Même si les élèves sont
souvent
très « vivants » (c’est un euphémisme), le métier de professeur de
français s’apparente par certains côtés à celui de gardien de cimetière. Tous
les lecteurs qui, un jour de curiosité, se sont penchés sur les pages des
manuels –vous savez, ceux que l’on conserve pieusement depuis les années
lycée !- ont pu faire le même constat. Les « Lagarde et
Michard », « Chassang-Senninger », « Castex et
Surer », Crouzet, et j’en passe,
sont remplis de fantômes, d’illustres oubliés, en bref d’écrivains deux
fois morts que personne ne connaît plus, ne lit plus. Tous ces manuels sentent
si fort la poussière d’ailleurs que l’on voit depuis quelque temps se
multiplier des coups éditoriaux où des célébrités médiatiques signent des
« Anti-manuels de français », espérant ainsi rénover et rafraîchir
notre mémoire encombrée d’ectoplasmes. Rien que pour ces derniers mois, je
citerai celui de François Bégaudeau, ou encore « Le Jourde et
Nolleau », ou bien, de Catherine Meurisse « Mes hommes de
lettres ». Il y a plus de trente ans, Claude Duneton avait déjà donné son
« anti-manuel ». Entreprises sans doute salutaires ! Mais
pourquoi n’a-t-on pas encore pensé à un dictionnaire des écrivains tombés dans
l’oubli ?
On pourrait faire un constat du
même ordre avec la liste des auteurs ayant reçu les prix les plus prestigieux.
Petit jeu :
qui se souvient de
certains de ces Nobel, de ces Goncourt, qui occupèrent le devant de la scène
pendant des mois ou des années ?
Petit jeu de société : quel écrivain français a reçu le premier
Nobel de littérature en 1901 ? Question subsidiaire, pour départager les
ex-aequo : citer au moins quatre vers de cet auteur, promis à une gloire
mondiale, et qu’on ne trouve plus guère aujourd’hui que dans les anthologies
les plus spécialisées. Si je vous dis :
Le vase où meurt cette verveine / D’un coup d’éventail fut fêlé / Le
coup dut l’effleurer à peine / Aucun bruit ne l’a révélé, vous
souviendrez-vous qu’il s’agit du plus grand succès de Sully Prudhomme, immortel
poète du « Vase brisé » (1869) ?
Autre jeu : qui furent Moselly, Savignon, Deberly,
Bedel, Mazeline,?
Comment ? Vous
ne reconnaissez pas les titulaires des prix Goncourt de 1907,1912, 1926, 1927,
1932?
Je
parlai
à l’instant de
l’Académie Française où entra Prudhomme en 1881. Je ne résiste pas au plaisir
de vous remettre en mémoire la scène (acte 1, scène 1) drôle et pleine d’ironie
du « Cyrano » de Rostand (1897),
où celui-ci se moque des prétentions à l’immortalité que conférerait
l’appartenance à la prestigieuse compagnie, dont il fit d’ailleurs partie en
1903. La scène se passe dans un théâtre, où Cyrano de Bergerac se prépare à
interdire à un mauvais acteur de jouer une tragédie. Le public patiente, jase,
en attendant le lever de rideau. Un adolescent, que son père a amené au théâtre
pour parfaire son éducation, interroge son géniteur
L’Académie est là ?
Papa répond, trop heureux d’étaler son savoir :
Mais j’en vois
plus d’un membre
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de
la Chambre
Pourchères, Colomby, Bourzeys,
Bourdon, Arbaud,
Tous ces noms dont pas un ne
mourra, que c’est beau !
En somme, notre « mémoire » littéraire est une vaste nécropole.
Il y a pire : ces nécropoles, qui conservent au moins dans leurs pages
jaunissantes des auteurs tombés en disgrâce d’opinion, ne sont pas exemptes du
péché d’ostracisme, lorsqu’elles ne mentionnent même pas l’existence et le
succès de tel ou tel auteur, de telle ou telle école littéraire. Sans compter
l’effacement d’une bonne part de la littérature féminine : mais ceci
serait une autre histoire. En voici quelques échantillons. Dans le lagardémichard
du XX° siècle, on trouve 12 pages sur Anatole France, des pages sur Edouard
Estaunié ; je veux bien. Mais pourquoi le manuel ne dit-il rien, ou
presque, du mouvement du Félibrige (1859-1914), et ne cite-t-il pas une page de
Frédéric Mistral, qui fut nobélisé pourtant en 1904 ? Dans le volume
consacré au XIX° siècle : rien sur la Comtesse de Ségur, dont
Les Malheurs de Sophie (1859), se
vendirent à un million d’exemplaires!
