’est particulièrement net dans la scène où le commerçant, « l’homme au corocoro », escroque la famille des récolteurs (pp. 137-138). La langue de Bardamu, qui puise à divers registres, du plus familier au plus élaboré, devient la norme. On voit l’inflexion que Céline fait subir à son écriture jusqu’à inventer ce style émotif, d’un primitivisme concerté, qui est la grande trouvaille de Voyage : le roman de la voix, traversée de diverses autres, n’a été possible qu’après les deux périples en Afrique, une voix hybride qui a assimilé celles des vainqueurs comme des vaincus de l’Histoire, celle aussi des réfractaires à toute catégorisation (l’enfant noir qu’on n’entend jamais garde intacte sa singularité).

La deuxième différence notable est l’absence, dans L’Église, de l’épisode guerrier, expérience fondatrice dans Voyage, étalon de mesure de tout événement et de tout rapport avec autrui. C’est l’acte consacré à la S.D.N. qui en tient lieu dans la pièce, comme si la guerre qui se prépare dans les bureaux avait eu pour laboratoire l’administration des colonies. Le ballet final et la présence de l’espiègle Gologolo semblent dessiner une échappatoire idéale au conflit, quelque chose qui tient tête à la pulsion de mort. Dans le roman, on trouve des traces de ces issues possibles, mais en plus désillusionnées : Bébert meurt, la divine Sophie qui ressemble à « un trois-mâts d’allégresse tendre en route pour l’Infini » s’échappe dans un hors champ inaccessible. Le héros Bardamu est à peu près le même dans les deux oeuvres, à ceci près que, dans Voyage, il n’est plus protégé par un passeport diplomatique ; plus cynique, il garde des zones compassionnelles, principalement liées aux enfants et à quelques femmes d’exception.

Ce qui frappe dans le roman, par contraste avec la pièce, est la distance prise avec le discours raciste et la disparition quasi totale des notations antisémites : dès le début de Voyage, Bardamu déclare que la race, « c’est seulement ce grand ramassis de miteux dans [son] genre, chassieux, miteux, transis, qui ont échoué ici [en France] poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer » (p. 8). À partir de ces constats, on peut se demander quel rôle a joué la découverte de l’Afrique coloniale dans l’invention du roman comme garde-fou aux délires raciaux qui s’exprimeront avec virulence dans les pamphlets. La rencontre de l’Autre, à la fois intime et étranger, semble avoir modifié la pulsion originaire et ouvert l’hypothèse d’une communauté humaine fondée sur d’autres critères que les liens biologiques, ce que préfigure l’adoption de l’enfant noir. Adopter, c’est en effet choisir de faire sien un être avec lequel s’instaure une nouvelle lignée qui ne sera pas celle du sang.

 
Une idéologie disparate

 Dans les deux œuvres, on retrouve les mêmes éléments idéologiques, mais distribués autrement. Ils sont replacés, pour le roman, dans une perspective plus large de critique des discours, mis en scène plus que rapportés, comme si le roman intégrait une critique de la pièce. D’autre part, la focalisation induite par l’écriture romanesque permet l’exploration d’un imaginaire personnel et pas seulement une satire des milieux traversés : à mesure qu’il pénètre dans l’Afrique “intérieure” pour aller remplacer l’homme qu’il n’a pas encore identifié au Robinson rencontré pendant la guerre, Bardamu semble aller à la découverte de son double, de sa part sombre. Le Robinson de Céline en effet, au contraire de celui de Daniel Defoe, n’initie à rien d’autre qu’au néant des valeurs civilisatrices et, peu à peu, Bardamu se découvre différent de ce nihiliste plein de ressentiment. C’est la révélation qui a lieu dans la nuit africaine au moment exact où Bardamu, identifiant Robinson, le voit s’échapper dans la nuit. À partir de ce point, Bardamu cessera de suivre Robinson pour prendre l’initiative des aventures racontées dans la deuxième partie de Voyage. Resté seul à Bikomimbo, il devra faire face à un déluge qui vaut pour liquidation de l’ancienne alliance et pour une nouvelle genèse de l’être, même si celle-ci ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices : « L’anarchie partout et dans l’arche, moi Noé, gâteux », tel est le résumé de la situation par Bardamu. Un peu avant, il avouait cependant avoir pris goût à l’expérience primitiviste :

 Malgré que je fusse maladroit naturellement, après une semaine d’application je savais moi aussi, tout comme un nègre, faire prendre mon petit feu entre deux pierres aiguës. En somme, je commençais à me débrouiller dans l’état primitif » (Voyage, pp. 174-175).

