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Présentation de la
société
Les
littératures de l'ere coloniale
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GEORGE ORWELL,
LA QUESTION COLONIALE ET LA
POLITIQUE.
Jean
Sévry, Université de Montpellier.
1- A propos d’un séjour en Birmanie...
En 1934, Orwell publie Burmese Days (Un séjour en Birmanie),
une œuvre d’une grande qualité littéraire. En outre, et c’est ce que je
voudrais démontrer dans cette étude, ce récit a joué un rôle déterminant dans
la vie et l’œuvre d’Orwell, et ceci, de plusieurs façons. D’abord en termes
d’une prise de conscience politique qui va être déterminante pour ses futurs
engagements. Par ailleurs, cela va l’amener à se situer, à se positionner de
façon de plus en plus claire en tant qu’écrivain, en tant que personne censée
devoir jouer un rôle dans cette société qui est la sienne. Ainsi peut-on dire
de cette expérience coloniale en Birmanie qu’elle occupe une place centrale.
Mais il convient de revenir sur ce
qui fut avant tout une expérience personnelle. Après des études [1]à
Eton, la célèbre « public school »,
sur sa demande, il suit une
formation pendant neuf mois (notions de droit et apprentissage de la
langue) pour
aller à la colonie. Et il se retrouve
ensuite en Birmanie en tant que ASP (Assistant Superintendent of
Police). Il y connaîtra pas moins de sept
affectations. En quoi cela consiste-t-il ? En des tâches de
maintien de
l’ordre colonial, mais aussi et surtout il s’agit de tenter
de régler des
conflits secondaires avant de les traduire, en cas de besoin, devant
les
tribunaux. Cette vocation coloniale avait sans doute des origines
familiales,
puisque son grand-père avait été ordonné
prêtre en Tasmanie en 1843 ; plus
près de lui son père s’était installé
en Birmanie comme commerçant de bois de
tek pour un chantier naval, et il était revenu en Angleterre
en 1904. Ce n’est donc pas un hasard s’il a
demandé à être affecté dans cette colonie en
1922. N’oublions pas, non plus son
extrême jeunesse. Au début de son séjour, il a
dix-neuf ans. Eton est un
établissement d’enseignement secondaire, avec une vocation
coloniale affirmée.
Plus tard, en 1937, dans The Road to
Wigan Pier (Le quai de Wigan) [2]
, il n’hésitera pas à nous déclarer : « A dix-sept ou dix-huit ans,
j’étais à la fois snob et révolutionnaire. J’étais contre toute forme
d’autorité » (p 122). Il reconnaît également qu’il était politiquement
ignorant, ou innocent (ce qui revient au même), et qu’il partageait alors les
préjugés de son époque, et ceux de sa classe sociale d’origine, la moyenne
petite bourgeoisie : « Je ne savais pas très bien ce que le
socialisme signifiait, et j’ignorais totalement que la classe ouvrière, cela
voulait aussi dire des êtres humains » (idem). On peut donc dire que ce
séjour en Birmanie va l’arracher à son innocence première pour l’amener à une
prise de conscience politique d’un impérialisme ambiant.
2- Le procès d’une société coloniale.
Venons-en à ce roman [3].
Le personnage central se nomme Flory, et il n’est pas sans nous
rappeler
l’auteur du livre: fonctionnaire de la police, il ne se sent pas
à l’aise dans
cette société coloniale dont il a vite fait de mesurer la
médiocrité . Ce qui
va précipiter son malheur, c’est qu’il va se croire
obligé de tomber amoureux d’une femme, Elizabeth
Lackersteen, aussi mondaine et belle
que superficielle, qui est à la recherche
d’un beau parti et qui ne va donc pas
faire grand cas de ce petit
fonctionnaire. Mais c’est au travers de Flory, anti-héros
et narrateur, que
nous allons découvrir cette société coloniale.
