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Paul   Morand , l' Exote   ( 1888 - 1976 )  :
un voyage dans l'œuvre ; une œuvre sur le voyage
          
Gilbert Soubigou / Université Rennes 2

                                                      
                                                            En préambule

    L' échappée belle ... Toujours Morand échappe. Partir . Etre ailleurs. Aller voir . Découvrir . Même le regard sur les photographies échappe à l' objectif. Il est ailleurs. Et l' Ailleurs est central dans l'œuvre . C'est ce que nous voulons montrer ici : Morand ou le désir d' Ailleurs , de départs et de voyages .
    Essai thématique sur le voyage dans l'œuvre mais aussi essai biographique , voyage dans la vie et l'œuvre de Morand, de 1888 à 1976.
    Morand a été longtemps oublié. De son vivant déjà , au sortir des années noires de la Guerre , et du fait d'actes de Collaboration , il va passer à la trappe , peiner à retrouver des lecteurs, lui qui a été , chacun s'accorde là-dessus , l'un des grands stylistes du début du XXe siècle et l'un des grands " Best sellers " de l' Entre-deux guerres. Après sa mort, en 1976 , également , l'oubli peu à peu s'installe , le fameux "Purgatoire des écrivains". Et puis, il est progressivement redécouvert, par le groupe des écrivains des " Hussards" d'abord , Nimier, Nourissier , Déon , entre autres , puis par les critiques, Ginette-Guitard Auviste, Jean-François Fogel, Manuel Burrus, Michel Collomb, Christian Petr , parmi d'autres, et la fidèle amitié de Marcel Schneider.
Cet essai , qui vient d'une longue fréquentation de l'œuvre  de Morand, veut faire le point , 30 ans après sa mort , sur l' homme et sur l'œuvre  , aussi bien pour les chercheurs que pour les étudiants et le lecteur curieux. Le lecteur curieux et attentif dira si nous y avons réussi.

                                Les débuts  : Paris , Londres , Venise

    Paul Morand est l'enfant du Paris 1900 et, pour être plus précis, le jumeau de la tour Eiffel, construite pour l' Exposition Universelle. De 1888, de la naissance rue Marboeuf, au décès brusque, à 88 ans, l'été 1976 de grande canicule, après la séance rituelle de gymnastique, dans la salle de sport du toit de l'Automobile-Club de France, place de la Concorde, Paul Morand n'a pas cessé de tourner autour de la tour Eiffel, axe central de ses voyages. Il n'oubliera jamais Paris, y reviendra toujours, du Siam, d' Afrique noire, du Maroc ou de Suisse, quand les cercles concentriques avec l'âge se rétréciront, et c'est d'ailleurs Lausanne qui rééditera en 1997 dans "la bibliothèque des arts" l'un de ses plus beaux portraits de villes : Paris .
    En  1900, le petit Parisien va aux Tuileries, passe sous l' Arc du Carrousel, va voir Guignol et les bassins, les chaises de fer et les chevaux de bois, les fleurs des marronniers en confettis de plâtre, en pétales de neige. Puis c'est le Parc Monceau traversé pour aller au collège Sainte - Marie et au lycée Carnot. C'est le Paris des chanteurs de rue, des petits métiers, des baignoires hissées par les bonnes aux étages, le Paris des fiacres, de l'omnibus à chevaux Madeleine-Bastille, des Champs-Elysées bruyants des sabots où l'on couvrait le pavé de paille pour limiter le vacarme, le Paris des premières automobiles. C'est aussi l'envers du décor, les façades sculptées des beaux quartiers et les arrière-cours délabrées, les façades de théâtre et de réception d'un côté, les vieux plâtras de l'autre. Ce sera aussi l'envers du décor de la vie, quand rentrant à pied du collège avec sa grand-mère, il verra le brasier de l'incendie du Bazar de la Charité, rue Jean-Goujon, où tout une bonne société a plus ou moins grillé, les corps carbonisés alignés dans ce qui est aujourd'hui le hall du Grand-Palais. Pour exorciser, il en fera plus tard le thème d'une nouvelle.