 Les données idéologiques ne sont pas simples quand on rentre dans le détail des textes. D’un côté, la critique célinienne des colonies s’apparente à l’anticolonialisme de gauche, mais revu et sévèrement corrigé par le pessimisme vitaliste et freudien caractéristique des années trente. Cette critique puise également dans l’idéologie droitière raciste, sans pour autant partager ses nostalgies sur un âge d’or supposé de la civilisation occidentale ; elle garde surtout des liens étroits avec l’anarchisme libertaire de la Belle Époque[10] : les stades de civilisation ne sont aux yeux de Céline que des avancées dans l’asservissement volontaire ou forcé, le pire étant le stade républicain qui octroie aux miséreux le droit de vote pour mieux les faire consentir à leur propre aliénation.

Sur le versant anticolonialiste de gauche, Céline rejoint le réquisitoire de Gide qui dénonçait dans Voyage au Congo (1927) et Retour du Tchad (1928) les compagnies de caoutchouc prêtes à toutes les exactions pour garantir leurs bénéfices. Céline s’attaque à son tour à la brutalité, à la rapacité et à la nullité  de l’entreprise prétendument civilisatrice. Toutes les institutions y passent : l’administration, la justice, le commerce, l’armée sont parodiées à la serpe dans Voyage en des scènes mémorables. Les colons sont minés par les maladies, l’ennui et la haine, sans compter l’apéritif (« Voilà comment on perd ses colonies », note sarcastiquement le narrateur, p. 127). Le rêve civilisateur est une simple variante du  capitalisme et le trajet suivant conduit Bardamu, dans la pièce comme dans le roman, aux États-Unis, quintessence de l’Occident triomphateur rompu à toutes les formes d’esclavage moderne. L’humanisme n’est pas absent de ce panorama, mais il est donné comme une forme d’angélisme inimitable, ainsi que le prouve l’exemple du sergent Alcide qui, parmi les coloniaux, n’est pas ordinairement un tendre : cet Hercule du cœur prolonge cependant son séjour dans l’enfer africain pour offrir des leçons de piano et un traitement médical à une lointaine nièce orpheline.

Céline ne s’apitoie pas sur les sort des colonisés (employés des factories, boys) qui sont aussi cupides et agressifs à l’occasion, comme en atteste cette notation féroce : « On les reconnaissait les commis nègres à ce qu’ils engueulaient passionnément les autres Noirs » (p. 136). Bardamu ne se sent pas pour autant supérieur au « sauvage » ; simplement il constate l’impossibilité pour un Occidental de revenir en arrière pour goûter à l’état de nature cher à Rousseau. Céline a sans nul doute été marqué par Cœur des ténèbres de Joseph Conrad (paru en revue en 1889 et traduit en 1925) où l’entreprise coloniale confronte le prétendu civilisé à « la puissance préhistorique », à la sauvagerie qui est en lui. Cependant le Robinson de Céline n’est pas le Wurtz de Conrad qui se fait offrir des sacrifices humains. Dans L’Église, Bardamu ironise sur ce fantasme de retour à la barbarie devant Flora, une Française émigrée aux U.S.A. à laquelle il affirme à propos de son enfant adoptif : « Je lui enlève un petit morceau de peau, matin et soir, et je bois son sang avec du café. ça donne du goût ! » (L’Église, p. 93).