Avant d’aller plus loin, il faut peut-être prendre le temps de définir
quelques termes, et de préciser dans quel sens je vais m’en servir. Je ne me
risquerai pas évidemment à essayer de définir le concept de
« littérature », à essayer de formuler des critères sûrs qui
permettraient de distinguer le bon grain stylistique de l’ivraie
scribouillarde. Questions vertigineuses ! Je m’en tiendrai prudemment ici
à considérer, avec les dictionnaires courants que « littérature »
désigne un ensemble d’œuvres écrites ou orales qui s’assignent un objet
dépassant les nécessités de la simple communication informative, avec le souci
d’une ornementation esthétique ou celui de créer des « effets » sur
l’esprit du lecteur . On parlera donc ainsi sans complexe de littérature à
propos des « romans-photos », qui visent à faire pleurer Margot dans
les chaumières, des polars de gare qui cherchent à faire oublier les retards
des trains, etc.
La très savante
encyclopédie de la Pléiade consacre quelques chapitres aux « littératures
marginales », qui traitent de la littérature de « colportage »,
du « roman populaire », de la littérature enfantine, du roman
policier, de la science-fiction ou de la chanson.
Mais j’observe dès maintenant, avant d’y revenir plus longuement,
que cette « encyclopédie » ignore totalement la littérature
coloniale !
Qu’est-ce que l’oubli en matière de littérature ? Je m’interrogerai
plus tard sur les causes de l’amnésie ; pour l’instant, je mettrai en
avant quelques critères objectifs qui permettent de mesurer l’ampleur du
phénomène. Un écrivain et ses livres peuvent n’être plus mentionnés dans les
dictionnaires, ni dans les anthologies et les manuels ; absents des
bibliothèques publiques ; rayés des fonds des maisons d’éditions ;
méprisés dans les programmes scolaires : il y a tant de moyens d’effacer
les traces. Et je ne compte pas l’influence de la mode, même en littérature,
qui nous fait adorer aujourd’hui (avec il est vrai l’appui, non exempt de
préoccupations commerciales, des media) ce que nous n’aimerons plus demain.
Mon propos n’est pas aujourd’hui de
faire sortir les morts du tombeau, de ressusciter tel ou tel écrivain. Encore
moins de présenter une défense de l’idéologie coloniale ou de soutenir que tout
ce qui s’est écrit sur –et sous- les cocotiers fut d’égale valeur. Il est
plutôt de réfléchir avec vous, et avec quelques exemples à l’appui, sur le
phénomène de l’amnésie, de l’oubli, de l’usure qui affecte toute gloire ou
gloriole.
*
Un cas est particulièrement révélateur : celui du roman populaire,
appelé encore parfois roman-feuilleton. L’exemple n’est pas choisi au
hasard : ce genre n’est pas sans ressemblance avec celui qui va nous
occuper : même succès populaire, même disparition quasi-totale.
De 1830 à 1914 le roman-feuilleton représente une énorme masse de chose
imprimée. Le genre apparaît à la faveur de la transformation technique de
l’imprimerie, qui produit, vers 1836, avec le journal d’Emile de Girardin
« La Presse » le journal à bon marché. En 1869,
Le petit journal, qui coûte 1 sou le numéro, tire à 300000
exemplaires
. Le nombre
des lecteurs explose, le niveau d’instruction du lectorat augmente (et,
parallèlement, l’instruction se développe dans les campagnes) : chaque
livraison du journal comporte une tranche d’un roman, qui tient les lecteurs en
haleine, avec le fameux « la suite au prochain numéro » ; cela
induit bien sûr un type d’œuvres où l’auteur ne doit pas lésiner sur les coups
de théâtre, les effets de suspense – ajoutons, à titre de curiosité, que
l’écrivain ne ménage pas non plus parfois les longs dialogues, lorsque son
feuilleton est payé à la ligne ; Dumas en fut un grand
consommateur !-. « La Presse » de Girardin se voit bientôt
concurrencée par « Le Journal
des
débats » en 1842, qui publie
Les
mystères de Paris, d’Eugène Sue
.