Pour l’essentiel, nous la retrouvons
au Club, où chacun et chacune rivalise de mondanités
prétentieuses, et de
discours réactionnaires : la plume d’Orwell se
régale dans sa férocité
même. Ce qui va ébranler ce petit monde, c’est, pour
un temps, un désir de Flory de faire entrer au Club un ami
indien, le Dr Veraswami. De cela, il
n’est pas question, on ne saurait en tant que
« civilisés » accepter
la présence d’Indigènes dans un Club de Sa
Majesté : les majuscules
abondent, car on a un code de conduite, qui est aussi un code
d’honneur, ce que
l’on appelle les Béatitudes du Pukka Sahib, que
voici :
« Sauver la
face,
Une main de fer (sans le gant de velours),
Nous les Blancs,
nous devons serrer les rangs,
Et donner peu,
sinon ils prendront tout.
Sans oublier
l’esprit de corps ! » (p198).
Ce médecin, pour lequel Flory
éprouve de forts sentiments d’amitié, est un homme compétent, et honnête, en
cette période où un nationalisme birman commence à se manifester. Il se fera
détruire par U Po Kyin, magistrat, potentat vénal qui représente tout ce que la
colonisation européenne peut engendrer en termes de corruption. Dans ce
microcosme de la colonie, il fait et défait tout par ses intrigues. A la fin du
roman, il organisera une fausse révolte pour mater tout ce qui pourrait lui
résister, et il provoquera la chute de
Flory en faisant éclater le « scandale » de sa maîtresse coloniale.
De la part d’Orwell, il s’agit sans aucun doute d’une critique de l’Indirect
Rule si chère à l’Empire britannique, politique qui consiste à laisser du
pouvoir à quelques chefs qui peuvent en profiter pour accentuer l’oppression
coloniale par leur servilité. Cette complicité ne fait qu’aggraver la situation
de ceux que l’on domine doublement par
la colonisation et par la collaboration avec le colonisateur.
Dans tout ceci, l’attitude de Flory
n’est pas nette, puisqu’il n’ose pas soutenir vraiment la candidature du
docteur Veraswami. Il est entré en
compromis avec les mœurs coloniales en prenant pour maîtresse une
Indigène , Ma Hla May. Et pour gagner le cœur d’Elizabeth, « Flory
avait fait déguerpir Ma Hla May de sa maison. Un sale boulot, vraiment !
Mais pour le faire, il y avait un bon prétexte : elle lui avait dérobé son
porte-cigarettes en or pour le mettre au clou » (p 116). Au travers de
cette intrigue sordide, Orwell veut nous faire comprendre que la situation
coloniale est un piège auquel on est obligé, quoi que l’on puisse en penser, de
participer : il ne fallait pas y aller ! Flory lui-même se surprend en train de nous dire :
« Maintenant, ce pays qu’il avait haï était devenu son pays, sa
patrie » (p 72). En outre, cette
situation repose sur un mensonge fondamental et permanent. Lorsqu’on lui
reproche de ne pas respecter le jeu colonial, il se défend très mal mais finit
aussi par toucher ce mensonge du doigt en y participant :
« Moi, un
insoumis ? dit Flory. Mais pas du tout ! Je n’ai pas envie de voir
ces Birmans nous chasser de ce pays. Ah mon Dieu, non, pas ça ! Je suis
ici pour gagner de l’argent, comme tout le monde. Mais là où je ne suis pas
d’accord, c’est quand j’entends parler de cette fumisterie du fardeau de ce
pauvre homme blanc. Ou quand on veut jouer au Pukka Sahib. Tout cela m’ennuie
profondément. Même au Club, ces fichus crétins seraient beaucoup plus
supportables si on n’était pas tous en train de vivre tout le temps dans un
mensonge » (p 37).
Or, ce mensonge,
il n’est pas question de le dénoncer publiquement, à moins de s’exclure complètement
de la société coloniale. Aussi Flory s’enferme-t-il bien malgré lui dans une
insupportable solitude : « Seul, toujours seul.. Ah, quelle est amère
cctte solitude ! » (p 57).
3- La poursuite du
procès : autres écrits sur la période birmane.
Mais cette période de la vie à la
colonie, ces « cinq années d’ennui au son des clairons » [4]
, nous les retrouvons dans d’autres récits que dans Burmese Days. Ainsi dans Une
pendaison, texte de 1931 [5].