Le penchant droitier de l’anticolonialisme célinien se lit dans le sentiment d’inanité de l’effort civilisateur face à une nature qui ne s’y prête pas. On entend ses inflexions dans les discours de Pistil ; ainsi, à l’inspecteur Clapot qui vient de proclamer fièrement : « Ici, l’indigène est heureux : il mange bien, il s’habille, il comprend notre effort civilisateur, en un mot : il nous aime » (L’Église, p. 46), Pistil oppose sa vision peu engageante de l’empire colonial :  « Les colonies, moi je vas [sic] vous dire : c’est fait pour les singes pendant la journée et les chacals pendant la nuit. Il y a qu’un bon moment, c’est le crépuscule, eh bien ! c’est l’heure des moustiques » (p. 55). Raciste, alcoolique et pilleur des cases qu’il est censé protéger, il est, selon Tandernot, « un facteur de démoralisation pour les indigènes » (p. 19). Pistil, libertaire dévoyé devenu une parodie de lui-même, est une sorte d’anar de droite qui se verrait bien monter un jazz-band à New York avec des danseuses noires (p. 53) mais il finit dans un bistrot de banlieue à vitupérer l’époque.

Au total, dans L’Église et Voyage, Céline ne développe pas une idéologie monolithique ni très cohérente. Sa vision du continent noir est empreinte de souvenirs littéraires plus que de textes doctrinaires ; il a manifestement gardé le souvenir du Roman d’un spahi où Loti voit l’Afrique comme un immense Sahara dans lequel les braves petits blancs s’altèrent au contact d’un climat exténuant, de noirs indolents et de femmes lascives. Mais le colon de Céline n’a pas besoin de cela pour dégénérer : il est miné par ses propres vices et achève de se liquéfier comme un morceau de sucre dans du café ou, plus drôlement, un jaune d’oeuf dans une laitue géante (Voyage, p. 143). Les Noirs résistent mieux à ce phénomène de dissolution. Ils ont l’avantage d’une sobriété relative, d’une chair endurcie sous la trique et la plupart d’entre eux sont animés d’une gaîté plus contagieuse que leurs microbes. Bardamu entre en complicité avec ses boys qu’il nomme fréquemment ses « guides »,  paludéens mais érotiques, pustuleux mais chantants, selon ses propres termes. Au-delà des stéréotypes habituels à la littérature coloniale, les Noirs trimardeurs de Céline minent l’entreprise d’asservissement à laquelle ils ne se plient que contraints et forcés, préservant intact un noyau réfractaire qui entre en profonde complicité avec l’auteur.

 
La poésie au noir[11]

 En Afrique, surtout dans la nuit, l’écriture célinienne est “dans son jus”. Elle y trouve son rythme, ces « dentelles de mouvement saccadés » (Voyage, p. 150) qui seront une de ses marques les plus reconnaissables ; on y voit s’ébaucher le goût pour les onomatopées, si frappant dans la suite de l’œuvre. Céline sait prendre la cadence des canotiers (p. 161), capter la mélopée des tam-tam à propos desquels il a des formules d’un lyrisme rageur : « Et puis plus rien que les Noirs du village et leur tam-tam, cette percussion en bois creuse, termites du vent » (p. 169). Céline s’est forgé là une langue « indigène », frottée à celle de l’autre, dont le français académique sera l’hôte forcé et qui le fera sortir de ses gonds.

Dans Voyage, le texte célinien s’en prend violemment aux poncifs de la littérature exotique, à sa façon de capitaliser les sensations fortes, d’exploiter les effets dans une écriture bien léchée ; Céline dénude les procédés rhétoriques, dévoile l’envers du pittoresque, par exemple quand il décrit le crépuscule comme un fiasco de couleurs, un assassinat du soleil, la guerre agrandie à des dimensions cosmiques (p. 168) ; il qualifie méchamment le paysage tropical de « campagne » aux végétaux boursouflés, la suspectant de faire du chiqué pour intimider son homme. Cette liquidation des topoï prend un aspect spectral à propos de Topo, le bien nommé : « Peut-être que tout cela n’est plus, que le petit Congo a léché Topo d’un grand coup de sa langue boueuse un soir de tornade en passant et que c’est fini, bien fini, que le nom lui-même a disparu des cartes, qu’il n’y a plus que moi en somme pour me souvenir d’Alcide... » (p. 162). Céline semble mettre ainsi fin à toute tentative d’annexion d’un nouveau territoire littéraire à exploiter ; au contraire, il entend défaire, dans l’écriture même, toute entreprise de colonisation, en dépouillant la langue dominante de ses prétentions à dire le réel.

