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De " La Mer des Corsaires "  à   " Mare Nostrum "  : les regards mêlés de Claude Farrère sur l' Algérie , en 1926.

          
Gilbert Soubigou / Université Rennes 2
                                                      

    Sur  la proposition d'une amie , Yvonne Sarcey , Claude Farrère donne des conférences à Paris , à partir de 1924, sur ses voyages autour du monde , qui formeront ensuite les deux volumes intitulés Mes Voyages ( Tome 1 , "La Promenade d' Extrème-Orient " ; Tome 2 ,  " En Méditerranée " , publiés respectivement en 1924 et 1926 ). Par le biais de ces conférences , à l' Université des Annales puis chez Conférencia , Farrère revisite ses voyages, avec son regard des années vingt , pour en éditer ensuite le texte chez Flammarion qui publie dans le même temps les récits de voyage de Paul Morand, dans la vogue de l'écriture exotique et coloniale qu'illustrent également, entr' autres, Roland Dorgelès et Pierre Benoit. Il s'agit , également , pour Farrère , de reprendre le flambeau laissé par Pierre Loti, décédé en 1923. Farrère aspire à sa succession à la fois comme marin, écrivain , et chantre de la colonisation.
    Dans le deuxième chapitre d' En Méditerranée , intitulé "La Mer des Corsaires" , Farrère évoque l' Algérie. Dix-neuf pages en tout et pour tout afin de livrer son regard sur l' Algérie, dans les années vingt. Il faudrait dire plutôt ses regards. En effet, pour les besoins de la composition de son cycle de conférences, Farrère revisite ici un tour en Méditerranée effectué alors que , frais émoulu de l' Ecole Navale, il naviguait à bord de la frégate à voiles  "L' Iphigénie" , en 1897. En 1926, son regard est , d'abord, celui du marin  qui s'appelait alors Claude Bargone et avait pour camarade officier de marine Pierre Loti. C'est ensuite le regard de l'écrivain , alors très célèbre , Claude Farrère , qui s'inscrit dans la lignée de l'orientalisme de Loti, avec les références littéraires et esthétiques du moment . C'est enfin le regard du voyageur et de l'écrivain colonial qui célèbre l'oeuvre accomplie dans la dynamique lancée par Lyautey en Afrique du Nord.
    Ce sont ces trois regards mêlés , dans les quelques pages consacrées à l' Algérie dans le récit intitulé En Méditerranée , qu'il nous a semblé utile de retrouver ici pour tenter d'analyser le point de vue composite d'un célèbre coloniste (1) français sur l' Algérie , en 1926.
    Le 10 octobre 1896 , " L' Iphigénie" part de Brest pour un tour du monde de dix mois. "L'Iphigénie" c'est alors l'équivalent de la "Jeanne d' Arc" aujourd'hui. L'aspirant Claude Bargone embarque sur le bateau-école. Il ira successivement à Madère, aux Canaries, au Cap Vert puis à Dakar, ensuite aux Antilles et à la Nouvelle-Orléans pour revenir en Europe et faire le tour de la Méditerranée qui le conduira à Oran (17-28 avril 1897) et Alger (30 avril-11 mai 1897 ) pour aller ensuite à Bizerte , Malte , Syracuse , Naples , avant de regagner , via l' Espagne, son port d'attache , Brest , le 20 septembre 1897. Ce sont les notes et souvenirs des escales d' Algérie de ce long tour du monde que Farrère réactualise donc. Avec le regard du marin, d'abord :
   " Mers-el-Kébir est une des rades assez hospitalières du littoral algérien. Je dis "assez hospitalière" parce qu'il vaut mieux avouer tout de suite que la côte africaine de la Méditerranée n'a pas de port. Pas de port du tout. (...) A la rigueur, vous trouverez, sur la carte, de vagues étendues qu'on nomme des baies. Mais ne croyez pas qu'un navire jamais puisse y trouver sécurité.
   Il y a Bougie..., il y a Bône..., et il y a aussi le cap Matifou et la pointe Pescade qui délimitent Alger. Mais Alger n'existerait pas si on n'y avait pas bâti des jetées qui sont parmi les plus extraordinaires du monde. Au temps jadis , quand ces jetées n'existaient pas et que les corsaires rentraient dans Alger, par mauvais temps, après des prises fructueuses, il fallait que les corsaires fussent de rudes gens pour ne pas naufrager au port (2)".