    Le collège et le lycée ne le passionneront guère. C'est, pour le jeune Morand, un long ennui. Un professeur se détachera peut-être un peu du lot et lui apportera, à l'entrée de la vie, quelques éléments de solide et de durable : Maurice Rémon , le père de celle qui restera l'amie fidèle, Denise, qui deviendra l'épouse d'Edouard Bourdet. Sa véritable éducation, c'est à son père qu'il la doit. Discret, racé, l'allure d'un Valois mâtiné de Joseph Conrad, Eugène Morand est un esthète qui doute de ses dons, un pessimiste gai qui fait cadeau à l'enfant de salutaires aphorismes : " Souviens-toi de te méfier " ou bien " Traite tes amis comme s'ils devaient un jour devenir tes ennemis" ou encore " Ce monde-ci est raté ; il n'y a aucune raison pour que l'autre soit plus réussi. Dieu est un malfaiteur ". Commencer  comme cela dans la vie peut aider. Eugène Morand fréquente Mallarmé, Sarah Bernhardt, Rodin, Massenet, Lalique, Gallé, Houdard, Marcel Schwob. N'oublions pas d'ajouter qu' Eugène Morand écrit des pièces qui seront des succès pour Sarah Bernhardt, l'amie de la famille. Conservateur du Dépôt des Marbres, rue de l'université, Eugène Morand passe rue de l' Ecole-de-Médecine, comme Directeur de l'Ecole des Arts Décoratifs. Dans la famille, seul compte le Beau ( "Le Beau c'est le Vrai bien habillé " ) , l' Art, la musique, la littérature. Dans la bibliothèque paternelle, le petit Paul découvre Zola, Huysmans, Maupassant, les Naturalistes, leur côté grinçant, leur rire amer. La lecture de Schopenhauer le marque définitivement, celle de Nietzsche aussi, pour faire bon poids. Parallèlement, Marcel Schwob lui lit ses Vies Imaginaires, lui conseille des romans d'aventures, le Robinson Crusoe de Defoe, les Voyages Extraordinaires de Jules Verne, mais aussi Shakespeare et les pré-Shakespeariens dont il approfondira la connaissance dans les librairies et les bibliothèques de Londres.
    Car, outre Paris , il y a Londres l'hiver et Venise l'été. Le jeune garçon va régulièrement à Londres, à partir de l'âge de quinze ans, travailler son anglais. Ce monde  le dépayse. Londres est "une mousse" , une petite ville très cosy aux autobus rouges à réclames et aux longs alignements de livres reliés de l'imposante " Foyle's Bookshop " . Londres sera sa  "mascotte" . Et l' Angleterre si exotique le deviendra d'autant plus avec les séjours à Oxford à partir de 1909 come auditeur libre : " L' Angleterre était une puissance impériale et mondiale ; elle ouvrait les portes sur l' univers ; on en était ivre de joie et de bonheur. Je ne sais pourquoi, mais j'ai toujours eu l'envie d'aller ailleurs " écrit Morand en 1971 . Il fréquente à Londres la bibliothèque du  British Museum, à Oxford la Bodléienne, découvre le cosmopolitisme littéraire. C'est lors de ses séjours qu'il lit avec passion deux auteurs qui vont beaucoup l'influencer : Rudyard Kipling et Joseph Conrad. C'est  à dix-huit ans qu'il s'essaie à l'écriture :
" C'est vers cette époque que j'écrivis mon premier roman, Les Extravagants , qui retrace des scènes de la vie de bohème internationale. Je cite au hasard :
" Ils s'accoudèrent à la balustrade. Mrs Hyde regardait devant elle, de ses grands yeux noirs immobiles.
" Elle est très sphinx, pensa Simon.
" Cette odeur d' éther répandue... Il y avait du mystère en elle."
J'espère que cela vous suffit et que vous serez assez contents que je ne cite pas davantage ".
    Ce n'est pas moi qui parle, c'est Morand.