On peut dire qu’il pratique une poésie “au noir” : clandestine, dévouée à l’envers du décor et à la scène de l’irreprésentable. Certaines pages côtoient la poésie d’Une Saison en enfer[12]. Dans « Mauvais sang »,  Rimbaud se voyait entrer « au vrai royaume des enfants de Cham » et proclamait par exemple : « Je suis de race inférieure de toute éternité », « Je suis une bête, un nègre [...] Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares » ; il clamait son « horreur de la patrie » et son désir d’en finir avec les mots désincarnés : « Plus de mots [...] Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! ». C’est sa piste que suit Céline en Afrique, comme s’il poursuivait en prose l’aventure poétique qui s’était achevée à Aden. Il va explorer le territoire où la poésie s’est achevée, où elle a buté sur un silence ; cela le conduit à agrandir les contours du roman de tout ce qui mine son réalisme, de ce qui est “monstre” avant d’être monstrueux. Là où la raison souveraine des Lumières échoue, réside un possible encore disponible : l’enfant noir de L’Église est l’allégorie de cette chance laissée en instance. C’est l’enfant idéal que Céline aurait pu concevoir avec Elisabeth Craig ou Bardamu avec Molly, mais c’est surtout l’enfant que l’Afrique a su faire à l’œuvre célinienne.

 
Le rôle de l’enfant noir et ses avatars dans l’œuvre célinienne

 Gologolo, l’enfant qu’adopte Bardamu dans L’Église, a quelque chose d’un « bon petit diable » à la manière de la Comtesse de Ségur, mais sans traces de moralisme chrétien évidemment. Son nom, en forme d’onomatopée, semble issu d’une mémoire composite où l’Afrique croiserait l’Occident. Sous sa forme simple, « Golo » désigne en wolof un singe, mais Céline, selon les confidences recueillies oralement auprès de Lucette par l’érudit Éric Mazet, croyait savoir qu’il signifiait le diable dans un dialecte camerounais. Le mot est en tout cas riche de résonances. Dans les arts du cirque que Céline aimait beaucoup, « le bâton du diable » ou « golo » fait partie du matériel de jonglerie. Dans un autre genre, le nom propre de Golo ne peut manquer de ramener à la mémoire du lecteur celui du brigand dans la légende médiévale de Geneviève de Brabant qui enchante le petit Marcel chez Proust, auteur que Céline tenait pour son grand rival. Le nom a même un côté gaulois de Montmartre : il sera donné comme surnom au peintre Gen Paul, le Jules de Féerie pour une autre fois, qui “avait la gaule”  plus souvent qu’à son tour. On peut encore lui trouver, dans la biographie de Céline, un lien avec le petit personnage, inventé pour sa fille après 1928, qui les accompagnait dans les musées et faisait des grimaces aux gardiens (à la fin de la pièce, page 261, on voit passer en figurant le gardien du musée Victor-Hugo que Bardamu prend d’abord pour un croque-mort !).

 Il est très étonnant, pour les lecteurs de Voyage, de voir Bardamu devenir papa, surtout d’un enfant noir. Bardamu confie son insolite désir à Pistil quand ce dernier lui propose de prendre femme en Afrique : « Non, mais je voudrais bien avoir un gosse de par ici » (L’Église, p. 53). On lui propose alors un enfant de quatre ans, « presque orphelin », que les Noirs du village feront captif si personne ne s’en occupe (p. 58) ; le défunt docteur Gaige comptait le ramener « en cadeau » à sa femme Elisabeth. Non seulement Bardamu l’adopte, mais il le reconnaît comme sien chaque fois que quelqu’un s’interroge sur sa présence à ses côtés. Il le naturalise selon les besoins : c’est un « nègre anglais » en Amérique, un  petit banlieusard en France où il fréquente l’école communale, suce des sucres d’orge et a envie de faire pipi, selon les images d’Épinal de l’enfance.

Bardamu lui prédit un grand avenir de médecin (L’Église, p. 232) ou tout au moins d’anarchiste. Quand Vera, son amante américaine, le quitte, Bardamu salue affectueusement le petit garçon d’un : « Tu ne viens pas embrasser ton père qui va être seul ? Anarchiste... ! » (L’Église, p. 227). Gologolo est déjà « un petit rôdeur », « pas facile à diriger » qui le suit partout mais lui échappe tout le temps ; une didascalie le montre filant par le rideau de scène et traversant la salle pour gagner le dehors (p. 228). Bardamu le considère comme un être cher entre tous et il parle de lui en ces termes à Vera : « C’est un ami que je ne laisserais pas à New York pour un empire » (p. 118, je souligne), phrase emblématique au sujet d’un enfant qui est bel et bien au cœur d’un roman d’amour impossible et d’une histoire d’empire perdu. Il symbolise peut-être, pour le Céline de ces années-là, l’opposition radicale, à titre individuel, au colonialisme, c’est-à-dire au désir d’exercer son emprise sur un être supposé inférieur.

