Jean-François Durand
Universite Paul Valéry , Montpellier III
La tentation d’Ernest Psichari
Ce pays nous apprend le mépris des formes
sensibles, et voilà bien sa plus grande leçon.
Les voix qui crient
dans le désert (p. 215).
Relire
l’oeuvre d’Ernest Psichari (1883-1914), depuis les premiers textes africains,
contemporains de la Mission Lenfant, jusqu’au Voyage du centurion, c’est au fond parcourir, sur une dizaine
d’années - parmi les plus cruciales et les plus dramatiques- un pan essentiel
de l’histoire des intellectuels français, fils de la défaite
de Sedan, jusqu’à l’accomplissement tragique de 1914. On ne peut dissocier
l’imaginaire saharien d’Ernest Psichari des tumultes de l’Histoire.
J’analyserai essentiellement, dans cette communication, un texte
autobiographique, Les voix qui crient
dans le désert,
qui présente l’intérêt de raconter une initiation saharienne, à la faveur d’un
changement d’affectation. Le jeune officier Psichari accompagne en effet le
commissaire du gouvernement français en Mauritanie et quitte, avec la petite
caravane, les “flots paisibles du Sénégal” (183) pour s’enfoncer dans les
“immenses territoires” du pays maure. Deux Afrique, sur les rives du Sénégal,
s’interpénètrent. Psichari va longuement raconter dans ses Carnets de route et Terre de soleil et de sommeil son expérience, enthousiaste, de l’Afrique
noire, animiste ou musulmane. Dans ces pages trop peu connues, les notations
documentaires s’accompagnent de demi-aveux, de confidences voilées. Le voyage
africain était une sorte de guérison pour un jeune homme victime du nouveau mal
du siècle, influencé par les courants littéraires de son époque: le
schopenhauerisme esthétique, les raffinements du décadentisme et du symbolisme.
Dans ces premiers récits africains, le jeune Psichari réagit de manière assez
voisine de celle de Gide en 1897: il veut lui aussi “à nouveau toucher terre et
poser simplement sur le sol un pied nu”,
retrouver toute la couleur et l’intensité du monde sensible, vivre à nouveau un
univers d’odeurs, de sensations, de lumières fauves. Les premiers récits
africains donnent une sorte de perfection au mythe -pré-senghorien
et qui se retrouve chez Frobenius- d’une Afrique patrie de la sensation, comme
une matrice chaleureuse et accueillante. Triomphe alors l’amour des
singularités, des nuance impressionnistes, en même temps qu’un plaisir simple
du corps et des rythmes physiques. Cette première Afrique qui éblouit Psichari
semble accomplir la puissante volonté romantique de réhabilitation de la terre,
aimée ici dans sa force et son allégresse païennes, confondue avec des
réminiscences grecques et latines. Bien avant Senghor, Psichari réconcilie le
pays Foulbé
et les odes pindariques, chante les corps rapides, les éphèbes noirs, les
couleurs éclatantes et les parures des femmes.
En
Mauritanie, il est évident qu’une autre sensibilité va naître et se renforcer.
La première étape de l’expédition de 1910 est le poste d’Aleg -droit et
rectiligne- aux antipodes, pourrait-on dire, des formes circulaires et
féminines des cases des villages noirs, sur l’autre rive du Sénégal. Le désert
s’annonce par un premier dépouillement, par une première simplification des lignes et des formes :
Devant le mur d’enceinte, les
tirailleurs sont rangés pour rendre les honneurs: tableau magnifique, dans sa
pure simplicité, et qui, dès l’abord, nous donne la clef de l’Afrique. Nous
apprenons que c’est à notre âme qu’elle parlera, plus qu’à nos sens, et nous
voici engagés, par le pur symbole de ce qu’il y a de plus noble sous les cieux,
dans la plus noble vie spirituelle (p. 184
).