C’est l’histoire, comme le titre l’indique,
d’une exécution capitale à
laquelle l’auteur a assisté et qui l’a
douloureusement marqué. Il a accompagné
le supplicié jusqu’à son dernier instant, alors
qu’il l’appelait son Dieu. Cette scène
n’est pas sans en rappeler d’autres que
l’on trouve dans un
roman de Joyce Cary, Mister Johnson,
publié à la même époque (1939) et où
une fois de plus un colonial doit
accompagner à son dernier instant un Indigène pour lequel
il éprouve des
sentiments de sympathie et de compassion envers un colonisé
condamné à mort par
la « justice » du Blanc. Plus tard, Orwell
ajoutera , dans The Road to Wigan Pier ,
en
comparant son rôle d’ASP à d’autres
qu’il croit plus utiles comme ceux du
médecin, ou de l’ingénieur :
« J’en ai gardé un dégoût
insurmontable
pour tout cet appareil qui veut s’attribuer le nom de
justice » (p128). A
cela s’ajoute, il n’en fait pas mystère et il y
reviendra souvent, « un
fardeau écrasant de culpabilité »
(p129).
Dans ces conditions, il considère qu’une attitude
prétendument
humanitaire ne peut que constituer une imposture de plus,
puisqu’elle prétend
soulager des misères sans en dénoncer la cause, ce qui
revient à justifier le
discours colonial qui se présente comme une œuvre de
civilisation, alors qu’il
s’agirait d’un simple pillage. Ainsi peut-on lire dans The
Collected Essays : « L’attitude humanitaire est
nécessairement le fait d’un hypocrite » [6]
. Un autre récit daté de 1936 mérite notre
attention, c’est Comment
j’ai tué un éléphant, car Orwell pousse
encore plus loin son procès de la
situation coloniale. Des villageois lui demandent de les
débarrasser d’un
éléphant devenu trop dangereux. Dans le contexte si
particulier de la colonie,
il doit s’exécuter à tout prix, cela fait partie du
code de conduite du
Blanc : « un Sahib doit agir en Sahib »,
cela ne se discute pas.
Il exécutera donc cette tâche accompagné par deux
mille personnes : il
faut tenir ce rôle d’un homme qui est forcément
au dessus des autres, qui domine tout ce monde de son
autorité
inflexible, même si l’on n’en a pas envie :
« Et ma vie entière, la
vie de tout homme blanc en Orient, n’était qu’un
long et patient effort pour ne
pas être un objet de risée » [7]
. Et dans un essai daté de 1946, Pourquoi j’écris, Orwell revient encore
sur son expérience birmane, non sans une forte amertume : « J’ai d’abord
passé cinq années à exercer un métier pour lequel je n’étais absolument pas
fait -dans les rangs de la police impériale des Indes, en Birmanie- puis j’ai
connu la misère et le sentiment de l’échec. Cela a contribué à exaspérer mon
dégoût naturel de toute autorité » [8]
.
Ce séjour aux colonies l’a donc très
fortement marqué, et on en trouvera d’autres traces dans sa vie. Ainsi,
lorsqu’il arrive en Espagne pour
s’engager dans les rangs des Républicains, quand on lui demande s’il a eu une
formation militaire, il signale ses neuf mois d’entraînement en Birmanie :
on va donc utiliser ses capacités à bon escient [9].
Pendant la seconde guerre, ce n’est pas un hasard si de 1940 à 1943 il
supervise à la BBC les émissions radio destinées aux Indes.
4- Une maturation politique.