La rencontre de l’enfant noir a, en tout cas, joué comme contrepoids manifeste à l’obsession hygiéniste du docteur Destouches. À l’intérieur même de la pièce, Bardamu souligne le changement opéré en lui à la faveur du séjour africain : «  C’est curieux, je me suis mis dans l’idée là-bas [en Afrique] que ça me servirait de lui analyser son sang à ce petit nègre, et puis, à présent, je me rends compte que c’est complètement idiot ; ça ne tient pas debout. C’est curieux ce qu’on peut changer » (L’Église, p. 94). Pistil reprend cette réflexion à l’acte V dans sa conversation avec un ouvrier qui rêve de voyages au long cours : « ça a l’air de rien, comme ça, les voyages », mais « le bonhomme qui revient, c’est pas le même que celui que t’as vu partir, c’en est un autre, il est tout pas le même. Il dit pas ce qu’il est d’venu, il peut pas le dire, il le sait pas lui-même, y se cherche, y se r’trouve plus » (p. 240). C’est l’enfant noir qui, pour Bardamu, est le vecteur de ce changement, le balancier de l’imaginaire. Plus largement, le rapport à l’enfance, dans l’œuvre célinienne, fonctionne comme un révélateur des pulsions profondes qui habitent les individus. On peut en juger par les différences qui opposent dans Voyage Bardamu et Lola, l’infirmière américaine connue pendant la guerre et retrouvée aux U.S.A.

Dans Voyage, c’est en effet à Lola que Bardamu prête son désir d’adoption. Mais, chez elle, la volonté d’exercer son emprise sur un petit être malléable prime sur l’affection[13]. L’unité entre la pièce et le roman est bien réelle sur ce point, d’autant que Lola a pour domestique un anarchiste noir qu’elle traite avec une cynique condescendance alors que Bardamu fraternise immédiatement avec lui (Voyage, pp. 216-218). Lola suppose, s’agissant de Bardamu, « qu’un raté dans [son] genre devait avoir fait souches clandestines un peu sous tous les cieux »  et elle se verrait bien adopter l’un de ses rejetons, de préférence de sexe féminin, c’est-à-dire plus docile a priori : « C’est malheureux tout de même que vous n’ayez pas une fille quelque part, Ferdinand, un genre rêvasseur comme le vôtre ça irait très bien à une femme tandis que pour un homme ça ne fait pas bien du tout » (Voyage, pp. 218-219). Faute de quoi, Lola « emprunte » un petit garçon à sa mère légitime dans le but d’en faire un comédien dans le théâtre de Vera, personnage déjà présent dans L’Église. Elle entend surtout discipliner ses « vices », c’est-à-dire ses pratiques érotiques, ce sur quoi Bardamu ironise en ces termes : « Elle n’en démordait pas de son désir de pureté » (Voyage, p. 219).  Il s’agit manifestement d’une autocritique de Bardamu qui avait eu la tentation, dans l’Afrique de L’Église, de se prouver que son petit noir n’était pas porteur d’un vice biologique et était pur de tout microbe transmissible.

De sa spécialité d’épidémiologiste, Céline avait entamé la critique dans la pièce, en se moquant, dans l’acte III, du scientisme en vogue à la S.D.N. et de ses applications fumeuses dans les théories sur les races. On  ne sera pas étonné d’apprendre qu’il en attribue la paternité aux juifs[14]. Si l’antisémitisme est fortement appuyé, l’enfant noir vient en perturber le développement, au moins pour un moment.