On est déjà
loin, dès le début de ce récit, de l’expérience majeure des premiers écrits:
fascination pour la splendeur de formes pleines et rayonnantes, imaginaire
antiquisant qui découvrait, sous la luxuriance des formes du sensible, la trace
ancienne d’une santé oubliée, d’une force aussi, mais païenne,
dans une sorte d’enchantement de la matière. L’Afrique saharienne est très tôt
associée, dans l’imaginaire de Psichari, à une thématique de la tension et de
la reconquête morale: “Il n’est pas en moi de volonté plus arrêtée, de plus
ferme propos, que d’aller maintenant à travers le monde, tendu sur moi-même,
décidé à me conquérir moi-même par la violence” (184). C’est par de telles
expressions que Psichari exorcise toute une époque -et sa propre jeunesse:
celle qui fit ses délices, au tournant de l’année 1900, de l’indétermination et
du décentrement, comme le rappelle Romain Rolland dans le grand panorama qu’il
dresse de ces années-là, au début de sa magistrale étude sur Charles Péguy.
Indétermination, décentrement, disponibilité, nomadisme qui, de Gide au jeune
Rivière et au jeune Alain-Fournier, qui de Segalen au Claudel d’avant la
conversion, esquissent les contours d’une sensibilité littéraire unique alors
en Europe: amour de l’étrange et de l’étranger, qu’André Breton bien plus tard
appellera xénophilie , méfiance à
l’égard des familles, des appartenances et des identités trop fortement
affirmées. Jamais littérature ne fut plus légère ni plus aventureuse. La
réaction -violente- fut à la mesure de ces audaces esthétiques, définitivement
brisées par le premier conflit mondial. Le Sahara de Psichari fait partie de
ces réactions et de ces exorcismes dont il faut jalonner ici l’histoire
complexe.
Histoire
complexe, car tout se passe comme si, en quelques années, le jeune Psichari
était passé du plaisir gidien, de la jouissance de l’infinie variabilité du
monde sensible, du bonheur trouvé dans la “volubilité des phénomènes”, pour
citer une belle formule des Nourritures
terrestres,
à un sentiment d’accablement et de tristesse :
Tristesse du
voyageur. Ainsi s’en va le voyageur à travers le monde des apparences. Jadis,
il se plaisait à suivre des yeux la lente descente des vapeurs sous le soleil,
ou la fuite des cirrus roses dans le ciel. Mais maintenant ce plaisir même
l’accable. Que lui sont ces beaux prestiges du monde, alors que son cœur malade
appelle avec ferveur ce qui ne peut se voir?
La confusion des campagnes de la terre, elle n’est plus que l’image de
son propre désordre. Il voit, à chaque cercle de l’horizon franchi, des
configurations, tous les contours du monde sensible, avec des lignes nettes en
bordure. et puis, des teintes, douces ou violentes, sur ce visage. Mais c’est
la voix immatérielle, la voix qui clame dans le désert qu’il appelle en
sanglotant” (p. 255-256).
La “maladie”
du cœur, plus qu’un lieu commun romantique, renvoie ici à une thématique
augustinienne et pascalienne, à un deuil du monde et de soi que le récit de
Psichari portera parfois à son paroxysme. Deuil et accablement qu’un certain
“sublime” saharien, dans les lieux les plus désolés du Tagant par exemple,
incite à confondre avec une véritable expérience de la déréliction et de
l’acédie: ce dégoût du monde et de soi qui fait table rase pour préparer le
retour à Dieu. Si, dans ses Carnets de
route ou dans Terres de soleil et de sommeil Psichari
inventoriait encore, avec le regard de l’exote, les richesses infinies du
monde, ces mirabilia, ces “choses
merveilleuses” qui attendent, d’étape en étape, l’officier colonial comme
naguère le découvreur de la Renaissance, désormais la richesse du monde semble
vaine et vide. Le Sahara devient peu à peu l’espace de plus en plus abstrait
d’une expérience intérieure.