Cette production du roman populaire connaît son âge d’or au début de la
3° république, avec Xavier de Montépin (
La
Porteuse de pain, 1884),
Les Deux
orphelines de D’ennery,
Jules Mary
et son
Roger la honte (1886), dont
Cayatte ne rougit pas de faire un film en 1945 avec Maria Casarès et Jean
Debucourt. Comment ne pas citer Hector Malot, immortel auteur de
Sans famille (1878), immortel mais
totalement ignoré des anthologies et manuels scolaires ?
Et tant d’autres, qui assurèrent à ce genre
littéraire une survie exceptionnelle. 1914 voit encore paraître le
Jésus-la caille de Francis Carco, tandis
que Chéri
-Bibi
de Gaston Leroux, Arsène Lupin de Maurice Leblanc et Fantômas,
d’Allain et Souvestre continuent de séduire leur public (et renaissent, après
l’an 2000, à la télévision !) Pas un mot dans les lagardémichard, pas la plus
petite mention non plus de la littérature prolétarienne illustrée par Henry
Poulaille (1896-1982) et son cycle du
Pain
quotidien.
Je vais arrêter là cette revue,
cette promenade funéraire dans l’allée des oubliés. Il est temps de
s’intéresser à la littérature coloniale, la grande absente de tous les manuels,
la disparue des bibliothèques et
des
catalogues des maisons d’édition, victime dirait-on d’une conspiration du
silence ou d’un complexe honteux, comme si la mémoire française voulait effacer
toute une période de son histoire littéraire –voire de son histoire tout court.
*
D’abord, définir,
préciser : qu’est-ce que l’on appelle littérature coloniale ? Je
dirai, en simplifiant, que la littérature coloniale –à propos de quoi les
spécialistes débattent encore- regroupe tout ce qui s’est écrit de
« littéraire » (voir plus haut le sens que j’assigne à ce terme) à
propos des colonies, essentiellement françaises (mais il y a évidemment une
littérature coloniale anglaise, pensez à Kipling) : l’Afrique en premier
lieu, l’Indochine un peu moins, la Polynésie, etc.. Cette production s’est
étendue grosso modo entre 1870 et les années 50 du XX° siècle, avec des
extensions en amont et en aval.
La littérature coloniale parle de la vie matérielle et morale des
indigènes, de la conquête, des conditions d’existence des colons, des états
d’âme des exilés, soldats, commerçants, aventuriers de tout poil ; des
missionnaires exaltés par leur mission ou leur martyre annoncé ; souvent,
elle côtoie le roman d’aventures, le récit d’exploration, et elle mêle à
l’exotisme, avec un souci de documentation destinée à l’édification du lectorat
métropolitain,
une dose d’imagination.
Bien entendu, elle comporte souvent une forte dose de propagande.
J’ajouterai que la littérature
coloniale ne fut pas exclusivement dévolue à « tambouriner » les
gloires du casque blanc, à célébrer la grandeur de l’entreprise
impériale : il y eut, rares certes, mais audibles, des voix pour prendre
le parti des colonisés et dénoncer moins le système que ses abus. André Gide,
avec son
Voyage au Congo et
Retour du Tchad, Albert Londres avec
Terre d’ébène (1929) et Céline
qui
évoque les tribulations africaines de Bardamu, dans
Voyage au bout de la nuit en sont de bons exemples. Et je n’aurai
garde d’oublier le cas fameux à plus d’un égard du
Batouala de René Maran
(1921), livre capital qui mérite qu’on s’y arrête.
Ce
roman appartient apparemment au genre de la littérature
coloniale, à s’en tenir aux définitions
courantes : écrit par un
administrateur en poste en Oubangui-chari (aujourd’hui le
Centrafrique), il
évoque les mœurs et les réflexions des
indigènes, avec un très grand souci
d’exactitude documentaire. Il mentionne d’ailleurs en
sous-titre :
« véritable roman nègre ». Mais il
est aussi une critique acide des
abus du système : les réflexions du vieux chef qui
est le héros du livre
sont peu amènes à l’égard des
Blancs…Le roman de René Maran, métis guyanais
–la
critique africaine le considère aujourd’hui comme le
père et le précurseur de
la littérature africaine- fit scandale, surtout lorsqu’il
se vit décerner …le
Prix Goncourt, mémorable, celui-là !