Gologolo est absent de l’acte III à la S.D.N. dominée par un personnel juif, comme si leur présence était incompatible. Dans les pamphlets ultérieurs au contraire, les juifs seront qualifiés d’« Afro-asiates », tout ce qui n’est pas aryen étant amalgamé par Céline en un objet d’exécration global. Dans Voyage, roman intermédiaire entre la pièce et les pamphlets, l’enfant adoptif reparaît crypté sous les traits de Bébert : orphelin, vadrouillard et anarchiste en herbe, il meurt de la fièvre typhoïde sans que Bardamu ait pu le sauver[15]. Cette résurgence clandestine de l’enfant d’élection s’accompagne de la mise en réserve du discours antisémite. Voyage en effet  ne porte pas trace du racisme ni de l’antisémitisme de l’auteur, sauf dans la mention de la « musique négro-judéo-saxonne », c’est-à-dire le jazz, une musique que Bardamu et Pistil semblent toutefois beaucoup apprécier. On peut faire l’hypothèse que pour devenir un antisémite radical, celui des pamphlets, Céline a eu besoin, concernant le rapport à l’Autre, de mettre à distance le pôle positif de son imaginaire, pôle positif qui existe donc bel et bien et est incarné par l’enfant adoptif.

Si Gologolo est absent de l’épisode antisémite à la S.D.N., on y relève toutefois un détail curieux en rapport avec lui. Une secrétaire s’interroge sur le choix d’un mot dans un rapport de la Commission d’Hygiène : « ils ne savent pas encore s’ils vont recommander l’adoption... (Elle lit avec peine)... des trois termes suivants, comme similaires : “né mort”... “mort né”... “enfant né pas vivant”... » (L’Église, p. 139, je souligne). On ne peut s’empêcher de lire, à travers ces apparentes arguties qui font le quotidien de l’administration, une indication méta-théâtrale mettant l’accent sur le caractère fictif du personnage de Gologolo et laissant incertain l’avenir qui lui sera réservé dans la suite d’une œuvre qui oscille constamment entre un principe de vie et une pulsion de mort. Dans le cadre de sa profession de médecin, le Bardamu de L’Église est déjà partagé, dans ses pratiques comme dans ses tentations,  entre la nécessité d’accompagner les agonisants en leur fournissant de la morphine – ce qui lui vaut des ennuis avec la police – et celle de faire naître des nouveaux-nés en position difficile. Autant il sait aider les malades à mourir, autant il ne sait pas s’y prendre avec les accouchements, au point qu’il est obligé de consulter un dictionnaire médical puis un confrère plus chevronné. C’est d’autant plus surprenant que Céline, qui se dira souvent passionné par les accouchements, a consacré sa thèse de médecine à un obstétricien de génie, Semmelweis, découvreur de la fièvre puerpérale[16]. Son confrère Mermilleux dans L’Église, afin d’exorciser les angoisses de Bardamu qui vient de rater tragiquement une mise au monde, en arrive à lui montrer comment utiliser le forceps en effectuant la manœuvre sur la propre tête de Bardamu ! (pp. 246-247). La portée symbolique de la scène est assez claire : il s’agit pour Bardamu d’apprendre à séparer la vie de la mort, d’arriver à faire sortir de sa tête les idées noires mortifères qui l’obsèdent pour contribuer à faire naître de la vie. L’écriture offre un moyen efficace pour cela, à condition qu’elle sorte du strict réalisme, qu’elle fasse droit aux délires, aux hantises et aux fantômes.

 Dans la pièce, on ne voit apparaître Gologolo que furtivement et on n’entend jamais sa voix : il est moins un personnage qu’une apparition, un médiateur pour l’autre monde, un de ces angelots qui peuplent les féeries, genre théâtral que Céline prisait fort[17]. Les autres personnages – et les spectateurs de la pièce par la même occasion – se demandent ce qu’un  enfant pareil vient faire dans l’histoire, tel un surnuméraire qui change cependant la donne. Bardamu semble répondre à leur interrogation quand il évoque son projet ancien de composer une pièce de théâtre, à la fois populaire et d’avant-garde, projet resté « avorté » faute de moyens et aussi d’adeptes : « Au fond, [conclut-il] c’était une œuvre pour embryons » (L’Église, p. 86), autant dire une œuvre pour un public pas encore né, voire « mort-né » (pour reprendre les termes de la secrétaire de la S.D.N.) ou encore à venir. Bardamu ni Céline n’ont jamais tout à fait renoncé à leur désir de gestation hors normes, un désir qui s’exprime de diverses façons dans L’Église.