Les
richesses perdues
Quelques-unes
des plus belles pages des Voix qui crient
dans le désert s’efforcent de
suggérer au lecteur ces “richesses perdues” qui désignent, analogiquement, un
Occident antérieur, très en amont de la décadence moderne. C’est au cours de
cette quête des univers intérieurs que la rencontre avec l’Islam devient
possible même si, tout le récit le prouve, ce sera un rendez-vous manqué bien
plus qu’un véritable dialogue. Nous sommes à la fois proche de Massignon (ou
d’André Chevrillon),
grâce à de communes lectures renaniennes,
mais Psichari ne cède pas, contrairement à tant d’autres partis d’une même
révolte et d’un même sentiment d’échec,
à la fascination de cette religion incandescente et entière, dont il dira
qu’elle resta toujours à mi-chemin de la vérité. Plusieurs passages témoignent
de cette ambiguïté fondamentale du regard de Psichari, qui mesure à la fois la
profondeur religieuse d’une “grande race” (p. 201), mais en même temps la tient
à distance. A ses yeux, les Maures sont des “rêveurs” (p. 201), plus que des
fanatiques, et la puissance de leurs rêves va jusqu’à anéantir le monde
sensible au profit d’une méditation verticale, tendue vers l’Eternel :
Ces grandes facilités de
méditations que nous consent cette terre spirituelle, les Maures les utilisent
et ils font, à cette aridité, d’admirables ornements. Pourquoi, transformant à
notre mesure de semblables forces et les employant à notre bien propre,
n’essayons-nous pas aussi de nous enrichir, ou plutôt, de reconquérir nos
richesses perdues” (p. 201).
Ces richesses sont avant tout celles de la Mystique
et de l’Idée (l’arrière-plan platonicien est évident) dont la tradition arabe a
su préserver l’intelligence.
Psichari retrouvera, dans les types humains et les caractères, l’expression
d’une culture qui -contrairement à l’ Occident des modernes- sait percer les
apparences et discerner l’Invisible. Il fera ainsi un beau portrait d’un de ses
compagnons de route, Mohammed Fadel Ould Mohammed Roulan : “Oh! le
charmant esprit, cultivé et avide de culture, aimable et raffiné, fleur d’une
très vieille civilisation, tout entière tournée vers l’intelligence pure” (p. 204).
La langue arabe fait partie de ces richesses, alors que pour un occidental, le
détour par le grec a désormais une dimension “archéologique”. L’arabe est
“vertical”, comme le Dieu qu’il invoque, et il ouvre aussi toute la profondeur
du temps. Mohammed Fadel initie le jeune Psichari à une langue savante,
lettrée, à la diction incantatoire, faite pour scander le sacré, aux antipodes
des langues utilitaires de l’Europe industrielle:
D’autres fois, prenant un livre,
il me faisait épeler sa langue, peut-être la plus belle de toute, plus riche,
plus souple, plus nuancée encore que le grec. J’aimais à l’entendre lire les
lignes mystérieuses, et, je me rappelle la joie qu’il y avait dans sa voix
chaude qui modulait les phrases, les chantait presque (p. 205).
Une telle
langue donne, pour reprendre une expression augustinienne de Psichari, le “goût
de Dieu” (229). Dans sa vision du monde maure, qui , cependant, sera parfois
des plus critiques,
Psichari ne cessera de reconnaître cette profondeur religieuse d’une culture
qui passe par une langue, par une grammaire et par une rhétorique, bien plus
encore que par un mode de vie. Nous sommes bien loin de cette absence de
transcendance véritable des univers animistes que Psichari, quelques années
plus tôt, avait pu observer, non sans fascination là encore, en Afrique noire.
Il qualifiait d’ailleurs de romantique cette
Afrique confondue avec le monde sensible, si peu métaphysique au fond, et dont
les langues mêmes, contrairement à l’arabe, donnaient l’impression, par leur
richesse dénotative, de se mêler sans aucune distance à la luxuriance des
formes du visible. Au Sahara le rapport au monde (et la conscience linguistique
même) deviennent classiques et tournent le dos à la “mobilité de la vie” (220).
Plusieurs passages des Voix qui crient
dans le désert illustrent ce
classicisme saharien qui est à la fois militaire et musulman, et dont la
poétique implicite s’inscrit en faux contre un certain Orient
voluptueux et sauvage (220): “Nous
étions tous charmés, les Maures et moi, par la précision extrême des lignes,
par l’harmonie parfaite de cette anse qui, succédant aux tristesses molles de
la lagune, nous emplissait l’âme de paix et de bonheur” (316), écrit Psichari à
l’approche de la côte dépouillée de la mer mauritanienne. Dans son imaginaire
propre, Psichari immobilise l’espace pour en faire le presque parfait miroir de
l’eternité. Et c’est bien dans cette resymbolisation du paysage, arraché à
l’illusion “romantique” ou exotique, que s’effectue l’une des rencontres
majeures avec l’Islam: rencontre sans conversion, cela va sans dire, et qui
révèle à Psichari une vérité incomplète. Sur la route de Port-Etienne, une
matinée particulièrement limpide semble alléger et immatérialiser le paysage,
le rendre translucide. Or, le transport de la contemplation unit
fraternellement l’officier français et son guide musulman, comme si tous deux
avaient l’intuition -qui les rapproche- d’une vérité d’au-delà de toute figure :
Nous assistions à une scène de la
naissance du monde.