Ainsi peut-on
considérer à juste titre que cet épisode birman a
joué un rôle essentiel dans
l’évolution de la pensée de notre auteur. Nous
sommes, après ces cinq années de
vie à la colonie, bien loin de cette sorte d’innocence qui
était la sienne en
1902 et que nous avons signalée au début de cette
étude. Dans une phrase cinglante de Burmese Days, Eric
Blair, c’est-à-dire George Orwell (son nom de
plume) n’y va pas par quatre chemins pour clore le procès
de cette société
coloniale telle qu’il l’a vue en Birmanie :
« Le fonctionnaire
maintient le Birman à terre pendant que l’homme
d’affaires lui fait les
poches » (p 52), alors que le colon prétend apporter
les lumières de sa
civilisation. C’est ce mensonge, déjà
signalé, qui le révolte au plus profond
de lui-même. Il a toujours eu, tout au long de sa
carrière, un
besoin irrépressible de décrire non seulement ce
qu’il voit, mais aussi ce
qu’il croit percevoir derrière ce qu’il voit :
« Quant au besoin de
décrire les choses, j’en étais déjà
totalement conscient (…) Et d’ailleurs, mon
premier roman achevé, Burmese Days, que
j’ai écrit à trente ans mais dont j’avais
depuis longtemps le projet,
correspond assez à ce type de livre » (Pourquoi
j’écris [10] ). Ce qui
le préoccupe en tant qu’écrivain, ce ne seraient pas des préoccupations d’ordre
esthétique (ce en quoi il fait preuve d’un excès de modestie), mais bel et bien
un désir de dénoncer un mensonge social
sous toutes ses formes : « Quand je décide d’écrire un livre, je ne
dis pas : « je vais produire une œuvre d’art ». J’écris ce livre
parce qu’il y a un mensonge que je veux dénoncer » (idem).
C’est donc tout d’abord au travers
de la figure du colonisé qu’Orwell a
commencé à ouvrir ses yeux sur la politique. De ce point de vue, l’acte de naissance
de sa conscience politique se situe en Birmanie. C’est aussi ce qui explique
son départ de la colonie, comme il le dit dans une « Note
autobiographique » : « J’ai démissionné (…) surtout parce que je
ne pouvais plus continuer à servir un impérialisme que j’avais fini par
considérer comme une simple entreprise de gangstérisme » [11].
5- A propos de Flory, anti-héros et figure symbolique.
Flory est un anti-héros tout
simplement parce qu’il nie tout caractère
héroïque à la colonisation en cours,
contrairement à ce qui se passe dans beaucoup de romans (ou de
films) de cette
époque, avec des aventures à vous couper le souffle, des
safaris à haut risque
au cours desquels un héros (et surtout son inévitable
fiancée) sont poursuivis
par des sauvages ou des lions... Orwell et Flory en font une
opération sordide
et dénuée de toute grandeur. Par ailleurs, le personnage
de Flory s’il a sans aucun doute quelque chose de
largement autobiographique, a aussi, il me semble, une valeur
symbolique qui
dépasse très largement le simple cadre de ce roman. Que
peut bien vouloir nous
dire cet homme qui doit sans cesse cacher la moitié de sa face,
comme si elle
n’était pas présentable, comme si elle était
une honte vivante, comme si (c’est
effectivement souvent le cas), le seul fait de la percevoir ferait
cesser
immédiatement toute possibilité de communication ?
Cette tache lui vaut
des surnoms blessants (« face bleue »,
« cul de
singe »). Elle
ne lui laissera la
paix qu’après son décès :
« Après sa mort, sa tache de vin s’était
éclaircie sur le champ, et il n’en restait plus
qu’une vague marque
grise » (p 294). Ne pouvant plus supporter cet univers
colonial,
ridiculisé dans ses amours, il se fait sauter la cervelle, non
sans avoir au
préalable supprimé Flo, sa chienne bien-aimée,
dont le nom est le diminutif du
sien.. Et que veut nous dire ce personnage étrange qui ne
peut pas nous
regarder de face, mais le fait de côté, de biais. Il a
donc quelque chose de
biaisé, il y a dans sa vie quelque chose qui le dépasse
et le submerge, il y a dans sa vie quelque chose qui lui est
antérieur, qui remonte à ses origines, à sa
naissance même : son
« birth mark » (mot à mot : sa tache
de naissance). Et que dire
de ce prénom ambigu, à résonance féminine
de Flory ? Je crois reconnaître
ici un George Orwell qui sent qu’il se déplace dans un
monde qui le gêne. Il
hait l’impérialisme et la société coloniale,
mais de par sa fonction et la
couleur de sa peau, il en fait effectivement partie, de sorte
qu’il doit cacher
son désaccord, et s’enfoncer à son tour dans ce
mensonge qu’il déteste. Et de
retour au pays, en métropole, il vit autrement une
expérience du même
type : sa situation d’intellectuel instruit et de bourgeois,
que cela
lui plaise ou non, fait qu’il participe au monde des
nantis, et ne peut
en aucune façon partager la vie des exploités, même
s’il va tenter sans cesse
de se rapprocher d’eux. Il va en résulter une
énorme culpabilité, qui fait que
notre auteur va finir par avouer qu’il est
« assoiffé d’expiation » [12]
. Ainsi ce personnage de Flory a-t-il
également quelque chose de prémonitoire. Dans la vie d’Orwell, à plusieurs
reprises, on va le voir, dans un même désir de quitter sa condition sociale, se
lancer dans d’étranges expériences. Ainsi en Espagne, au moment de s’engager
dans les forces républicaines, quand on lui demande de décliner son identité,
il se présente ainsi : « Eric Blair, épicier » [13],
ce qui n’est pas tout-à-fait faux, puisque peu de temps auparavant, il avait
exercé temporairement cette activité. Mais il y a mieux : Orwell, un beau
soir de Noël, se déguise en clochard et se met à insulter un agent de police,
dans l’espoir de se retrouver au poste pour y passer la nuit en compagnie des
miséreux. En vain, sa langue d’Eton le trahit, et le flic le prie de rentrer
bien gentiment à la maison [14]
… Décidément, il n’est pas facile de quitter sa condition sociale.