    L'autre pôle de sa vie à l'époque, l'autre dépaysement, l'autre exotisme ,c'est l’Italie. Chaque été, ses parents louent une maison à Venise et la famille s'y rend comme vers la Terre Promise . Le lac Majeur, les îles Borromées, le lac de Garde, Tremezzo: " Lors de ma première évasion, je me jetai sur l' Italie comme sur un corps de femme, n'ayant pas vingt ans." " Toute existence est une lettre postée anonymement ; la mienne porte trois cachets : Paris, londres, Venise ; le sort m'y fixa, souvent à mon insu, mais certes pas à la légère ".
Ce sont les premières lignes de Venises (1971), Venises evec un "s", pour les différentes Venises de tout une vie, ou l'autobiographie camouflée de Paul Morand. Il y en a d'autres. Nous y reviendrons.
     Paris, Londres , Venises, trois villes pour ses débuts.
     Paris, Londres, Venise : l'exotisme proche, le cosmopolitisme et la religion de la beauté.


               Le  Dandy  ou  l' Ailleurs  diplomatique
 
    La raison d'être d'un diplomate est d'aller ailleurs représenter le centre. Et le centre, ici, c'est toujours Paris : on en revient encore à la tour Eiffel. " Cette envie d'être ailleurs, tenace comme une lésion " , comment mieux faire pour la satisfaire que de faire de l' Ailleurs son métier, donc travailler pour les Affaires Etrangères. Morand sera diplomate mais dans  la lignée des Chateaubriand, Stendhal, Claudel, Saint-John-Perse et Giraudoux.
    Bon génie penché sur la jeunesse de Morand , Giraudoux sera son ami et son mentor, au moins jusqu'au mariage de Giraudoux, moment connu d'éclipse des amitiés. En 1905, le jeune Morand rate son oral de philosophie. Alors qu'il passe l'été à Munich où son père a été nommé commissaire pour la France à l' Exposition internationale de peinture, le ministre de France, M. Dumaine, lui présente un jeune universitaire, alors correspondant munichois du Figaro, qui pourrait l'aider à améliorer son allemand et à réussir à l'examen de philo : Jean Giraudoux. Qui lui apprend à travailler seul, à suivre une méthode, à faire des fiches ou encore à utiliser  un catalogue-matières en bibliothèque. Il lui apprend aussi à s'amuser, à boire de la bière, à plonger en piscine, à courir le 800 mètres, à prendre des bains de soleil, toutes choses utiles. Grâce à Giraudoux, la pratique régulière du sport ne quittera plus Paul Morand.
    A l'automne 1905 , il s'inscrit en fac de droit. En 1906, il entre à Sciences Po. Là, enfin, l'enseignement l'intéresse. Il découvre des professeurs aussi érudits qu'originaux qui le marqueront durablement : Albert Sorel, Albert Vandal, Anatole Leroy-Beaulieu. Il fréquente assidûment les grandes bibliothèques, montre des goûts littéraires très éclectiques. Il découvre, entre autres, les nouvelles de Gobineau qui affûtent son désir d' Ailleurs :
" J'ai lu les Nouvelles asiatiques et comme j'avais toujours eu envie de voyager, lire les Nouvelles asiatiques , La Guerre des Turcomans, fut un voyage comme on n'en faisait déjà plus , un voyage sous le Second Empire, comme les voyages de Gautier et de Flaubert, infiniment plus amusants que tout ce qu'on peut faire maintenant ".
    Morand parlera plus tard de  sa  "jeune ferveur pour le Gobineau des Nouvelles asiatiques, cette révélation pour tout amant de la route".  En attendant, ces années-là il se partage toujours entre Paris, Londres, Oxford, Venise, va d'une capitale culturelle de l'Europe à une autre à un rythme plus que soutenu. " Je n'ai fait que sauter d'un endroit à un autre, sans arrêt " écrit-il à son amie Lisette Haas, le 6 juillet 1909. Déjà, littéralement, il ne tient pas en place. Il aura ainsi la bougeotte toute sa vie, dans une impatience baudelairienne d'être toujours ailleurs, une fuite quasi perpétuelle. Une remarque d'ami, à la fin de sa vie, vaut d'être citée. Pascal Jardin note :
" Toujours cette crainte de s'attarder. Je l'ai vu conduire plus de cinq cents kilomètres pour aller revoir le détail d'un tableau du Gréco. Arrivé dans le musée, il ne s'est même pas arrêté devant le tableau ; il l'a regardé du coin de l'œil en traversant la salle. Il tenait la vie pour un parfum, quelque chose qui s'évapore inévitablement ."