On a beaucoup débattu, entre 1900 et 1930, pour savoir ce qui devait être
considéré comme de la « vraie » littérature coloniale et ce qui
devait être relégué au rayon de la mauvaise littérature exotique, nourrie de
clichés et d’approximations. D’emblée, par la voix et sous la plume de ses
partisans les plus ardents, comme Régismans et, Cario,
Pujarniscle, Marius et Ary Leblond, Lebel
(en m’écoutant vous égrener ces noms, je pense au
Cyrano !), on voit surgir la condamnation de la
« littérature touristique », œuvre d’un « passant », d’un
« voyageur hâtif », comme le dit Roland Lebel dans ses « Etudes
de littérature coloniale ». A l’opposé, la bonne littérature coloniale est
une œuvre de « pénétration et de compréhension », elle « porte
la marque » d’une connaissance de longue main, que ne peuvent acquérir que
les « authentiques broussards ». Mais Lebel et les autres théoriciens
omettaient de préciser quelle était la durée minimale du séjour outre-mer pour
devenir un « authentique broussard »…Ce qui fait qu’on peut
considérer aujourd’hui qu’à côté des purs et durs, les intégristes du genre, il
y a tout un ensemble de simples promeneurs, de journalistes plus ou moins
pressés, de témoins occasionnels, qu’on ne peut exclure. Après tout, en matière
de sensibilité et de pénétration,
le
temps ne fait rien à l’affaire…Loti n’a passé que quelques mois en AOF,
mais il a écrit un des livres importants de ce genre,
Le Roman d’un Spahi .Segalen n’a jamais vraiment séjourné à Tahiti,
mais il a démontré une très profonde compréhension de la civilisation maorie
dans ses
Immémoriaux. Il y a même le
cas extrême des frères Tharaud, qui n’ont jamais mis le pied en Afrique noire,
et qui ont signé un des chefs-d’œuvre de la littérature coloniale,
La randonnée de Samba Diouf, dont nous
reparlerons.
Ceci m’amène tout naturellement, dans ma présentation de la littérature
coloniale, à en évoquer une autre caractéristique : son très grand succès
populaire. On peut en donner une idée quantitative, d’abord : de multiples
titres ont connu de nombreuses rééditions
La Randonnée de Samba Diouf, des Tharaud,
est réimprimée en 1926,1930,1949, et cette dernière porte la mention « 34
° mille ». Le
Mamadou Fofana de
Raymond Escholier porte en 1928 la mention « dixième réédition ».
André Demaison voit son
Diato retiré
en 1923,1929 et 1930. On ne compte plus les rééditions du
Livre des bêtes qu’on appelle sauvages, de Demaison, que je reçus
en cadeau d’anniversaire encore au début des années 50 ! Si les
archéologues mesurent le rayonnement d’une civilisation aujourd’hui disparue au
nombre des ruines qui en subsistent, on pourrait aussi jauger cette production
coloniale à ce qui en reste dans les bouquineries et brocantes : la
récolte même en 2009 n’est pas dérisoire !
Autre indice de notoriété : cette littérature coloniale s’installe
dans l’opinion avec tout un appareil de résonance : je veux dire qu’elle a
ses prix, et même son « grand prix » annuel ; ses journalistes
attitrés, qui font des comptes-rendus réguliers dans les meilleurs journaux et
revues de l’époque :
le Temps, Le
Figaro, l’Intransigeant, La Revue des deux mondes, Le Mercure de France, et
pas seulement dans la presse spécialisée comme
La Dépêche coloniale. Elle a même ses thèses en Sorbonne, celle de
Roland Lebel en 1925 ; ses critiques, ses experts, ses préfaciers. Et ses
anthologies, comme ce
Livre du Pays noir,
concocté par le même Lebel et réédité récemment par votre serviteur.
Ce succès est accompagné, conforté, sinon même parfois provoqué par le
tambourinage du lobby colonial, grand organisateur de fêtes et d’expositions.
