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S o c i é t é   I n t e r n a t i o n a l e    d ' E t u d e   d e s     L i t t é r a t u r e s    d e     l ' E r e    C o l o n i a l e
                                                                        
               

 

Sous la direction de Jean-François Durand

et Maxime Del Fiol

Regards sur les littératures francophones
du Moyen-Orient. Egypte, Liban


(246 pages)
Interculturel-Francophonies no 14
Alliance française de Lecce, Italie.
    

AVANT-PROPOS
     
 
         Ce livre, le premier qu’Interculturel Francophonies consacre à la littérature francophone du Moyen-Orient, s’est fixé un but modeste et précis. Il était bien sûr impossible de rendre compte en un seul volume de cette collection de toute l’ampleur d’une création qui s’étend sur plusieurs pays, aborde tous les genres, roman, nouvelle, théâtre, poésie (sans parler des essais philosophiques et historiques) et qui, au Liban du moins, est aujourd’hui en plein essor. Le choix d’un volume plus thématique, exclusivement consacré aux récits de guerre ou aux écritures féminines par exemple, aurait été envisageable, mais il n’aurait offert aux lecteurs soucieux de découvrir cette aire culturelle qu’une vision très partielle. Il était d’autre part peu réaliste de proposer un panorama d’ensemble, dans la perspective d’une histoire littéraire (1) qui aurait excédé largement le cadre contraignant de la présente publication. Le choix s’est donc imposé d’une série de lectures, centrées essentiellement sur la littérature contemporaine et qui, une fois croisées, permettront d’avoir un aperçu de sa fascinante richesse. Dans cet ensemble, le Liban occupe la première place. La Syrie n’apparaît qu’en filigrane car, comme l’écrit Zahida Darwiche Jabbour : « Le répertoire de la littérature syrienne d’expression française ne compte qu’un nombre restreint d’ouvrages dont la majorité est de publication récente » (2). L’Egypte est abordée entre autres à travers les hautes figures d’Albert Cossery, même si Touriya Fili-Tullon souligne à juste titre son parcours atypique et marginal, et d’Andrée Chedid, d’origine libanaise, mais qui passa la majeure partie de sa vie en France. La littérature égyptienne de langue française soulève d’ailleurs un ensemble de problèmes spécifiques que souligne Jean-Gérard Lapacherie dans un article volontairement polémique. Elle remonte, si on recherche à tout prix des repères chronologiques, aux poèmes de Joseph Elie Agoub (Le Caire, 1795, Marseille, 1832) et a été illustrée tout au long du XXème siècle par des noms de premier plan, de Gilbert Sinoué à Robert Solé, de Josette Alia à Edmond Jabès (3). Jean-Gérard Lapacherie impute l’oubli et l’occultation de cette littérature au renforcement, tout au  long du XXème siècle, de ce que Georges Corm appelle des « identités monocolores » (4). Dans cette perspective, il est évident que les études littéraires peuvent contribuer à la survie de mémoires plurielles qui, au rebours des récits rapides qui aggravent un peu partout la « fracture » Orient / Occident, mettent au contraire l’accent sur l’importance des métissages, des acculturations, des échanges, des contiguïtés culturelles (5). Les croisements d’influences et de langues sont en effet d’une complexité rare au Moyen-Orient : Albert Cossery, écrivain égyptien, produit une œuvre qui s’est presque entièrement développée « dans un exil voulu » (Touriya Tullon) et qui, si par certains côtés elle rappelle les romans d’écrivains arabophones comme Naguib Mahfouz, ne s’en nourrit pas moins, mais pour la déplacer et l’enrichir, d’une certaine stéréotypie orientaliste, particulièrement dans la construction d’un temps « oriental », contemplatif et désoeuvré, face aux temporalités fébriles d’un Occident technique davantage immergé dans le tourbillon de l’Histoire. Salah Stétié de son côté, dans une œuvre impressionnante par  l’ampleur de ses lectures et sa vision en surplomb, redécouvre la beauté esthétique d’un Islam plus culturel que religieux aussi bien par des lectures en arabe qu’en français. Sa longue fréquentation de Massignon (6) – Maxime del Fiol le montre dans son article - l’amène à penser l’Islam en partie par la médiation des grandes œuvres orientalistes françaises du XXème siècle, qui elles-mêmes plongent leurs racines dans une tradition historiographique qui remonte aux Lumières. Mais ces influences, ces ensemencements, ces bouturages n’ont jamais rien de serviles, ni dans le roman, ni dans la poésie. Il s’agit bien d’un dialogue des cultures, à la pointe d’incandescence de la pensée : la force des œuvres ainsi fécondées le prouve (7).
           Le Liban, plus encore que l’Egypte dont la fascinante complexité culturelle est aujourd’hui menacée, est à l’évidence l’un de ces « pays de confins » (8) où tous les alliages paraissent possibles. Henry Laurens, dans une riche étude sur « Le Liban, la Méditerranée et l’Occident : récit d’un parcours », a voulu définir le cœur et l’essence de ce qu’il appelle une « civilisation du contact » (9) dont la toujours possible disparition serait une catastrophe culturelle pour l’humanité : « Un certain discours contemporain évoque le « choc des civilisations » comme si ces dernières étaient des acteurs politiques et des ensembles clos sur eux-mêmes. Indépendamment du fait que les objets, les hommes et les inventions techniques ont toujours circulé entre les différentes aires culturelles, particulièrement en Méditerranée, il existe des lieux spécifiques qui pourraient être définis comme des « lieux de contacts » comme l’on parle de « lieux de mémoires ». Ces lieux de contacts et de rencontres peuvent être des institutions ( le monde de la diplomatie par exemple ), des professions ( les traducteurs, les voyageurs, les marins ), des disciplines intellectuelles ( l’orientalisme ). Dans ces lieux la transmission passe dans les deux sens. Des pays peuvent même fonder leur vocation historique sur ces contacts, passages et transferts. Loin de perdre leur authenticité originelle largement imaginaire, ils construisent leur force et leur originalité dans cette civilisation du contact » (10). Dans sa contribution personnelle à ce livre, Salah Stétié évoque significativement la route de la soie et rappelle qu’elle fut indirectement à l’origine ( par l’intermédiaire des soyeux français installés au Liban ) de la création de l’Université Saint-Joseph qui contribua au plus haut point à l’implantation du français dans ce pays. Par la suite, une pléiade d’écrivains, de Vénus Khoury-Ghata à Charif Majdalani, d’Andrée Chedid à Georges Schéhadé et Amin Maalouf inscrivirent leur œuvre au cœur de cette réalité tout en reliefs et en contrastes où les échanges commerciaux aussi bien qu’intellectuels favorisèrent la rencontre des styles (architecturaux, plastiques) et des langues. Dans Le Moine, l’ottoman et la femme du grand argentier de Vénus Khoury-Ghata, le moine Lucas apprend « à s’affranchir du cocon d’une vision réductrice du monde et des hommes, et à détruire les murs de mépris, de méfiance et de peur dressés entre l’Orient et l’Occident, l’Islam et le Christianisme dont il constate maintes ressemblances, tant des qualités que des défauts », comme l’écrit Zahida Derwiche Jabbour. Charif Majdalani restitue dans Histoire de la Grande Maison toute la complexité d’une saga familiale dans le décor d’une société profondément façonnée par de multiples héritages (ottoman, grec orthodoxe, maronite, sunnite) au moment où l’influence française vient peu à peu supplanter celle d’Istanbul. Pascale Solon est dans un registre voisin dans son portrait d’Amin Maalouf dont l’œuvre ne cesse de problématiser les notions d’origine et d’identité, jusqu’à proposer un puissant mythe du migrant.  Avec Georges Schéhadé, comme le montre Pauline Rustom, la rencontre de l’Orient et de l’Occident se fait d’emblée au cœur de la langue, de ses usages, de son inventivité, d’une langue théâtrale, théâtralisée qui rivalise avec les grands dramaturges contemporains de l’absurde et de la dérision, mais dans un milieu oriental. Dès lors, le fait que « le langage schehadien possède certains points communs avec celui de Ionesco ou de Beckett » est une preuve de plus de l’existence d’une littérature des « confins », en parfaite illustration de cette fabuleuse alchimie créatrice dont le Liban fut, et reste encore, la terre d’élection.