    Ce qui pourrait peut-être alors freiner cette fringale de découverte c'est le service militaire.
    Il n'en est rien. Car la littérature étanchera son désir d' Ailleurs. En effet, si  Morand est "bloqué" à la caserne de Caen, pendant deux ans, c'est comme secrétaire archiviste, attaché à la bibliothèque :
"Mon nouvel emploi de secrétaire archiviste me donne de nombreux loisirs. Vous pensez qu'en m'enfermant dans une bibliothèque on a déchaîné en moi le démon de la lecture, qui m'est un démon familier.
" Avez-vous lu La Vieille Maîtresse de Barbey d' Aurevilly, mon voisin de Normandie ? Si non lisez-la, c'est d'un français admirable et d'une étude d'âme et de moeurs parfaite, quoi qu'en dise Doderet qui trouve cela long et fastidieux. J'ai lu tout ce qui m'est tombé sous les yeux , du Balzac, du Huysmans, du Wells, du Péladan, du Renan ; je commence Le Voyage en Orient de Gérard de Nerval ."
    Ce passage d'une lettre de février 1910 atteste que les centres d'intérêt du lecteur et du jeune écrivain se précisent. Après les moralistes français du XVIIe, après les grands classiques du XIXe, Stendhal, Mérimée, Dumas, après les Naturalistes - surtout Maupassant - après Baudelaire, il y a  " toute cette imprégnation de la littérature de la fin du XIXe siècle, mélange de réalisme et de décadentisme, de feuilleton bourgeois et d'exotisme colonial (M. Collomb ) ". C'est par ces lectures précises, attentives que Morand prépare l'écriture à venir. Il y a aussi les influences nées des amitiés littéraires qui, à la suite de Giraudoux, se forment à partir des années dix :  Proust, Cocteau, Valéry Larbaud, TS Eliot et le groupe de Bloomsbury, Ramon Gomez de la Serna ou encore Ezra Pound. Il y a aussi celui qui sera son condisciple aux concours des Affaires Etrangères, Alexis Léger Léger , qui a publié en 1910 sous le nom de Saint-John Perse,  Eloges , avec l'appui de Gide. De cet ouvrage, Morand écrit :
"J'emportai Eloges hors de France, plutôt satisfait de ce romantisme nouveau qui nous était proposé, art aussi exigeant, aussi concis que le plus pur classique ."
    En 1913, Morand est reçu premier au grand concours des Ambassades et nommé attaché à Londres. Son travail - et ce sera souvent le cas dans sa carrière - l'ennuie un peu.
    C'est son âge dandy , son " âge snob ", qu'il passe en réceptions, fréquentant la gentry londonienne, Lady Cunard , la protectrice des ballets russes, ou Lady Brooke, Maharanee de Sarawak, titre royal qu'elle doit à son oncle, James Brooke, Rajah de Sarawak, aventurier-roi , qui a conquis seul un royaume à Bornéo, modèle des célèbres aventuriers-rois en littérature, le Dravot de L'Homme qui voulut être roi de Kipling ou encore le Kurtz de Coeur des ténèbres de Conrad. Avec l'autre grand modèle, T.E. Lawrence, roi sans couronne d' Arabie, Malraux va créer plus tard le Perken de  La Voie Royale. Morand ne sera pas en reste dans le traîtement littéraire du thème puisqu'il publiera en 1947 Montociel Rajah aux Grandes-Indes, se souvenant de ses conversations avec Lady Brooke.