6- Sur une route qui partait de Birmanie…
L’impérialisme fait donc partie d’un
immense mensonge social, et comme il nous le dit dans The Road to Wigan
Pier : « pour pouvoir haïr
l’impérialisme, il faut y participer » (p126).
Il parle donc en
connaissance de cause. Mais au juste, quelles raisons ont pu
l’amener à le
haïr ? Si l’on revient maintenant sur le personnage du
Dr Veraswami dans Burmese Days, on peut mieux le comprendre.
Voilà un homme qui est compétent, qui a
accédé à un savoir occidental, qui est
d’une probité irréprochable et qui par
conséquent pourrait représenter l’avenir
du pays. Mais la société coloniale le rejette, elle
préfère pouvoir collaborer
avec U Po Kyin qu’elle a corrompu jusqu’à la
moëlle. C’est un être dont il n’y
a rien à craindre, puisqu’il est soumis et doit tout
à ses maîtres. Que reproche-t-on à notre
docteur ?
Rien, si ce n’est sa dignité, si ce n’est ses
origines. Il n’est pas du
bon milieu, de par sa naissance. Or, de retour en métropole,
Orwell dont la
sensibilité a été maintenant
éveillée à ce genre de problèmes va leur
porter la
plus grande attention. Et il va retrouver en Grande Bretagne les
préjugés
existant à propos de la naissance, du rang social, des
origines des personnes et de leur niveau d’instruction qui
ressemblent beaucoup à ceux qu’il avait rencontrés
à la colonie. Pourtant, de
façon inattendue, il perçoit des différences que
l’on peut trouver paradoxales.
Dans The Road to Wigan Pier, il nous
explique que finalement, en Birmanie, il n’y avait pas, comme en
Angleterre,
des conflits entre diverses classes sociales. Du moment que l’on
est Blanc, on
a droit à des serviteurs, ce qui fait que l’on
n’appartient pas au même univers :
la société coloniale est dichotomisée en deux
blocs , les maîtres, et les
autres. Et il revient encore sur les agents de la colonisation dont il
faisait
alors partie : « Pour les autorités, on
considérait qu’ils
appartenaient à la même classe sociale. Ils étaient
tous des hommes blancs, par
opposition à l’autre classe qui lui était
inférieure, celle des
« Indigènes ». Mais ce que l’on
éprouvait à l’égard des ces
« Indigènes » n’avait rien à
voir avec ce que l’on pouvait éprouver à
l’égard des « classes
inférieures » en métropole. Le plus important,
en effet, c’est que ces
« Indigènes » , et en tout cas les Birmans
n’étaient pas physiquement repoussants. En tant
qu’indigènes, on leur jetait un
regard plein de mépris, mais on était tout à fait
prêt à partager avec eux une
intimité physique (…) c’est ainsi, que pour ma
part, j’acceptai de me laisser
habiller et déshabiller par mon Boy birman(…) Je
n’aurais pas supporté de me
laisser manipuler d’une façon si intime
par un serviteur anglais. Ce que j’éprouvais à
l’égard d’un Birman
c’était presque la même chose que s’il
s’était agi d’une femme (p 124) ».