    Hommage fraternel d'un marin à d'autres marins, rappel historique d'un écrivain qui est aussi un historien de la Marine et qui signale dans ces mêmes pages au lecteur que cette partie de la Méditerranée devrait être appelée " La Mer des Corsaires "  :
   " parce que c'est , en effet, principalement dans cette mer-là que les corsaires ont évolué, depuis le VIIIe siècle, à peu près, jusqu'en l'an 1830, où la France a supprimé la course. La prise d' Alger, en effet, est une date que l' histoire n'a pas le droit d'oublier : car c'est en 1830 que, dans le bassin des Baléares, la paix a remplacé la guerre. Les Français, maîtres d'Alger, interdirent qu'entre Alger et Marseille le rapt et la violence fussent désormais permis. Et c'est depuis cette date historique que vous pouvez vous embarquer dans n'importe lequel des ports de la méditerranée, à destination de n'importe où, sans risquer agression ni dommage (3)."
    C'est ce qui fait dire à Farrère , historien maritime mais aussi chantre de la colonisation, que nous avons le droit , dans le droit fil des Romains, d'appeler la Méditerranée non plus "La Mer des Corsaires " mais "Mare Nostrum" puisque la France y a apporté la paix de la circulation maritime, la sécurité des ports et surtout leur développement par des aménagements importants qui soulignent ainsi l'oeuvre inspirée par  Lyautey en  Afrique du Nord.Il faut rappeler ici que Claude Farrère a consacré , quatre ans auparavant , deux ouvrages à Lyautey , Lyautey l' Africain et Les Hommes nouveaux (4).
    Farrère apporte ensuite le regard du voyageur, littéralement du "touriste" dans la tradition du "Grand Tour" des Anglais autour de la Méditerranée, regard qui se double ici de celui de l' Orientaliste féru du "pittoresque" des lieux. Le terme est bien là : " Cette traversée que j'ai faite voilà bientôt trente ans, je crois qu'il serait pittoresque de la refaire , telle quelle, ici...(5)." 
Pas si "telle quelle" que cela puisque Farrère compose une sorte de voyage imaginaire , en tout cas revisité , puisqu'il superpose des notes de journal de voyage et des souvenirs  de 1897 à ce qu'il sait de la réalité de l'Algérie de 1926 , réalité bien connue de ses auditeurs et lecteurs de l'époque, et qu'il leur fait littéralement visualiser  en faisant référence implicitement à la peinture orientaliste, d'abord , et , ensuite, plus explicitement , à un imaginaire colonial bien marqué de l'époque.
    " J'ai mouillé devant Oran ( en 1897 ) par un temps tout-à-fait beau (...) . Sitôt à l'ancre, des yeux j'ai cherché la ville . Et je ne l'ai pas vue. Il y avait , et il y a toujours (en 1926), une grande falaise fauve, et un ravin ; et , dans ce ravin, des dégringolades de maisons.Mais rien autre. La montagne, couleur de peau de lion, monte jusqu'à une chapelle, plantée comme un clou, à mi-hauteur, et, au-dessus, escalade le ciel (6)".
    On reconnaît aisément  les références sous-jacentes aux compositions et couleurs des tableaux orientalistes,  de "la grande falaise fauve" à la  "montagne, couleur de peau de lion ". Farrère , qui représente littéralement les paysages d' Algérie pour le public des conférences,et les lecteurs de Mes Voyages , joue sur des  "dessins du tapis" très identifiables .
    Quand il évoque Alger,  tous les regards se mêlent : celui du marin, de l'historien, de l' orientaliste, de l'écrivain exotique et colonial . Il faut ajouter alors , dans la logique de représentation évoquée précédemment , la présence d'un imaginaire colonial  bien marqué. Le passage vaut d'être cité dans sa quasi intégralité :
   " Voici Alger.
     Alger !  C'est extrêmement beau ...Mais , aujourd'hui , cela ne ressemble pas du tout à ce que fut "Alger-la-Toute-Blanche" , comme disait Maupassant lui-même. Bien peu d'années , pourtant , ont passé. Mais Alger est devenue tout de même la ville mi-jaune et mi-grise dont n'importe quelle ville méditerranéenne vous donnerait l'apparence. La vieille ville arabe, dont toutes les terrasses étaient, chaque semaine, crépies de neuf , à la chaux, n'est plus aujourd'hui qu'un tout petit îlot, qu'on aperçoit à peine, au sommet de la grande métropole d'à présent.