 L’Église voit significativement passer beaucoup d’enfants, grands ou petits (l’adjectif « petit » y a une fréquence entêtante). Au quatrième acte, les enfants se multiplient tant et si bien que le personnel dramatique devient une espèce de grande famille où les policiers eux aussi se révèlent être avant tout des papas. Pistil, qui fait office de nounou pour Gologolo, exprime son agacement devant une fin aussi « pépère » pour un ancien aventurier des colonies. Retrouvant son parler d’antan, il déclare en parlant de l’enfant noir : « Il me fatigue, cette petite peau de boudin » (p. 258). L’expression paraît la transposition scénique du cliché « partir en eau de boudin » qui vaut autant pour la pièce que pour l’empire colonial en perdition (n’oublions pas que le décor est celui du bistrot « Au repos des colonies » transformé en infirmerie d’urgence...). 

Il y a quand même quelque chose dans le ratage de cette pièce qui est réussi,  c’est la mise au jour d’un désir resté embryonnaire mais toujours actif chez Céline : celui de concevoir une communauté humaine sur un rapport à l’Autre de type affectif et électif plutôt que sur le  mode hiérarchique et normatif, que cet Autre soit l’étranger, la femme ou l’enfant. Comment adopter un être, acclimater un autre à soi (et inversement), sans le faire mourir dans son individualité inaliénable, telle est pour lui la question de fond. C’est significativement une femme, Vera, qui perçoit cette préoccupation quand elle promet de revenir voir Bardamu  : « je tâcherai de te rapporter ce que tu veux, ce que tu aimes, ce que tu peux savoir sur les autres étrangers : par où ils sont faibles, par où ils sont forts ; par où vraiment ils sont différents » (L’Église, p. 227)[18].

 
***

 Au terme de ce parcours, il est possible de dire que les aventures africaines de Céline ont permis le déploiement d’un imaginaire qui a pour pôle de préférence la nuit avec ses noirs secrets, sa fureur, mais dont les révélations ne sont pas toutes négatives : elle autorise l’ouverture à l’Autre dans sa singularité imprenable, ce que symbolise l’enfant, un être qui n’est pas encore assigné à résidence dans une nature immuable, qui peut sortir de « la case » prévue pour l’enfermer, que ce soit celle de la famille, de la nation, d’une théorie raciale ou d’un genre littéraire. On se rappelle qu’au début de L’Église, un employé comptait installer tous les personnages « dans la même case », ce qui relevait de la gageure, notamment avec l’incontrôlable Gologolo. S’échapper de la case prévue peut être considéré comme une allégorie de l’écriture célinienne dont l’ambition, dès Voyage, est de sortir du théâtre des discours, de mettre en scène des postures afin de pouvoir prendre avec elles la distance nécessaire. Déjà dans L’Église Bardamu, en jouant au papa, exhibe son propre paternalisme qu’il moque gentiment et auquel l’enfant ne se prête que par jeu, fictivement et temporairement.

Le petit Gologolo s’échappe de la pièce elle-même pour gagner un hors champ où les utopies céliniennes vont essayer de le rattraper ; il y rejoint la bande à Dudule de Mort à crédit et les mômes crétins de Rigodon, tous « positifs dégénérés » mais en lesquels l’écrivain place ses derniers espoirs pour l’avenir de l’humanité, ce qui, on en conviendra, est assez paradoxal pour un tenant de la cause nazie. Il voit avec ces êtres-là une possibilité de régénérer le roman de l’Occident en y réinjectant la part qu’il a éliminée pour se constituer. C’est pourquoi peut-être il importait de rappeler à la mémoire des lecteurs l’enfant africain de Bardamu, surtout quand on pense que Céline se flatte d’avoir fait jazzer la langue française.

 Suzanne Lafont

Université Montpellier III

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[1] La pièce est écrite en 1926, publiée avec des retouches en 1933 chez Denoël.  Nos citations renvoient à l’édition Gallimard de 1952. La rédaction de Voyage au bout de la nuit commence en 1929 et le roman est publié chez Denoël en 1932 : nous le citons dans la collection « Folio » (n° 17) et abrégeons le titre en Voyage.