Après quoi Orwell nous parle (sujet de conversation
fréquent à la colonie) de
l’odeur des Birmans, forte, piquante, mais qui n’a rien de
désagréable, contrairement
à la nôtre : « Je crois que les Chinois
disent qu’un Blanc sent le
cadavre ». Que cette citation est complexe et
ambiguë ! Il nous
montre comment Orwell prend une juste conscience du rôle de la
sexualité dans
la relation qui se joue entre les deux castes en présence dans
la société
coloniale de son époque, celle des maîtres et celle des
serviteurs. Mais je le
trouve aussi quelque peu naïf. Son statut de petit bourgeois fait
que très
vraisemblablement, il n’a jamais vu en métropole un
serviteur l’habiller ou
l’aider à se dévêtir , chose qu’il
aurait connue s’il avait été un aristocrate.
Et cette intimité, il croit qu’elle n’existe
qu’entre une maîtresse et sa
bonne, ce qui l’amène sans doute à nous dire
qu’il éprouve en ces instants
« presque la même chose que s’il
s’était agi d’une femme. », plutôt
sans doute que d’avouer un autre sentiment assez trouble…
Par la suite, peu après son retour
au pays, Orwell va en quelque sorte se déclasser en vivant, à Londres et à
Paris, au milieu de gens qui sont au bord
de la clochardisation : c’est le thème de Down and Out in Paris and London (1933), dont il dira plus
tard : « Je vécus parfois pendant des mois parmi les pauvres et
les individus à demi délinquants qui habitaient les pires parties des quartiers
les plus pauvres..leur façon de vivre m’intéressa énormément pour
elle-même » [15] . Il poursuit le même type d’expérience,
cette fois-ci dans le Lancashire, au milieu de gens de la mine. Il s’agit (The Road to Wigan Pier, 1937) d’une
sorte de reportage, commandité par le Left Book Club. Pourquoi de telles
enquêtes ? Pour tenter, à la façon de Jack London qu’il admire, de
retrouver le mode de vie de ces gens qui habitent à côté de nous, mais dont
nous ignorons tout. Pour retrouver aussi, après avoir observé les ravages de
l’impérialisme sur les colonisés, les effets du capitalisme sur le monde du
travail, sur les prolétaires. Ce n’est donc pas par hasard si dans ce livre il
revient à plusieurs reprises, comme nous l’avons vu, sur son expérience
birmane. Ici, comme là-bas, il prend une conscience aigue de l’abîme qui sépare
ces mondes : « Ces gens vivent dans des univers différents.. un monde
à part ; en fait, si nous menons une existence convenable, nous le devons
à ces pauvres bougres qui vivent en dessous de nous » (p31). Ainsi, dans
les deux cas, une culpabilité pesante est toujours là. Et ce que Orwell ne peut
tolérer, c’est de voir les travailleurs manuels réduits à l’état d’objets,
« L’ouvrier est réduit à la passivité, il n’agit pas, il subit, on agit sur
lui » (id., p 43). Et le pire, ce qui rend cette situation encore plus
insupportable, c’est que souvent ces victimes du système ont parfaitement
conscicnce du traitement qu’on leur inflige. Ainsi cette femme qui doit tenter
de déboucher un tuyau de plomb, dans un égout, avec un bâton. Le regard qu’elle
lui adresse lui dit tout :
« Elle ne savait que trop bien ce qui lui arrivait, elle comprenait aussi
bien que moi quelle destinée affreuse c’était d’être ainsi agenouillée là, dans
un froid féroce, sur les pavés gluants d’une misérable arrière-cour, à enfoncer
un bâton dans un tuyau d’égout puant » (p17). On pourrait penser qu’Orwell
glisse vers le mélodrame, mais ce serait alors ne pas vouloir tenir compte de
ce qu’était la société dans laquelle on vivait en Grande Bretagne à son
époque : « a class-ridden society », une société infestée par
ses problèmes de classe, où chacun
devait rester à sa place, dans son quartier, dans sa langue qui
indiquait immédiatement la niche sociale dans laquelle il vivait, tout autant que sa tenue vestimentaire.