    En attendant, à la déclaration de guerre, Morand est affecté à Paris, à la section du chiffre du cabinet du Ministre de la Guerre. Il ira de nouveau à Londres comme attaché puis reviendra en 1916 à Paris auprès de Philipe Berthelot. A l'époque, outre ses fonctions de premier plan aux ministère des Affaires Etrangères, Berthelot est un véritable protecteur des Lettres. Morand en dresse le portrait dans ses Entretiens : " C'était une espèce de contestataire élégant et un peu effrayant. Il aimait la littérature, il a fait la carrière de Claudel, qui sans lui aurait fini comme obscur ministre ou conseiller d' ambassade au fin fond de l' Amérique du Sud. Il a fait la carrière de Léger dans ses débuts (...). Il a fait la carrière de Giraudoux au début aussi ." Son influence sur Morand sera essentielle. De ces années à Paris pendant la Première Guerre, Morand laisse le témoignage de son Journal d'un attaché d' ambassade (1916-1917).
    Chacun le sait, la fin de la Première Guerre mondiale ouvre réellement le XXe siècle.
    Parce que c'est la dernière des batailles rangées ou des guerres de position du XIXe siècle ? Parce que c'est la première guerre moderne de destruction massive ? Toujours est-il qu'elle sonne, au sens propre, le glas du XIXe , avec aussi le tournant essentiel que fut 1917 et la Révolution d' Octobre, qui change l'ordre du monde et marque l'irruption des masses dans l' Histoire. Tout est changé en 1919-1920 , aussi, dans la logique de ce qui précède, sur le plan des mœurs , des idées, de l'écriture et de l’Art. En littérature, les grands écrivains et les grands stylistes, c'est-à-dire les vieilles lunes, Anatole France, Barrès ou Loti, commencent à passer de mode, et une jeune génération débarque, comme toujours, insolemment .Les chefs de file ont nom Radiguet, Cocteau, Gide , Breton. Avant que n'arrivent , un peu plus tard, Céline et Malraux. C'est à cette époque que Morand commence à donner des poèmes à la maison d'édition du Sans Pareil , comme Lampes à arc en 1919 ainsi que des nouvelles à la toute jeune NRF. Les textes sont très influencés par les Vorticistes anglais comme Gaudier-Bredzka ou les Espagnols comme La Serna, déjà cité. L'écriture de Morand est alors marquée par le Surréalisme, le Cubisme ,avec un rythme syncopé, très jazzé, et des raccourcis étonnants. Morand sera toujours l'orfèvre du style court, très travaillé, très ciselé, aux fulgurances surprenantes , fruits d'un vrai travail. C'est aussi vers 1919 qu'il rencontre une amie de Jean Cocteau, Misia Sert, qui l'introduit dans le Paris le plus branché. Le même rôle est dévolu à la Princesse Soutzo, amie de Proust, l'une des égéries du Paris mondain, qui deviendra Madame Hélène Morand, sa bonne et sa mauvaise fée. Bonne fée, car elle le soutiendra toute sa vie. Mauvaise fée, car ses idées plutôt réactionnaires contribueront à faire basculer Morand dans le mauvais camp, vingt ans plus tard.
    Dans le fond plutôt pessimiste, Morand relate dans ses poèmes et ses nouvelles d'alors le déclin de l' Europe  dont la Première Guerre Mondiale est l'illustration parlante, et croque la décadence annoncée dans Tendres Stocks (1921), Ouvert la nuit (1922), Fermé la nuit (1923) et surtout L' Europe Galante (1925), au titre ironique. Michel Collomb écrit : " Avec leur papillottement d'images, les premières nouvelles imposaient l'éclat d'un regard neuf, qui par sa netteté et sa brutalité semblait capable de synthétiser la vraie vie. Le rythme syncopé des phrases, le langage dru, les métaphores hurlantes arrachaient le lecteur à sa routine et démodaient d'emblée les placides explications des romanciers psychologues. Dans le monde chamboulé de l'après-guerre, voici qu'un écrivain faisait humer l'air de l'époque, entendre les pulsations de la nouvelle civilisation du mouvement qui s'amorçait. Concentrées et lumineuses, les nouvelles de Tendres Stocks et des Nuits   furent comme des coups de projecteurs lancés dans les coulisses de l'actualité. Tous les critiques de l'époque célébrèrent le coup d'œil de Morand, son intensité qui lui permettait d'analyser l'événement." Avec Lampes à arc, déjà cité, Feuilles de température (1920) , Poèmes (1914-1924) Morand "frappe un grand coup dans le siècle" . A la suite du Sans Pareil, les deux grandes maisons d'édition concurrentes que sont Grasset et Gallimard vont se disputer cet écrivain curieux et novateur qui deviendra l'un des best-sellers des "Roaring Twenties". Son sens de l'image, de la surprise, du choc, des rapprochements inhabituels, passera de la poésie dans la prose du roman et  de la nouvelle mais aussi des récits de voyage. Car Morand, qui voit bien le déclin de l' Occident ,continue à vouloir aller voir ailleurs ,et participe au "footing des intellectuels" qui partent faire le tour du monde en quête de renouveau :
"Du plus loin qu'il m'en souvienne, toujours cette envie d'être ailleurs, implacable, tenace comme une lésion, et les atlas toujours grands ouverts ".