Celle de 1931 à Vincennes est restée dans les mémoires, événement si
considérable qu’il faudrait toute une conférence particulière pour évoquer le
sujet : 30 millions de visiteurs pendant six mois !
Sic transit
gloria coloniae : il ne nous en reste aujourd’hui que le zoo de
Vincennes bien décati et le Musée de la Porte dorée en voie de mutation…
Je mentionnerai enfin le relais que lui fournit la presse enfantine,
pleine d’aventures qui font rêver les jeunes âmes et déterminent les futures
carrières sous le casque blanc. Comptons aussi avec les écrivains de la
littérature populaire, que l’on retrouve ici, comme dans une réunion de
famille : l’auteur des
Cinq sous de
Lavarède, (que je lisais chez ma
grand-mère), Paul d’Ivoi, publie en 1895
Le
Sergent Simplet aux colonies (que j’ai lu ces temps-ci). Et puis il
faudrait mentionner Jules Verne, qui ne fut pas à proprement parler un écrivain
colonial, mais plutôt un navigateur immobile ! Un colonialiste militant
écrit sur son « compatriote d’Amiens » ce dithyrambe « Jules
Verne a certainement créé la génération actuelle de voyageurs, de colonisateurs,
d’hommes d’action ».
Le cinéma, la bande dessinée (se souvient-on de la nourrice noire des
Pieds-Nickelés, de Blondin et Cirage ?) la chanson, celle qui court les
rues populaires et que les badauds reprennent au refrain, contribuent eux aussi
à conforter l’imprégnation coloniale, et donc à faire vendre la littérature.
Ah, les belles chansons de Joséphine Baker ou de Mistinguett,
Ma tonkiki, ma tonkinoise ! Ah, les
belles images des légionnaires au Sahara, avec en fond sonore
Mon légionnaire, qui était bon, qui
était beau, qui sentait bon le sable chaud… Et puis les musiques militaires,
dans les défilés patriotiques, qui flonflonnent
Le Chant des Africains : C’est nous les Africains / Qui revenons
de loin. La chanson coloniale se fait quelquefois propagandiste :
voici un extrait de « Colonisons », au titre explicite
Y a des familles nombreuses
Où le pain sec est bien amer
Alors qu’elles vivaient heureuses
Dans nos colonies d’outre-mer
En plus de notre belle Algérie
Nous sommes patrons des Tunisiens
Puis de la Nouvelle-Calédonie
Qu’est un pays de propre-à-rien
Etc, etc.
Il est vrai toutefois que la
chanson populaire à thème colonial, elle aussi bien oubliée, mérite souvent sa
disgrâce : on ne regrettera pas le racisme de
La cabane bambou (qui date tout de même de …1899, Mayol), ni de
Nénufar, « petit négro nu
comme un ver », chanson présentée comme la « marche officielle »
de l’Exposition de Vincennes en 1931.Je ne sais pas si on pourra mieux lui
pardonner un humour approximatif, ou même ses cocasseries, comme dans
« les palétuviers roses », un des grands succès de Pauline
Carton en 1934
Ah je te veux sous les pa
Je te veux sous les lé
Les palétuviers roses…
Tous ces arbres tropicaux
Vous invitent aux bécots
Allons-y mon coco…
Aimons- nous sous les palé
Prends-moi sous les létu
Aimons-nous sous l’évier
Revenons-en à notre littérature
stricto sensu (mais après tout, la
chanson est considérée comme une des littératures marginales dans la Pléiade).
Pourquoi ce genre littéraire a-t-il connu un tel retentissement ?
On sait que l’entreprise de conquête
coloniale a été déterminée, du moins
en partie, par le désir de revanche et de
récupération d’une fierté perdue
après la défaite de 1870 ; la littérature
accompagne cette autocélébration
des victoires de l’armée. Bon nombre d’œuvres,
avant la guerre de 14, mettent
en scène des batailles héroïques, des actions
d’éclat ; la littérature
coloniale est pour une grande part une littérature qui ne
néglige pas le ton
épique. Après la guerre, d’ailleurs, elle
célèbre la participation des troupes
noires aux combats : la littérature illustre alors la
« force
noire », (vous savez, celle qui est associée au
chocolat à la
banane !) la vaillance et la fidélité du tirailleur,
la fraternisation du
poilu blanc et du guerrier nègre. Samba Diouf, Mamadou Fofana
sont des
combattants de 14-18. La littérature coloniale parle de
victoires, de grandeur,
de force à un pays humilié avant 14, fier mais exsangue
et fatigué après 1918.
