
PIERRE HALEN
Approches
du roman et du théâtre missionnaires
Berne,
Peter Lang, Coll. Recherches en littérature et
spiritualité, vol. 11, 2006, 206
p.
Ce
volume rassemble sept articles, répartis selon trois
axes :
« Approches du théâtre missionnaire en
Afrique », « Sensibiliser
l’Europe », « Ecriture
littéraire et mission ». Ces intertitres
laissent clairement deviner quel projet scientifique poursuivent les
auteurs.
Il s’agit de nous initier à une production
littéraire qui, malgré son
abondance, reste encore largement méconnue sinon
méprisée, alors qu’elle
devrait doublement intéresser les chercheurs en
littérature africaine :
d’abord parce qu’elle « a
joué un rôle fondamental dans l’histoire
des
cultures modernes en Afrique, pour ne rien dire de sa place dans
l’auto-image
de l’Occident » (p.2), et ensuite parce
qu’elle déjoue, dans sa complexité
et ses ambivalences, bien des idées reçues sur
les rapports entre, d’une part,
évangélisation et colonisation, et
d’autre part, entre
« littérature
coloniale » et
« littérature
africaine », puisqu’elle se
génère
d’emblée comme un espace interstitiel et dynamique
qui laisse affleurer leurs
interférences et leurs divergences, leurs tensions et leurs
complicités. Une
même volonté d’interroger les processus
de « conversion » sert de
lien entre les différents articles : comme le
rappelle, dès
l’introduction, Pierre Halen, « ce passage
d’un état à l’autre,
qu’il
s’agisse de la mutation d’un individu ou
d’une collectivité, de modifications
matérielles ou culturelles », suppose non
seulement « une part
d’inconnu », mais inclut
également « en lui-même une
forte dimension
d’altérité » (p.1)
; or, parce qu’elle intéresse autant le
missionnaire que le converti, cette altération de soi comme
« ouverture à
l’autre » ne saurait strictement se
réduire au schéma de
« l’aliénation »,
mais sa promesse de
« plus-value » (ou de
« devenir-mieux » pour reprendre
le verbe forgé par V.Y. Mudimbe dans
son autobiographie, Les corps glorieux
des mots et des êtres) ne saurait pas davantage se
penser dans la seule
logique d’un
« progrès »
matériel et moral… D’où une
« ambiguïté »
fondamentale des entreprises et des écritures
missionnaires, qui participent de l’expansionnisme colonial
tout en s’en
distinguant d’emblée, et qui modèlent
un « entre-deux » dont
l’ambition, fondamentalement spirituelle, se configure comme
un universalisme
déracialisé ou comme un
« métissage », un
« mélange de cultures
occidentale et africaine » (p.201) qui reste
pourtant constamment à (ré)actualiser.
Est-ce d’ailleurs simple hasard si les penseurs africains qui
dominent
aujourd’hui la théorie postcoloniale, tels V.Y.
Mudimbe ou Achille Mbembé, sont
précisément issus de cette matrice ?
Dans
son essai sur « Le missionnaire vu par
l’anti-esclavagisme littéraire, ou
les ambivalences de Sang Noir
(1893) », l’éditeur du volume,
Pierre Halen, analyse en détail ces
postulations contradictoires où sans cesse alternent
« concession aux
idées reçues » et
« contestation » de ces
mêmes
stéréotypes : « si
les images de l’Africain sont ici essentiellement
valorisantes », et donc en rupture nette avec la
mentalité coloniale et
son traditionnel « mépris pour
l’Afrique barbare » que
relèvent
aisément les autres critiques (Brigitte Brasseur-Legrand,
Jacques Marx),
« ce n’est pas pour dissuader les projets
de colonisation, c’est au
contraire pour assurer qu’ils trouveront un pays digne, en
quelque sorte, de
leurs investissements » (p.188) ; si, par
ailleurs, l’évangélisation
et la colonisation préfigurent, pour
l’abbé Vigneron, la naissance d’une
« Afrique future » autant que la
régénération du
« vieux
monde » grâce à
« cette race prolifique par excellence à
qui nous
donnerons la science en échange de sa
force » (Sang Noir,
cité par Halen, p.182), ces interprétations
biologiques
du contact culturel n’en débouchent pas moins sur
un
« portrait négatif du
métis »
puisqu’« on oppose une
“noble race”, globalement magnifique
bien qu’un peu candide » à
“type du
nègre
dégénéré”, celui
que le
contact
avec l’extérieur a perverti »
(p.186). On voit
ainsi clairement comment
les conversions de valeur (de la négativité
à la
positivité) peuvent tout
simplement reconduire, plutôt
qu’éconduire, les
raciologies
traditionnelles : il y a là un topos
et un impensé auxquels les théories
postcoloniales, férues de
« métissage »
et
d’« hybridité »,
devraient davantage réfléchir.
Les
essais du volume mettent également en relief les relations
« entre
anthropologie culturelle et missiologie » (p.159),
voire entre
ethnographie et écriture littéraire, ainsi que
tous les processus d’interaction
et d’indigénisation
réciproques : Honoré Vinck montre que le
Père Alfons
Walshap, « pionnier de talent en musique
d’inspiration africaine »,
fait tout à la fois figure de
« convertisseur et de
converti » ;
Charles Djungu Simba étudie, quant à lui, la
traduction en français, par un
abbé congolais, d’une pièce
écrite en lingala par un vicaire belge, tandis
qu’Antoine Muililu Ndaye montre, à partir des
œuvres dramatiques du Père F.
Bontinck, combien « l’appellation de
“théâtre missionnaire” finit
aussi
par faire problème, en raison des
« interférences (…) avec soit
des
productions congolaises (…), soit des acteurs culturels
congolais (traduction,
édition et réédition
locales) » (p.51). Enfin, en
s’intéressant aux
représentations littéraires autant que visuelles
du « Frère Bâtisseur de
la congrégation des Pères
Blancs », Johann Lagae explore une figure
délaissée qui, par son activité
d’arpenteur-géomètre,
d’architecte et de
constructeur, est précisément à la
jonction du projet missionnaire et du projet
colonisateur, dans la mesure où tous deux impliquaient
« l’occupation d’un
territoire et, par conséquent, l’imposition sur ce
territoire de marques
physiques durables » (p.108) : incidemment,
il nous permet également
de mieux comprendre l’influence de l’imaginaire
missionnaire et chrétien dans
la geste coloniale, telle qu’elle fut notamment mise en
scène par un Robert
Delavignette dans Les Paysans Noirs
ou dans La Paix Nazaréenne.
A noter
également, en fin de volume, la traduction
inédite d’un récit d’Alfons
Walshap, Bolalimai (1933), dont le
thème et la
simplicité de ton entre étrangement en
résonance avec le premier roman
africain, Moeti oa Bochabela (1907)
de Thomas Mofolo (ou L’homme qui
marchait
vers le soleil levant, dans la traduction qu’en fit
du sesoutho un autre
missionnaire, Victor Ellenberger).
Anthony
MANGEON