C’est aussi un univers que nous avons connu dans notre enfance, même si déjà la
situation sociale des uns et des autres s’était sensiblement améliorée.
7- Les suites d’un itinéraire…
Tout le reste de l’œuvre d’Orwell
participe à un même mouvement : la dénonciation systématique du mensonge
social constaté dès Burmese Days dans
le reste du monde. Il le fait sous la forme d’une fable politique, Animal Farm, publié en 1945 et dont on a
trop oublié le sous-titre féroce : A
Fairy Tale (un conte de fées), vaste parabole, énorme satire qui met à nu
le système de domination stalinien. Mais c’est certainement dans Nineteen Eighty Four, publié quatre ans
plus tard, qu’Orwell démonte tous les
mensonges élaborés par les dictatures de cette époque. Dès les premières pages,
on peut en effet lire : « la guerre, c’est la paix, la liberté c’est
l’esclavage, l’ignorance, c’est la force ». Voici donc
« Newspeak », la langue neuve, celle de nos temps modernes, celle du
mensonge élaboré en système, où le ministère de la guerre devient celui de la
paix, tandis que celui de l’amour recouvre celui de la police. Comme Bernard
Crick l’a bien observé, « 1984
apparaît comme un modèle théorique cohérent de ce que serait un régime qui
mélangerait les techniques du communisme à celles du fascisme, à seule fin de
perpétuer une élite de dirigeants intellectuels assoiffés de pouvoir » [16].
Ce genre de commentaires vient confirmer tout ce qu’Orwell a pu
écrire de
remarquable, en termes d’analyses
politiques dans « Looking
Back on the Spanish War » (1952), postface à
Homage to Catalonia (1938), où l’on peut constater un
dégoût
profond pour tout ce que l’Europe démocratique n’a
pas su faire au moment où il
le fallait, pendant la guerre civile : « Le sort de la
guerre
d’Espagne s’est réglé à Londres,
à Paris, Rome et Berlin, mais en tout cas pas
en Espagne » [17]
. Pour cet ardent militant socialiste, ce militant de l’Independent Labour
Party, ce combattant d’un POUM trotskiste et anarchiste, blessé lors de la
bataille de Barcelone, la perte des dernières illusions a été certainement très
dure. S’entendre dire par le parti communiste espagnol, très stalinien, que les
gens du POUM sont des traîtres, et les envoyer au front sans munitions, cela
représente le comble de la part de crapules politiques. Orwell aura tout vu et
tout entendu, en termes de lâcheté et de veulerie ! Mais le combat demeure : « La
guerre d’Espagne et d’autres événements, en 1936-1937, eurent un effet
décisif : après cela, je trouvai ma voie. Depuis 1936, chaque ligne de mes
travaux sérieux n’a plus eu qu’un objet : lutter directement ou
indirectement contre le totalitarisme,
pour le socialisme démocratique tel que je le comprends » [18]
.
8- … et sa fin.
Toute sa vie, George Orwell a été
surveillé par les services secrets anglais. Il a été accusé également de
délation durant la seconde guerre mondiale [19],
mais ceci semble bien relever de la pure calomnie. Les dernières étapes de ce
long itinéraire politique commencé en Birmanie, on les retrouve dans tous les
essais publiés de 1940 à 1957. Dans Le
lion et la licorne (titre qui ne manque pas d’humour, si l’on songe à cette
chanson qui fait le régal des enfants anglais : « le lion a couru
après la licorne et lui a fait quitter la ville », ces deux animaux faisant
partie du blason de l’Angleterre), qui
date de 1940, on voit Orwell retrouver la douceur du pays natal, et redécouvrir
une manière agréable de vivre, car en dépit de la guerre et de ses horreurs, il
apprécie le patriotisme des Anglais « en tant que force positive »,
et le « profond sentiment d’une solidarité nationale » [20].