                                                            
                                     L'exotisme du premier faux Tour du Monde
   
    Retour en arrière...Retour à Paris. Tout commence avec l' Exposition Universelle de 1900 . Paul Morand évoquera souvent avec humour  son tout premier grand voyage : il prend le premier métro, le premier jour, pour aller de la rue Marboeuf aux Tuileries visiter l' Exposition Universelle. Il découvre à douze ans les fameux Panoramas. Dans son Paris 1900, Robert Burnand écrit : " Panoramas de la Ville d' Alger, du Club alpin, du Tour du Monde, pour gens pressés,  panorama du Transsibérien , Maréorama où , pendant une heure, toutes les affres d'une traversée en Méditerranée sont présentées au public. Rien ne manque, pas même les rudes effluves marines, ni la mélopée des Kasbahs , ni les rahatloukoums de Constantinople ." En parallèle, le passage où, dans son 1900, Morand relate sa découverte de l' Exposition Universelle vaut d'être cité ici :
" En remontant jusque sous les murs du Trocadéro,   je découvris l' Asie russe ; rien n'était plus neuf à l'oeil que ces monastères fortifiés blancs et verts, surmontés de clochers bulbeux, dorés, et d'une croix orthodoxe d'où pendaient des chaînes . Le vrai clou de l' Exposition , pour moi , c'était , derrière ce décor, le Wagon du Transsibérien. Dans ce wagon-lit-salon, on pénétrait par une porte qui était encore la Russie (...) . On s'asseyait ; aussitôt le train partait. Je veux dire que devant la glace du wagon immobile, le paysage peint se déroulait ; on traversait les grands fleuves parsemés de bois flottés, les forêts de pins et de mélèzes, les déserts d'où émergeaient les tombeaux mongols. Le gouvernement russe avait reproduit sur cete toile beaucoup de mines d'or et de métaux précieux, pour donner confiance aux capitalistes français. On mangeait toutes sortes de zakouski, tandis que se succédaient ces plaines désespérées, traversées jadis par les guerriers tartares et les Novgorodiens marchands de zibelines. Soudain ( il me suffit de fermer les yeux un instant pour retrouver toute ma surprise ) le moujick de service disparaissait, et c'était un boy chinois, en robe de soie bleue, qui apportait du thé parfumé au jasmin, dans une petite tasse de porcelaine.
" Pékin , tout le monde descend !
L'on sortait alors du wagon, pour se retrouver transporté magiquement à l'autre bout du monde, au pied d'une des portes de Pékin, à toit cornu ."
