Préface
Avec cet ensemble d’études sur le
roman négro-africain, Andrea Cali propose un premier bilan d’un long et patient
travail entrepris auprès du lectorat italien, et plus généralement francophone,
que l’on peut faire remonter à l’année 2001 avec la publication du premier
numéro d’Interculturel-Francophonies sur la littérature malgache (dir.
Jean-Luc Raharimana). A ce jour, quinze volumes ont été publiés, qui témoignent
de l’ampleur et de la ténacité de la tâche entreprise. Dans cet ensemble, la
littérature africaine de langue française occupe une place prépondérante,
d’Amadou Hampâté Bâ à Ahmadou Kourouma, de Tierno Monénembo à Jacques
Rabenananjara, de Mongo Beti à Abdoulaye Sadji.. En moins de dix ans
d’existence, avec des publications régulières et solides, Andrea Cali a su
faire de la revue qu’il dirige l’une des références indispensables du vaste
continent des publications francophones. On attendait donc avec intérêt qu’il
réunisse, en un volume cohérent et accessible, l’ensemble de ses contributions
personnelles à l’étude du continent noir et de ses diasporas intellectuelles.
C’est désormais chose faite.
Le présent essai couvre une longue période, de Ville cruelle (1954), le
premier roman du camerounais Mongo Beti, d’abord publié sous le pseudonyme
d’Eza Boto, à Verre Cassé
(2005), le cinquième roman d’Alain Mabanckou
couronné lors de sa parution par plusieurs prix et qui fut
dès lors, comme
l’écrit Andrea Cali « un véritable
événement littéraire ». Cinquante
années riches, foisonnantes, tumultueuses, pétries de
passions politiques en
même temps que marquées par de nombreuses
désillusions et incertitudes séparent
ces deux livres. Elles permettent de mesurer aussi bien l’ampleur
d’une
création ininterrompue (qui a eu quelque mal parfois, il faut
bien le dire, à
accéder à une pleine reconnaissance institutionnelle) que
la force de
renouvellements thématiques et stylistiques, dont
témoignent, dans des
registres différents, Kourouma et Mabanckou, autant de preuves
s’il en était
besoin de l’extrême vivacité des expressions
francophones contemporaines. Mais
l’organisation diachronique de cet ensemble d’articles,
voulue par Andrea Cali,
recèle une autre leçon. Comment ne pas remarquer, en
effet, que de Mongo Beti à
Alain Mabanckou, l’on passe d’un roman politique, social,
référentiel,
profondément enraciné dans une réalité
historique et anthropologique
puissamment dessinée dans le cadre d’une esthétique
réaliste à une toute autre
conception de la narration romanesque, faisant toute sa place à
l’autoréflexivité,
au jeu ironique avec l’expression et le contenu lui-même,
et mettant en scène
d’emblée la posture d’un écrivain aux prises
avec son propre univers
fictionnel. Du réalisme critique le plus convaincu,
engagé, militant, soutenu
par quelques grands mythes historiques hérités des
grandes synthèses des
Lumières, à la position
« postmoderne » d’un écrivain qui,
comme
l ‘écrit Cali, privilégie « une
représentation de la réalité
grotesque et hyperbolique », illustrant une étonnante
postérité célinienne
des lettres africaines les plus contemporaines, on prend conscience
à la fois
d’un changement de climat historique (sans doute lié aux
grandes ruptures
géopolitiques des années 80) et d’une relève
des générations. Sur ce point
précis, la chronologie littéraire de ne se contente pas
de reprendre les
découpages faciles des vieux manuels scolaires : elle
balise les rythme
profonds d’une histoire culturelle et politique dont les romans
savent au fond
rendre compte avec bien plus de force et de conviction que bien des
travaux
d’historiens. D’autre part, comme le montre Andrea Cali au
fil de ses lectures,
ces changements d’époque et de climat intellectuel
s’accompagnent
d’infléchissements stylistiques remarquables,
jusqu’à l’acceptation d’une
vision plus fragmentaire et problématique du réel,
là où les grands récits
épico-romanesques des années 50 et 60 dessinaient
clairement un sens et des
finalités (avec toutefois des exceptions notables). Entre ces
deux pôles, de
l’écriture militante à la virtuosité
agnostique du récit qui ouvrent et
concluent, de manière significative, l’essai
d’Andrea Cali, prennent place de
nombreuses autres voix africaines, qui font de ce livre un petit
panorama,
complet sans être exhaustif (et comment le pourrait-il !)
des écritures
négro-africaines depuis la fin du second conflit mondial.