         Ce collectif aurait été très incomplet s’il n’avait pas aussi abordé deux aspects importants de cette littérature d’expression française du Moyen-Orient appelée sans doute, dans les années qui viennent, à connaître encore de puissants ressourcements et renouvellements : les écritures féminines, si sensibles souvent aux blessures intimes, à la vie quotidienne et à ses secrets et les récits ( romancés ) de guerre, inspirés avec plus ou moins de réalisme par les terribles événements de 1975-1990. Andrée Chedid est d’ailleurs un bel exemple de la rencontre possible de ces deux inspirations, où le politique et l’intime sont appelés quelquefois à se mêler. Les romans inspirés par la guerre civile exposent l’incroyable basculement d’une société de l’échange et du contact, pour reprendre deux termes d’emploi fréquent quand il s’agit d’évoquer un certain idéal libanais, en un monde de conflits et de déchirements où tout à coup l’Histoire se transforme en un cauchemar quotidien. C’est cette terrible implosion que Christiane Chaulet-Achour a choisi d’analyser à partir d’œuvres d’écrivaines publiées durant la période 1977-2000, sous le titre de « Machrek en feu ». Dans une perspective voisine, le portrait d’Andrée Chedid que trace Carmen Boustani est celui d’un témoin de la guerre civile, mais aussi, malgré tout, d’une subjectivité et d’une intimité toujours en quête d’elles-mêmes, aussi bien par l’image que par l’écrit. Yves Chemla et Asma Chamly Halwani traitent longuement de ces écritures de l’intime qui en disent parfois autant sur la société elle-même, ses violences souterraines et cachées, ses failles et ses lézardes que les récits de guerre. Sous la plume d’Yves Chemla, Laurence Schehadé, qui est sans doute une figure méconnue – en France du moins - de la littérature libanaise apparaît avec tout le talent qui fut le sien, à la fois précieux, minutieux, et simple, d’une chroniqueuse des « replis de la mémoire familiale », à l’écoute de l’ « intime et de l’émotion » : littérature secrète, murmurée parfois, et qui fait de l’écriture, comme le note Yves Chemla, l’instrument de la « longue résistance de Laurice Schehadé contre la superficialité de l’évidence », cette même superficialité que dénoncent et contournent les trois écrivaines ( Dominique Eddé, Yasmine Klat et Tania Yazigi Najem ) qu’étudie Asma Chamly Halwani à partir du thème de la transgression. A l’évidence, c’est dans de telles œuvres qu’un nouveau rapport à soi s’invente difficilement, en  même temps que s’affirme, contre les pesanteurs de l’histoire, de l’appartenance et du lieu commun, les exigences de l’individualité.
 