Il s’engage dans les Home Guards, forces supplétives
censées combattre une
éventuelle invasion allemande, et il
considère qu’un peuple armé, cela représente
en toutes circonstances quelque
chose de positif, puisqu’il croit toujours en un socialisme
à venir, ou tente
pour le moins de s’en persuader : « Il
pourrait se faire que l ‘Angleterre jette les bases
d’une
organisation socialiste, transforme cette guerre en une guerre
révolutionnaire,
et soit malgré tout battue. Ce n’est pas une
éventualité absolument
inconcevable ». Il va jusqu’à nous proposer un
programme en six points
pour ce socialisme à venir ! Après
avoir traité des nationalisations, des revenus, de
l’éducation, il aborde le
problème des colonies, et surtout celui de l’Inde. Il
estime qu’une rupture
totale « entre les deux pays serait un désastre aussi
bien pour l’Inde que
pour l’Angleterre », il envisage donc pour ce pays le
statut de
dominion : « Alors Anglais et Indiens pourront
travailler côte à côte
au développement d’une Inde où les Indiens
accèderont à toutes les formes
d’activité qui leur ont été jusqu’ici
systématiquement interdites, faute d’une
éducation appropriée » [21]
. Il ajoute que tous, des deux côtés, devront renoncer au fameux code de
conduite du Sahib !
Nous sommes bien loin, il est vrai,
de l’ardeur juvénile de Burmese Days,
mais aussi, reconnaissons-le, du désespoir de Flory. Au fil des ans, au travers
de déceptions sans nom, mais aussi grâce à des affections salvatrices, de
Eileen à Celia, Orwell a fini par
comprendre tout ce que l’humanité est capable de produire, en termes de
sacrifices ou de barbarie. Mais il me semble aussi qu’il a compris ce que la
littérature pouvait apporter à l’homme, à savoir une certaine chaleur que l’on
peut éprouver, au milieu des tempêtes,
comme Jonas l’aurait fait Dans le
ventre de la baleine, cette chaleur que donnent les mots qui parlent pour
de bon et disent une vérité retrouvée. Dans Pourquoi
j’écris [22],
il nous
dit qu’à une certaine époque, il voulait
« écrire d’énormes romans
naturalistes au dénouement triste, pleins de descriptions
détaillées et de
comparaisons frappantes, mais remplis également de passages
merveilleux où les
mots étaient utilisés en partie pour
leur son propre. Et en fait, le premier vrai roman que je
réussis à terminer, Séjour en Birmanie, que
j’écrivis quand
j’avais trente ans mais que j’avais en tête depuis
bien longtemps,
correspond assez à ce genre de
livre. »
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Notes
Se reporter à une biographie importante, Bernard Crick, George Orwell, une
vie, traduit par J.Clem, Paris, Balland, 1982 (Secker & Warburg, 1980).
Nous tirerons beaucoup d’informations de cette excellente étude.
Edition
utilisée ici : The Road to Wigan Pier, London, Penguin Books, 1981.
Edition
utilisée ici : Burmese Days, London, Penguin Books, 1989.
Cité par
Ricks, op.cit., p.159.
In Dans le ventre de la baleine, et autres essais, traduit par Anne Krief
& al, Paris, éditions Icrea, Encyclopédie des Nuisances, 2005.
Cité par Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Paris, Plon,
2006 (1984), p 48. Voir aussi John Newsinger, La politique selon Orwell,
Paris, Agone, 2006 ; voir aussi : Raymond Williams, Orwell,
Paris, collection les Maîtres Modernes, Seghers, 1972.
Cité par
Leys (cf supra), p 33.
In Dans
le ventre de la baleine, op.cit., p 14.
In Crick,
op.cit., p 290, puis p 372.
In Le
ventre de la baleine, op.cit., p 12, puis p 17.
Cité par Leys, op.cit., p 64.
Cité par
S.Leys, op.cit., p 50.
Cité par
R.Crick, op.cit., p 135-136.
In Crick,
op.cit., p 155.
G.Orwell, Homage
to Catalonia & Looking Back on the Spanish War, London, Penguin Books,
1966, p 240.
In Collected
Essays, I, op.cit., p 5.
Voir à ce
propos l’étude de John Newsinger, La politique selon Orwell, éditions
Agone, 2006, ainsi que sur Internet le
dossier sur le site Wikipedia, fort bien fait.
In Dans
le ventre de la baleine & autres essais, op.cit., pp 199, 225, puis
281.
In Dans
le ventre de la baleine, etc.., p 19.
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