L’auteur aborde
successivement deux livres d’Ousmane Sembène, propose une
relecture (très
critique) du classique indéfiniment commenté de Cheikh
Hamidou Kane, avant de
s’attarder sur un roman nostalgique d’Aminata Sow Fall, Douceurs du bercail
(1998) qui, dans l’économie du présent livre, fait
entendre comme une note
idyllique. La nostalgie africaine trouve tout naturellement sa place
avant
l’analyse de trois récits tragiques, à
l’orée d’un vingtième siècle qui
débute
lui aussi dans le bruit et la fureur d’une Histoire qui semble
s’acharner à
démentir les espoirs de la génération des
Indépendances : en 2000, Murambi,
le livre des ossements de Boubacar Boris Diop démonte les terribles
séquences du génocide du Rwanda. En 2002, Alain Mabanckou et Emmanuel Dongala
évoquent la guerre civile qui a ravagé le Congo-Brazaville. On peut dès lors
constater que, de Mongo Beti à ces derniers récits, la violence occupe une
place essentielle dans le texte négro-africain, avec, bien sûr, une différence
sensible. Si, dans des romans qu’influence l’historicisme marxiste de leur
époque, celle-ci peut être mise au service d’une positivité historique,
désormais, elle marque une sorte de plongée du roman au cœur de ténèbres que
n’éclaire aucune possibilité de rédemption. Toutefois, on retiendra au moins un
point de rencontre entre ces œuvres aux tonalités si diverses, et qui ont de
l’avenir de l’Afrique des visions on ne peut plus contrastées : toutes
sont éminemment politiques. Mongo Beti et Ousmane Sembène inscrivent leur récit
au cœur du système colonial, de son héritage, de ses métamorphoses. Pour Cheikh
Hamidou Kane, l’école des blancs apparaîtra dans toute sa dimension politique,
et même religieuse a contrario, à travers la question de la greffe
culturelle (souhaitable, inévitable, redoutée et combattue selon les points de
vue) que l’institution scolaire opère entre la civilisation traditionnelle de
l’Afrique ancienne et l’univers technique et analytique de l’Occident moderne.
Dans Les Bouts de bois de Dieu, Ousmane Sembène établit un lien étroit
entre critique romanesque et élaboration d’une « culture nationale »
proposant ses propres mythes fédérateurs, sa « légende » historique,
en même temps qu’un ancrage profond dans l’univers concret du travail, des
rapports sociaux, des métiers, des classes « dépouillant le fond du texte
de tout aspect métaphysique », comme l’écrit Andrea Cali, bien loin de
l’idéalisme de Cheikh Hamidou Kane (même si une lecture sociologique et
historicisante de son premier roman est bien sûr possible). Dans Guelwaar
(1996), Ousmane Sembène accentue encore la dimension éducative, formatrice de
ses romans en s’efforçant d’« éveiller chez son peuple, comme chez les
Africains en général, le respect de la dignité, l’honneur de la
souveraineté » (Andrea Cali) comme si ce roman, le neuvième qu’il ait
écrit, avait voulu entretenir, en cette fin d’un XXème siècle exsangue, la
flamme prométhéenne qui précéda ou accompagna les premiers grands récits des
Indépendances africaines.
Toutefois, ce que montrent d’autres livres étudiés par Andrea Cali, c’est
l’érosion –inévitable ?- de cette posture militante, au fur et à mesure
que le continent africain s’enfonça dans un certain nombre d’impasses
historiques et politiques. Analysant ces désillusions, ces inquiétudes de
toutes sortes qui assombrissent des pans entiers de la production littéraire
africaine, Lilyan Kesteloot a pu parler d’une « littérature du désespoir
national » qui nourrit dès lors logiquement « sous forme d’espoir ultime
ou de nostalgie un repli vers l’ethnicité ». Douceurs du bercail
(1998), le sixième roman d’Aminata Sow Fall semble illustrer parfaitement cette
direction possible des Lettres africaines : la quête d’une
« régénération », d’un ressourcement qui s’orientent vers un nouvel
« ancrage dans les valeurs traditionnelles, dans ce qu’elles ont
précisément de positif et de sûr », comme le précisait Aminata Sow Fall en
2001. A quelques années d’intervalle, deux auteurs sénégalais offrent ainsi aux
lecteurs des visions du mondes tranchées : le premier, Ousmane Sembène,
reste fidèle aux grandes leçons d’une pensée progressiste qui exerça une
influence considérable sur les deux premières générations d’intellectuels
africains « émergents », un peu comme la version « noire »
d’une philosophie de l’histoire qui mise sur l’émancipation individuelle aussi
bien que collective (au cours de laquelle comme le montre judicieusement Andrea
Cali les femmes occupent une place de premier plan) et qui parie aussi sur la
possible instauration historique de nouveaux modes de vie et de nouveaux
rapports sociaux. Le second, Aminata Sow Fall, sans renoncer à une critique
sociale et politique vigoureuse, se montre davantage fasciné par la chaleur des
origines, d’un foyer perdu, oublié, dont il faut retrouver la flamme. A
l’inverse, au tout début d’un XXIème siècle né sous de bien sombres auspices,
Emmanuel Dongala, Boubacar Boris Diop mais aussi Alain Mabenckou dans certains
de ses romans, font entendre une voix différente, infiniment tragique, comme le
constat angoissant d’une nouvelle éclipse des lumières, aussi bien celles des
commencements que celles de l’avenir. C’est dire la profondeur et l’urgence des
problèmes abordés par la littérature africaine, et par cet ensemble d’articles
qui la commentent.
Jean-François Durand.
Montpellier III.