Comme je contemplais ce
spectacle, Sidïa s’approcha de moi, et, faisant un geste vers l’horizon, ému, transfiguré, il me
dit :
- Dieu est grand !
Oh! comme ce mot
me fit du bien. Je connaissais enfin que ma joie n’était pas la création
d’un touriste en quête de sensations, ou
l’illusion d’un civilisé. Lui aussi, le petit barbare, il frémissait devant la
beauté des choses et, devant le soleil qui se levait, nous étions, lui et moi,
le même homme (314).
Quelques pages
plus loin, un “mot cruel” (319) du même Sidïa opposera le monde maure à
l’Europe, ou plus exactement à l’Europe incroyante, en une formule qui blessera
le jeune Psichari: “Oui, vous autres, Français, vous avez le royaume de la
terre, mais nous, les Maures, nous avons le royaume du ciel” (318). Or, ce
royaume du ciel, cette “richesse perdue”, seul un mouvement de pure violence
peut le reconquérir. Tout au long de son récit, Psichari racontera une histoire
tendue, parfois paroxystique: celle d’une âme qui s’arrache au monde sensible,
qui se dépouille, et se retrouve dans des paysages grandioses et foudroyés:
“Suis-je capable de ces longues méditations qui nous tirent violemment hors du
monde sensible, et auprès desquelles la réalité devient une poussière fade et
incolore ?” (319).
L’effacement de la figure
Étrange
histoire, car elle suppose que pour atteindre ces rives contemplatives qui
semblent données, comme sans effort, aux habitants du désert, l’occidental
qu’est Psichari doive se soumettre à une contre-éducation, doivent prendre à
rebours d’innombrables habitudes de l’esprit, doive cesser, en un mot, d’être
moderne. Nombreux sont les aveux, dans ce livre, d’une ruine intérieure et
morale: “J’ai souvent pensé, dans d’autres ruines, à ces ruines que sont nos
âmes” (246); “Ma vie misérable, que je n’arrivais pas à ordonner, me faisait
horreur...” (272). L’action n’est plus alors qu’un divertissement pascalien,
qui détourne Psichari de voir sa vraie nature, sa condition, faite de mensonge et d’opacité :
Mais qu’est-ce donc que le repos
pour qui cherche à se fuir soi-même dans l’enivrement de l’espace, pour qui
redoute par-dessus tout de se trouver face à face avec le bourbier de son âme,
pour qui, enfin, ne s’arrêtera plus qu’il n’ait trouvé l’ordre parfait et la
suave harmonie de la vérité (250).
Que de
passages, dans cette autobiographie spirituelle si proche parfois des Confessions augustiniennes, qui témoignent à quel point,
chez Psichari, l’ordre est nécessaire pour contenir l’angoisse, pour calmer une
inquiétude métaphysique incessante. Des réminiscences de L’Enfer de Dante viennent même noircir le tableau d’une humanité
désorbitée, errante, malade de son néant et de sa faiblesse: “Au lieu que nous,
nous sommes lancés dans le monde, dans le péché. Inquiets, nous rôdons en
cercle, à travers les champs de la terre, le regard oblique, la bouche amère”
(251). Il y aurait certes un intéressant parallèle à tracer avec l’évolution de
Maurice Barrès
qui, lui aussi, dut, à un certain moment de sa vie, colmater des brèches
d’inquiétude, “reterritorialiser” un moi menacé de dispersion et de perte. Le
discours nationaliste, dans ce qu’il a de plus évidemment thérapeutique, qui
vient marteler et durcir la confession de Psichari, remplit parfaitement cette
fonction identitaire: identifier et déterminer à nouveau ce qui se “disperd”,
comme dirait Gide. Mais l’imaginaire saharien est non moins essentiel, crucial,
dans cette tentative de reprise et de “reliaison” (dans l’acception freudienne
de ce terme) d’une subjectivité éparse: le désert comme remède aux angoisses
fin-de-siècle, pourrait-on dire. Dans l’imaginaire de Psichari, le désert dé-figure,
désembourbe l’âme, engluée dans le monde sensible. Il resymbolise la nature, en
même temps qu’il l’immatérialise dans des abstractions et des formes
impeccables. C’est cette extraordinaire violence, cette violence du symbolique
qui peut fournir une clef de lecture des textes sahariens de Psichari, dont on
comprend très vite qu’ ils mettent en scène toute une série d’impasses
psychiques: le refus du monde sensible trahit celui du corps lui-même, d’une
affectivité perçue, selon un modèle stoïcien et chrétien, comme jetant le
trouble dans l’âme, comme interdisant tout équilibre. Les passions jouent bien
sûr leur rôle dans cette dramatisation du rapport à soi, dont le texte porte partout
les traces.