Cette littérature de célébration est un adjuvant
indispensable au maintien du moral
des Français.
Autre cause du succès de ce genre : l’exemple britannique. Beaucoup
d’écrivains coloniaux eurent l’ambition de devenir les Kipling français, et de
porter eux aussi le même message d’énergie, de discipline, que l’auteur du
Livre de la jungle. Voici comment la
critique, vers 1900, parle de Kipling…et de ce qu’elle attend de la littérature
coloniale. Henri Bordeaux écrit : « Ce n’est point le reflet de
l’Angleterre que nous cherchons en Rudyard Kipling. Ce que nous admirerons en
lui, c’est une humanité d’action et d’énergie (…) Nous désirons d’un grand
désir patriotique que notre France rajeunie puisse mirer dans un jeune écrivain
aussi véhément son activité féconde ».
*
Il est temps d’illustrer ce propos en donnant quelques exemples de cette
littérature coloniale. Comme il n’est pas question d’établir un palmarès,
abstrait, ennuyeux, ni de citer des noms et des dates, ni de concurrencer
l’anthologie de Lebel, j’ai choisi
trois écrivains, Ernest Psichari,
André Demaison et Lucie Cousturier.. J’aurais pu en retenir bien
d’autres : Odette du Puygaudeau, qui nomadisa en Mauritanie dans les
années 30, Diégo-Brosset, auteur en
1934,
avec
Un homme sans l’occident (d’abord intitulé
Sahara ) d’un des plus pénétrants romans où l’écrivain essaie
d’adopter le point de vue et les sentiments du futur colonisé ; Isabelle
Eberhardt, Pierre Mille,
Delavignette,
Delafosse,
Randau, et tant d’autres.
Ernest Psichari, né en 1883, est le petit-fils de Renan ; engagé
dans l’armée, il sert comme officier méhariste en Mauritanie, au temps des
combats héroïques de la conquête, autour de 1910. Il publie en 1908
Terres de soleil et de sommeil, mais son
œuvre majeure,
Le Voyage du centurion, évoque
son propre itinéraire spirituel : dans le désert, on est plus proche de
Dieu (comme le vit à peu près à la même époque Charles de Foucauld) et la
Mauritanie lui a fait rencontrer des hommes de Foi : Psichari se tourne
alors vers la méditation et envisage d’entrer dans les ordres. Comment oublier
cette très belle méditation sur la convergence
des cultures et sur l’unité humaine, par-delà les conflits qui nous
empoisonnent encore aujourd’hui ? La guerre de 1914 en décide
autrement : il meurt au combat en août 14, comme Péguy. « Le
voyage » sera publié à titre posthume en 1913 ; réédité en 2008.
André Demaison, né en 1883 (mort en 1956) fut longtemps commerçant en
Casamance, au sud du Sénégal. Par l’exercice de son métier, et par un intérêt
très vif pour les gens du pays, il acquiert une connaissance approfondie des
mœurs et des langues indigènes, expérience et savoir qui nourrissent une œuvre
abondante (
Tropiques,
quasi-autobiographique, 1933), le
Livre
des bêtes qu’on appelle sauvages,
1929 ; grand prix de l’Académie
française, encore réédité
aujourd’hui. En 1931, sa notoriété est telle
qu’on
lui demande de rédiger le texte introductif au
« Guide officiel » de
l’exposition de Vincennes. Mais sa plus belle œuvre (voir
extrait) eut un
curieux destin : c’est bien Demaison qui est le
véritable auteur de
La Randonnée de Samba Diouf, pourtant
signée par les frères Tharaud, à qui Demaison avait fourni la documentation et
l’histoire ! Il est vrai qu’en 1927, Demaison était encore un inconnu…
Et enfin, Lucie Cousturier. Figure très injustement oubliée, elle mérite
qu’on évoque sa mémoire, d’autant plus qu’elle fut
notre voisine. Née en 1870, elle appartient à une famille de
bonne bourgeoisie, artiste un peu –peintre néo-impressionniste, élève de
Signac, amie de Seurat-, oisive beaucoup ; son beau-frère fait carrière
dans l’administration coloniale, il est gouverneur de la Guinée. Elle a une