                                                                    Jean-François Durand
        Notes :
  
(1)   Signalons quelques ouvrages qui permettent d’avoir une vision plus complète de cette littérature : Zahida Darwiche Jabbour, Littératures francophones du Moyen-Orient, Egypte, Liban, Syrie, Aix-en-Provence, Edisud, 2007, Daniel Lançon (dir.), Entre Nil et Sable, écrivains d’Egypte d’expression française, Paris, Publication du Centre National de Documentation Pédagogique, 1999, Zein Ramy, Dictionnaire de la littérature libanaise de langue française, Paris, L’Harmattan, 1998.

(2)   Littératures francophones du Moyen-Orient, op.cit., p.181. Elle intitule le chapitre de son livre qui aborde cette question « Une littérature émergente ? ».

(3)   Le présent volume n’aborde pas la question, certes passionnante, de l’apport des juifs égyptiens à la littérature de langue française. Nous renvoyons aux travaux décisifs de Daniel Lançon, entre autres Jabès l’Egyptien, Paris, Jean-Michel Place, 1998. Voir plus particulièrement les chapitres sur les « engouements francophones » et « Scolarisation et francité » (P. 38 et suivantes). L’auteur rappelle que le départ des juifs ottomans pour l’Egypte de Mohamed Ali après l’insurrection grecque de 1821 joua un rôle essentiel dans cette belle histoire du français en Egypte. A la fin du même livre (p.327-329), un état des principales publications des poètes de langue française (de 1918 à 1959) permet de mesurer toute la richesse, aujourd’hui bien oubliée, de cette création.

(4)   L’Europe et l’Orient, de la balkanisation à la libanisation : histoire d’une modernité inaccomplie, Paris, La Découverte, 1989, p.51. L’auteur constate que cette occultation et cette simplification sont le fait de réécritures nationalistes de l’histoire du Moyen-Orient (particulièrement sensibles dans les manuels scolaires) mais aussi du désir de certains européens d’ « occulter, aujourd’hui, les mille liens qui lient (leur) histoire à celle des autres peuples du bassin méditerranéen » (p. 51).

(5)   Beaucoup d’écrivains étudiés dans ce livre sont bilingues (arabe, français) et pour certains à l’intersection de plusieurs cultures, juives, chrétiennes, musulmanes. Dans son Petit traité des mélanges (Beyrouth, éditions Layali, 2002), Charif Majdalani insiste sur cette réalité courante au Moyen-Orient, de la coexistence d’une langue maternelle et d’une langue « seconde », mais qui n’est certainement pas une langue étrangère (p.29). Et il conclut : « On le voit rétrospectivement, l’étouffement du français et du kurde en Syrie, du français mais aussi du grec voire de l’italien en Egypte aura été indubitablement un appauvrissement. A l’inverse, le maintien du français au Maghreb et en Afrique (…), de l’anglais en Inde et au Sri-Lanka, du portugais en Afrique australe apporte à ces pays une richesse notoire » (p.31). Sur le bilinguisme, Abou Sélim, Le Bilinguisme arabe-français au Liban, Paris, PUF, 1962.

(6)   Sur le rôle politique de Massignon et sa conception de la présence française en Orient, Henry Laurens, Orientales II, dans Orientales, Paris, CNRS éditions, 2007 (1ère édition 2004), p.217-245.

(7)   Rappelons, dans une trajectoire inverse et parallèle à celle de Salah Stétié, la manière dont les philosophies et les spiritualités d’Orient ont pu nourrir les textes d’un écrivain comme Gabriel Bounoure (1896-1969).

(8)   L’expression est de Louis Massignon repris par Gabriel Bounoure, Fraîcheur de l’Islam, Fata Morgana, 1995, p.33.

(9)   Orientales III, dans Orientales, op.cit., p.39.

(10)  Ibid., p.37.


 
               

               
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