L’initiation
saharienne est indissociable d’un oubli: celui d’une terre trop terrienne, trop
lourde et charnelle. Lentement, au fur et à mesure que les méharées s’enfoncent
dans l’immensité monotone, passe, ou semble passer, la figure de ce monde :
Nos étapes nous préparaient peu à
peu à l’Adrar. Le 24, à Hassi el Argoub, je trouvai quelques textes d’Ouled
Selmoun. Jusqu’au Ksar d’Oujeff, près d’Atar, nous ne devions plus rencontrer
figure humaine. Déjà à El Argoub, la terre se fait si rude qu’elle ne saurait
plus s’accorder avec la figure humaine. On n’y souffre plus que de hautes
pensées, celles de la gloire, de la vertu, de la fierté. Et même, elles ne sont
pas encore assez épurées. Il faudrait une musique, et venue du ciel plutôt que
de la terre” (205).
“Hautes
pensées”, pensées
“épurées”: ces expressions désignent
bien l’aspiration au
sublime - Peri Hupsous - en même
temps qu’une rêverie classique qui exorcise la matière. Au Sahara, Psichari
retrouve l’immensité de la plaine, chère à Péguy, où plus aucun accident ne
distraie le regard de l’essentiel. Regard qui se concentre et se recentre,
alors que la profusion des formes et des couleurs, ailleurs, le disperse. Dans
l’“immensité prodigieuse” de la plaine (228), le ciel du Sahara semble
irréaliser la terre :
De
grandes choses peuvent
assurément se faire, par ce ciel-là. Son silence
même nous presse. L’heure
vespérale nous talonne. Elle nous enjoint de revenir en
nous-même, je veux dire
dans cette partie de nous même qui est le pur esprit et où
nous retrouverons
cela même qui n’est pas nous (...). Elle nous projette hors
du temps, hors de
l’espace, dans une région où
l’expérience humaine apparaît misérable, et
où pourtant
ce que nous découvrons en nous est indiciblement beau (228).
Le Sahara
dénude, poursuit la figure mais aussi bien l’ornement : “En arrivant à
Labbé, j’ai vu une immense plaine blanche, poudrée de clartés, et que ne
revêtait nulle parure” (232). Cette simple remarque distingue nettement
l’esthétique classique du Psichari saharien, à la fois du romantime et de
l’orientalisme. Dans Les voix qui crient
dans le désert, il y a certes des traces d’Orient en Mauritanie même, mais
c’est lorsque l’abondance et le luxe corrompent l’ascèse du désert. Chez
Psichari, qui se souvient sans doute d’Ibn Khaldoun,
le désert est bédouin. Il se méfie de la figure d’ornement et de toute
rhétorique redondante. Les longues citations de Pascal
renforcent cette acuité janséniste d’un style qui poursuit l’équivoque et
détruit les figures, ou du moins affirme cette intention dont l’écriture,
certes, ne parviendra pas vraiment à tenir la promesse. Au fur et à mesure que
Psichari s’avance “au seuil de Dieu”, son aversion pour la figure et l’ornement
se renforcent, jusqu’à définir l’essentiel de son style et de sa spiritualité:
“la vie dépouillée, immobilisée dans l’attente, dégagée de tout le sensible,
même le sensible du cœur, voilà ce qui conviendrait ici” (233). Plusieurs fois,
Psichari associe le monde sensible au tumulte des passions, aux désordres
intérieurs
qu’il faut réduire et combattre, certainement pour les avoir jadis trop aimés:
que lui sont ces beaux prestige
du monde, alors que son cœur malade appelle avec ferveur ce qui ne peut se
voir? La confusion des campagnes de la terre, elle n’est plus que l’image de
son propre désordre. Il voit, à chaque cercle de l’horizon franchi, des
configurations, tous les contours du monde sensible, avec des lignes nettes en
bordure. Et puis, des teintes, douces ou violentes, sur ce visage. Mais c’est
la voix immatérielle, la voix qui clame dans le désert, qu’il appelle en
sanglotant” (256).