   Alger, tout de même, quand on y arrive, sort de la mer comme elle sortait autrefois : d'un seul coup. Elle est une gigantesque cité toute bâtie en gradins, entre le cap Matifou et la pointe Pescade. Et , cependant, les gradins n'arrivent pas jusqu'à la mer. Alger jouit de ce privilège qu'elle fut, de tout temps , posée sur un piédestal. Et ce piédestal, à l'heure qu'il est , repose au-dessus de la mer sur une centaine de formidables piliers, soutenant autant d'arcades, sur lesquelles sont posés les boulevards de la ville. Rien au monde ne donne une plus solide impression de capitale, de ville qui commande, et dont les chefs sont de puissants généraux ou de robustes banquiers. Un homme comme notre Bugeaud, grand chef par l'épée, plus grand chef par l'esprit, pouvait commander dans Alger. Au-dessus des boulevards, la ville s'étale, par grandes avenues concentriques. Et quant à l'ancienne casbah, n'en parlons plus : elle est devenue si petite qu'il vous faudra la longtemps chercher avant de la trouver.
  Et pourtant cette casbah fut la ville des corsaires, la ville des deys, celle qui a mis à la mer tant et tant de longues barques à rames et à voiles , montées par des hommes qui n'avaient d'autre métier que de courir la mer au nom de l'Islam, et d'attaquer les Chrétiens, et de faire beaucoup de prises ; prises d'esclaves, prises de trésors, prises de tout , et de s'en revenir vers Alger , pour enrichir les deys, et leurs banquiers, et leurs généraux, ces rudes capitaines de la mer. Alger a été une ville de rapine, rapine exercée au nom d' Allah, - rapine, par conséquent, estimable , honorable !...mais rapine , évidemment, qui choque un peu nos idées d'aujourd'hui.
    N'importe ! Nous ne sommes pas ici pour blâmer, non plus pour louanger . (...) Alger, aujourd'hui, n'a d'ailleurs plus rien, ou presque plus rien, de l'ancien repaire des Barbaresques. Désormais , c'est une belle ville tout européenne, quoique le burnous y abonde encore et mette un peu d'exotisme dans ses larges rues (7)".
    "Alger la blanche" qu'a connu l' Aspirant Bargone, à l'instar de Maupassant allant de port en port en Méditerranée ( manière, par parenthèse, pour  Farrère, d'inscrire son propos dans une filiation prestigieuse ), n'existe plus ou s'est fondue dans la ville grise comme la Mer des Corsaires dans Mare nostrum. Les Barbaresques pillards ne sont plus qu'un souvenir ou un point d'Histoire comme le "burnous" n'est , pour lui, qu'une survivance exotique - à l'égal du palmier ou du dromadaire - dans la modernité d' Alger , vitrine d'une colonisation que l'on veut exemplaire.
    N'oublions pas qu'alors l' Algérie est française et que l'on prépare déjà les célébrations du Centenaire qui auront surtout lieu dans le port d' Alger, comme l'on demandera trois ans plus tard à Lyautey d'organiser l'Exposition coloniale qui ouvrira ses portes en 1931, à Paris. Mais si l'intérêt des Français de Métropole pour ces deux manifestations à grand spectacle - surtout l' Exposition coloniale - est de vraie curiosité ,  l'intérêt réel pour cette "Plus Grande France" , que Farrère et ses amis  (8) appellent de leurs voeux ,  est bien moins grand, au risque que cela entraîne , dans l'avenir, de sérieuses déconvenues. Et Farrère n'est pas dupe de cet écart qui se creuse entre l'idée que défendent certains d'une  "Plus Grande France" et l'opinion publique majoritaire :
" Quant à la population française d' Alger , il n'est que juste de constater qu'elle n'est aujourd'hui plus tout à fait française : elle est algérienne d'abord , à peu près comme les populations anglaises d' Australie, de Nouvelle-Zélande ou d' Afrique australe sont africaines, sont zélandaises et sont australiennes avant d'être britanniques. Il y a là une loi de nature à laquelle nous ne pouvons pas nous dérober. Des intérêts différents engendrent forcément des idées différentes aussi. Certes l'Algérie fait encore partie bien intégrante du sol français, du sol métropolitain ; mais nous ferons bien, si nous voulons éviter tôt ou tard d'étranges mécomptes, de nous souvenir que la  France d'Afrique n'est plus tout à fait la France d' Europe, ne peut plus l'être et qu'elle a droit à des ménagements, à des attentions que nous serions mal venus de lui refuser. Ce n'est pas un danger que je signale, c'est une justice que je demande. Il ne faut pas que la France d'Europe toute seule ait voix au chapitre de nos grandes affaires étrangères et mondiales. Je dis cela en passant. Mais chacun fera bien d'y réfléchir (9)."