[2] Pour plus ample information, voir le tome 1 de la biographie de Céline par François Gibault, Céline, 1894-1932. Le Temps des espérances, Paris, Mercure de France, 1985.

[3] Sur l’insistante présence de Rimbaud dans les textes et l’imaginaire céliniens, je me permets de renvoyer à mon ouvrage, Céline et ses compagnonnages littéraires (Rimbaud, Molière), Paris, Minard, 2005.

[4] Rimbaud avertissait  dans « Nuits de l’enfer » que la vraie vie est « absente » et non pas “ailleurs”.

[5] Il ne commencera ses études de médecine qu’en 1920 et il publiera sa thèse sur Semmelweis en 1924.

[6] Céline a été mis à disposition de la S.D.N. en 1924 par la Fondation Rockefeller. En 1925, il s’est rendu aux USA où il a donné des conférences sur l’épidémiologie et la médecine sociale dans les usines Ford.

[7] L’Église, op. cit., p. 161.

[8] Sur ce point comme, plus  loin, sur l’intertexte célinien, je renvoie aux notes d’Henri Godard dans le tome 1 de son édition des romans de Céline (Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, pp. 1161-1172 et 1238-1240.

[9] Le nom de Pistil qui évoque l’organe reproducteur femelle de la plante est déjà cocasse pour un aventurier à la virilité agressive ; il l’est encore plus si l’on y entend un calembour sur la rétention urinaire, thème récurent chez Céline avec son envers, l’incontinence ; il fait système avec le nom de l’inspecteur Clapot : on est visiblement en eaux troubles dans l’Afrique des colonies.

[10] Yves Pagès a bien montré cette influence dans toute l’œuvre de Céline dans Les Fictions du politique chez Louis-Ferdinand Céline, Paris, Seuil, 1994. Sur l’ensemble des positions idéologiques de Céline, voir également l’ouvrage d’Anne Henry, Céline écrivain, Paris, L’Harrnattan, 1994.

[11] Je reprends ici  les arguments que j’ai développés dans « L’Afrique de Voyage », Littératures, 1995, n° 32, pp. 105-118.

[12] On sait par des lettres à Albert Paraz, à Milton Hindus, à John Marks et à Henri Mahé en quelle estime Céline tenait Rimbaud. Il écrit en ce sens à Milton Hindus : « On cherche toujours pourquoi Rimbaud est parti si tôt en Afrique – je le sais moi – il en avait assez de tricher » (voir sur le sujet l’article d’Éric Mazet, « Céline et Rimbaud », Études céliniennes n° 1, automne 2005, pp. 69-71).

[13] Cette « marotte d’adoption » est également attribuée dans la pièce à Janine, jeune fille amoureuse de Bardamu, et à la mercière du Coin de la Révolte qui toutes deux désirent  adopter Gologolo, la première pour gagner le cœur de Bardamu (L’Église, p. 249), la seconde par nostalgie d’un spahi dont elle était amoureuse (Ibidem, p. 214), deux motivations de type  narcissique différentes de celle de Bardamu.

[14] L’Église, p. 84. Le syllogisme  de Bardamu est le suivant : « Ce qui force à penser, à faire de la science, c’est la peur » ; or les juifs sont froussards, donc la science est aux mains des juifs...

[15] Il apparaît avec son balai comme un rayon de soleil à l’intérieur d’une... église : « Une gaîté pour l’univers », s’extasie Bardamu  (Voyage, p. 242).

[16] Selon Semmelweis qui sera suivi par Pasteur, les principes qui permettent de l’éviter sont de se laver les mains, notamment après une autopsie (ce qui n’était pas courant à l’époque de Semmelweis), pour éviter toute contamination entre cadavre et nouveau-né.

[17] Cf. la pièce Progrès, écrite en 1927 (publiée en 1978 seulement) et ses ballets (Cahiers Céline 8, Paris, Gallimard, NRF, 1988, textes réunis et présentés par Pascal Fouché).

[18] La même Vera a cette réflexion  qui touche au plus profond des sentiments que Céline partage avec Bardamu  : « Ah ! Ferdinand... tant que vous vivrez, vous irez entre les jambes des femmes demander le secret du monde ! » (L’Église, p. 223).


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