    Comment voulez-vous que cet épisode de mémoire affective n'ait pas marqué Morand ? Que ce souvenir précis soit le vrai début d'une fringale d' Ailleurs n'aurait rien de surprenant, si l'on suit l'avis de l'historien Robert Burnand , selon lequel la découverte de l' Exposition Universelle, en 1900, à Paris, aura été, pour ses 50 859 955 visiteurs " le grand moment de leur vie". Alors, pour un petit Parisien de douze ans...D'ailleurs ce souvenir a été souvent relaté par Morand. Manuel Burrus, dans son ouvrage Paul Morand, voyageur du XXe siècle , écrit :
" Mon vrai royaume ce sera le Trocadéro " Paul passe ses journées dans cette " ville arabe, nègre, polynésienne " où règnent l' Afrique et l' Asie, nourrissant déjà ses rêves d'évasion : "Plus tard , je préparerai l' Ecole Navale ! " Il déambule de l' Aquarium peuplé de poissons tropicaux au bazar tunisien , goûte au  " thé de Ceylan " où se produisent les terrifiants danseurs du Diable, il court du village tonkinois au théâtre indochinois où danse Cléo de Mérode, sous l'oeil concupiscent d' Anatole France . Dans cet Orient fabuleux voué à la colonisation, tout n'est que musique, essences et parfums (...) . A l'automne, la fête finie, Paul gardera un souvenir ébloui de ce monde coloré où " jamais Paris n'avait été plus beau " et de ces " voyages immobiles " anonciateurs de tant de "raids" autour de la planète. Désormais "sa patrie c'est l'univers ".
    A la caserne de Caen, il écrira : " J'ai la nostalgie de l'univers. J'ai le mal de tous les pays!" C'est une profession de foi d'exote . Il faudra attendre 1925 pour qu'il se lance dans un vrai Tour du Monde.
                                                            
                        L' exotisme du premier vrai Tour du monde
   
    Morand écrit, dans L'Eau sous les ponts :  " Pour nous, 1925  fut le signal de la dispersion et du départ : Cocteau avait fui dans l'opium, Radiguet dans l'autre monde, Milhaud rentrait chez lui à Aix, Jean Hugo, avec Valentine, à Fourques ; moi, je courais rejoindre un poste en faisant le tour du monde ."
    Les  " Roaring Twenties " de Morand sont celles du voyage d'évasion et de découverte. Il s'agit surtout d'échapper au vieux monde, de quitter la vieille Europe. Pour lui, " le feu d'artifice était tiré " , il était plus que temps d'élargir l'horizon pour " faire son salut en art " en transcrivant, en transfigurant la matière des voyages en récits exotiques puis en romans coloniaux.
    Nommé gérant de la Légation de la République à Bangkok, Morand saute sur l'occasion pour rejoindre le Siam par des chemins détournés, la route buissonnière. Cela donne son premier vrai Tour du monde : Etats-Unis, Canada, Japon, Chine, Siam enfin. Cela donne le récit de Rien que la terre. Le livre s'ouvre sur un constat désabusé : " Nos pères furent sédentaires. Nos fils le seront davantage car ils n'auront, pour se déplacer, que la terre. Aller prendre la mesure du globe a encore pour nous de l'intérêt, mais après nous ? Là où nous nous réjouissons d'un périple, on ne verra plus qu' un "galimatias de voyages" . Le tour de la cage sera vite fait. Hugo , en 1930 , écrirait  : " L' enfant demandera : - Puis-je courir aux Indes ? Et la mère répondra : Emporte ton goûter." Nous allons vers le tour du monde à quatre-vingt francs. Tout ce qu'on a dit de la misère de l'homme n'apparaîtra vraiment que le jour où ce tarif sera atteint ." Le livre se ferme sur un constat tout aussi désabusé , qui l'inscrit d'ailleurs bien dans le contexte colonial de l'époque. La dernière page décrit le retour en France à bord du paquebot des Messageries Maritimes : " Ici, ce soir de novembre, sur ce bateau triste, pas chauffé, rentrent des coloniaux fatigués et grelottants, des prostituées modestes et parfumées au guignon, des fonctionnaires mal payés et aigris, des pères de famille inquiets et ennemis du risque, des gens qui ont vu leur fortune diminuée de moitié depuis qu'ils ont quitté la France, des fumeurs d'opium à la langue amère ; ils sont muets, tendent le dos. Après un mois de traversée, d'amitiés vives et trop de paroles échangées, tout le monde se déteste. Sommes-nous devenus les fils les plus âcres de cete race d' Europe que le tigre n'aime pas, à cause de sa chair acide ?"