  Lyautey  fera une mise en garde identique au moment de l'Exposition Coloniale( 10) . Mais, à terme , la Métropole trouvera "le fardeau" de l' Empire ou de" la Plus Grande France" trop lourd à porter...
    Ces quelques pages de Farrère sur l' Algérie, en 1926 , sont un instantané. Sur les regards d'un écrivain confirmé , marin, soldat, orientaliste, voyageur un peu touriste , et très conférencier académique ,mais néanmoins questionneur politique lucide sur la réalité  coloniale. Un instantané aussi sur la façon dont se construisent les représentations de l' Ailleurs , et de l' Autre , que peuvent partager les esprits d'époque sur la colonisation française  . Un instantané, enfin, sur un moment des relations entre l'Algérie et la France  - il y a exactement quatre-vingts ans - alors que s'imposait , dans les représentations , justement ,des colonistes de l' Entre-deux guerres , avant les grandes lézardes et les grandes ruptures , l'idée d' une Algérie qui se trouvait alors dans une étape de passage ,  de "La Mer des Corsaires" à "Mare Nostrum".
                       

NOTES :

(1) A l'époque de ce que l'on a pu appeler "l'aventure coloniale" , le Parti colonial, qui regroupait des membres de tendances politiques très diverses, voire opposées, a généré le mot "coloniste" qui est maintenant complètement oublié et remplacé souvent abusivement par par le terme "colonialiste". Le Coloniste prône une politique coloniale que défendent des ouvrages de nature variée. Le Colonialiste prône une hégémonie radicale à sens unique. En bref, "colonialiste" est plus récent et plus péjoratif que "coloniste".
(2) Mes Voyages , tome 2 , « En Méditerranée », Flammarion, 1926, pp 6O-61.Nous utiliserons l'abréviation EM pour cette édition d' En Méditerranée que nous citons ici.
(3) EM , p 57.
(4) Lyautey L'Africain , Champion, Paris, 1922 et Les Hommes Nouveaux , également Paris,1922.
(5) EM, p 57.
(6) EM, p 61.Les dates entre parenthèses et en italique sont de notre fait.
(7) EM, p 67-70
(8) Alain Quella-Villéger nous donne d'utiles éléments pour mieux comprendre le point de vue de Farrère et de ses amis :
" Claude Farrère développe la mystique du fardeau de l'homme blanc - il n'est pas admirateur de Kipling pour rien, mais insiste toujours pour que la colonisation soit la mieux acceptée possible dans les territoires conquis. Il croit fermement au principe "excellent de la collaboration indigène" ; c'est pourquoi l'oeuvre de Lyautey le séduit singulièrement; (...) les frères Leblond souhaitaient doter la France d'un Kipling national ; Claude Farrère eût volontiers assumé cette mission, partagée avec Pierre Mille ou Louis Roubaud ". (Alain Quella-Villéger , Le Cas Farrère, Paris , 1989, pp 285-286.
(9) EM, p 71.
(10) Si nous avons régulièrement cité Lyautey dans cet article, c'est que Farrère s'en fait clairement le propagandiste dans ce cycle de conférences. Arnaud Tessier apporte de l'eau à notre moulin dans le chapitre intitulé A la recherche d'un relais de sa récente biographie de Lyautey :
   " Dans Lyautey, créateur , l'écrivain Claude Farrère a raconté comment, à l'occasion de ce séjour de 1920 en France, le général avait tenté de le "recruter" pour faire , en quelque sorte, la promotion de son oeuvre (...) . Esprit très conservateur, fasciné par les aventuriers du grand large auxquels il consacrait l'essentiel de ses romans, Farrère ne pouvait que se laisser séduire. (...) Mais Farrère, comme les frères Tharaud, est un écrivain sans véritable influence politique ." (Arnaud Teyssier, Lyautey, Perrin , 2004, p 359.)
    A. Teyssier a sans doute raison quand au peu d'influence politique de Farrère en 1920.
    Il n'empêche qu'en 1926 il a une réelle influence intellectuelle qu'il met bien ici au service des idées de Lyautey, et surtout des questions que ce dernier se pose aussi sur le devenir de l'entreprise coloniale.               
         
  
                                                             
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