maison et un beau jardin planté d’oliviers à Fréjus, lorsqu’elle voit
s’installer, en voisins envahissants, les 17000 soldats noirs que l’Armée fait
hiverner sur la côte, avant de les envoyer mourir sur le front. Elle proteste,
d’abord : qu’on ne touche pas à ses arbres ! Et puis elle apprend à
connaître ces « inconnus », se lie d’amitié avec eux :
« Moi, je ne cherche pas comment les hommes sont vernis ; je cherche
comment ils aiment, pensent et souffrent », dit-elle. Elle se fait
institutrice bénévole auprès de ces hommes déracinés, se bat contre le mépris
et le racisme :
c’est l’époque où
le général Nivelle, le boucher du Chemin des Dames, en 1917, donne l’ordre de
« ne pas ménager le sang noir pour conserver un peu de blanc ». Elle
éduque ces soldats, leur apprend autre chose que le fameux
« petit-nègre », le langage « y a bon », dont on a oublié
que c’était l’armée elle-même qui avait inventé ce sabir simplifié pour assurer
le commandement de troupes venues de partout et donc multilingues. Ses élèves
lui confient d’ailleurs au sujet de cette néo-langue « C’est des mots
trouvés par les Européens pour se foutre des Sénégalais ». Son
militantisme n’est pas du goût de tous les bien-pensants. Les (faux) frères
Hippolyte et Prosper Pharaud (en réalité Durand-Oswald et
Gaillard) publient en 1924 un roman
satirique,
Pellobellé, gentilhomme
soudanais, où l’on trouve une Mlle Teinturier qui donne des cours de
français et de peinture dans sa villa du bord de mer…Après la guerre, Lucie
Cousturier publie en 1920 le récit de son expérience
Des inconnus chez moi, puis, en 1922, part en mission officielle en
Guinée et au Mali actuel où elle retrouve ses anciens élèves de Fréjus.Elle
en
rapporte le récit
Mes inconnus chez eux, en deux
volumes : « Fatou, citadine » et « Mon ami Soumaré,
laptot » (1925). Elle meurt en 1924, non sans avoir poursuivi son
engagement en faveur des colonisés.
*
Pourquoi a-t-on perdu la mémoire de ces hommes et femmes qui ont pourtant
enchanté des centaines de milliers de lecteurs ? Pourquoi des
bibliothèques entières, des champs littéraires constitués, avec leurs auteurs,
leurs lecteurs (nombreux), leurs critiques, leurs prix littéraires, leurs
anthologies et même leurs savants et spécialistes universitaires,
pourquoi des pans entiers de la pensée
font-ils naufrage et disparaissent-ils corps et biens ?
Le sort du roman populaire peut déjà aider à mieux comprendre. Le roman
populaire a été tué par la concurrence du cinéma, de la télévision, qui a
d’ailleurs pillé sans vergogne les thèmes, les personnages et l’art des
rebondissements. Les « séries » du petit écran ne sont que la mouture
cathodique du feuilleton de nos grands-pères. Mais la littérature coloniale,
elle,
a plutôt été victime…de la
disparition des colonies, et de son engagement : trop liée à la
propagande, trop attachée à un système politique disparu avec les soleils des
indépendances ; elle a eu tendance à trop oublier que la littérature n’est
pas faite de bons sentiments ou de ceux que l’on croit tels. La littérature est
plutôt une aventure personnelle, un combat avec soi, ses pensées : elle
n’est pas une carte postale, fût-elle la plus belle et la plus pittoresque,
elle est d’abord une écriture, dont la valeur ne tient pas à ce qu’elle décrit,
mais à la manière dont elle le fait.
Pour autant, fallait-il tout rejeter de cette production ? J’espère
vous avoir donné l’envie d’aller y voir –ou revoir- par vous-mêmes. D’ailleurs,
la littérature coloniale, longtemps continent perdu, est de plus en plus
aujourd’hui redécouverte : c’est qu’en dehors de son intérêt littéraire
éventuel, comme en attestent certaines œuvres, elle est un témoin irremplaçable
de notre passé, et une balise importante de l’histoire des idées au XX° siècle.