Au bout de ce
mouvement d’épuration, de défiguration, il y a un paysage qui juxtapose les
pierres, et qui ne triche pas. Paysage qui suggère une syntaxe, dessine une harmonie
(au sens étymologique de ce mot), et donc l’ordre sans jointure d’un
temple: “Des pitons, des dunes, rien que des formes simples, mais tout cela
sans raccords, sans jointures. Ah! ce pays-ci ne connaît guère l’art de ménager
les transitions !” (301). Le refus des transitions, des subordinations,
déshistoricise la langue elle-même et rend plus évident le face à face de
l’homme et de Dieu. Cette difficulté à subordonner et à construire une syntaxe
du temps correspond bien à l’idée que se fera Massignon du temps musulman: une
poussière d’instants tendus vers l’éternité.
Ainsi, au cœur de l’expérience saharienne, plus rien ne protège de l’Absolu: ni
la figure, ni l’Histoire, ni la diversité du monde sensible :
Rien ne nous soutient. Rien ne
vient aider nos démarches. Abandonnées à nous-mêmes, nous crions: “Où sont les
légendes, ô Terre? où sont les héros, et quelles sont les couronnes?
Montre-nous quelque sentier qui nous mène quelque part, nous assure d’un but”.
Mais les plaines des Maures n’ont pas de sentier, et nulle fleur d’histoire n’y a poussé. Alors tout
nous rejette dans le spirituel, et c’est le ciel qui nous donne le soutien que
nous ne pouvons trouver sur la terre (302).
Par de telles
remarques Psichari
parvient à suggérer la force d’un
sublime saharien, qu’il oppose aux tentations, ou plutôt aux divertissements,
de la fiction (303). C’est donc d’un Sahara antiromantique (et antiromanesque)
qu’il s’agit, et profondémnt platonicien, comme le dit sans ambiguïté cette
phrase: “Pendant des jours et des années, nous nous sommes baignés dans l’unité
du monde” (303). Dans un passage étonnant, Psichari oppose deux mondes. Il y a
d’abord celui de l’art et de la nature, et puis celui de la musique. Selon
cette conception, l’art, sous ses formes les plus diverses, relève tout entier
d’une Mimésis de la nature, alors que la musique désigne une surnature dans l’effacement
de la figure. Il y a entre elle et le
monde sensible l’infinie distance des ordres pascaliens:
La musique, à elle seule, est
l’autre monde. Comment le nierait-on parmi ces beautés si épurées, si
transcendantes du Sahara? Et pourtant, l’affreux silence de la mort y règne en
maître -Oui, mais, déjà ici, nous commençons à nous lever au-dessus de l’ordre
de la nature. Et par là, nous nous rapprochons de l’ordre de la musique. Ainsi
le désert est-il presque une musique... (216)
Toute la
poétique du désert, chez Psichari, tient dans ce “presque” qui fait du Sahara
un espace intermédiaire, véritable “passage”
vers une “autre vie”: intuition ici-bas de l’infiniment autre. On aura compris
que la tentation de Psichari est bien cet au-delà du langage, cet au-delà de
toute représentation et de toute figuration, que la musique seule peut
approcher sans trop le trahir, et sans se confondre avec lui. Le Sahara est le
seuil de cet indicible, et c’est pourquoi le récit de Psichari raconte une
progressive exténuation, voire extinction (fana
) de ce qui constitue, habituellement, l’aliment de toute littérature: les
accidents et les hasards du réel, la diversité des formes, les anecdotes et les
péripéties qui dramatisent le récit. Le catholique Psichari n’a peut-être
jamais été aussi proche d’un Islam contemplatif dont il reconnaîtra volontiers
la profondeur religieuse, mais qu’il rendra aussi responsable, selon une
topique récurrente du récit colonial, de la stagnation de la culture arabe.
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