   Vu l'incipit et l'épilogue, le titre de l'ouvrage, volontairement réducteur, et paradoxal pour le grand voyageur que va devenir Morand, se justifie bien. Entre les deux, dans ce récit intitulé "voyage", comme s'il s'agissait d'un genre littéraire nouveau, on trouve une suite de portaits exotiques, variés et inégaux en qualité, des régions traversées , avec une    mention spéciale pour les passages consacrés au Siam. Morand découvre alors un pays charmant d'autant qu'on y jouit du temps qui passe , agrément s'il en est pour qui " le vrai luxe est de perdre son temps "."On ne peut qu' aimer ce pays , isolé , intact , petit mais dernier échantillon des monarchies asiatiques absolues, cette terre de bonheur assoupi et de foi vive ."Morand ne va pas rester longtemps au Siam. Arrivé début septembre, il part fin octobre soigner une dysenterie à Saïgon où il rencontrera d'ailleurs Malraux. Il a eu le temps d'écire, pour  Rien que la terre, quelques lignes sur sa pittoresque légation :
"Comme il faudra regretter alors notre vieille Légation, d'un style colonial désuet, si modeste enclave de terre française, au milieu du coassement des grenouilles et des crapauds-buffles, les banyans de son jardin, les bougainvilliers, le grand mât blanc de trente-cinq mêtres, où flottent nos couleurs : pendant la saison des pluies, les orages l'entourent d'ozone et la foudre crépite."
    Morand rentre en France avec le manuscrit de Bouddha vivant dans ses bagages.
                                             

  Son premier roman exotique  : Bouddha vivant.
  
    Bouddha vivant est le grand roman asiatique de Morand.
   On a vu qu'il avait commencé à l'écrire à son arrivée au Siam en septembre 1925; il le publiera en 1927 chez Grasset dans la collection des "Cahiers verts". Le roman, dont l'action se déroule partiellement en Asie, raconte un affrontement Orient-Occident. Les débat est important chez quelques intellectuels de l'époque comme en témoigne la polémique entre Défense de l'Occident de Massis et La Tentation de l' Occident qu' André Malraux publie en 1925 où un Asiatique et un Occidental dialoguent sur les valeurs de leurs civilisations respectives. Nul doute que, lors de   leur première rencontre à Saïgon, Morand et Malraux, qui sont tous deux des auteurs de Grasset, aient évoqué leurs travaux littéraires et leur commune expérience de l' Asie. Au demeurant assez brève ; surtout celle de Morand. Ce dernier a bien sûr lu La Tentation de l'Occident et en fera son miel pour Bouddha vivant.
    Rappelons rapidement l'argument du roman de Morand.
   Jâli, le jeune prince d'un état de la péninsule indochinoise, le Karastra, au nom imaginaire mais qui doit beaucoup au Siam, au Cambodge et surtout au Laos, rencontre un jeune aventurier français, Renaud d' Ecouen, qui, à travers leur passion commune pour l'automobile, va lui transmettre l'envie de découvrir l' Occident. Le roman relate le départ de Jâli, accompagné de Renaud, de son royaume du Karastra, son voyage en bateau, sa découverte des capitales d' Occident qui le déçoivent, puis son retour au Karastra, àprès le décès de son père, pour lui succéder sur le trône. La trame romanesque est sans doute ténue - on pense un peu aux romans de Pierre Benoit - mais l'écriture est très riche sur la forme comme sur le fond. Le titre est limpide : il s'agit de la transposition du voyage de Bouddha à la découverte de la réalité du monde matériel des hommes. Le prince Jâli découvre la mort, et d'abord celle de son ami Renaud, au milieu de son itinéraire initiatique. Cet événement marque, pour Jâli, un "passage". Il s'agit aussi de la découverte du matérialisme dur de l' Occident , du côté sombre de ses villes dont le prince s'échappe pour retrouver la paix et la sérénité dans les forêts plus hospitalières. On voit l'évidente ressemblance des personnages avec l'auteur ; la quête de voyage, de découverte et d'action qui est une quête de soi, et l'importance du dialogue Orient-Occident :
          "- C'est aux humbles que, dans l'histoire,-répondit son ami, il appartient de montrer la voie. Il s'agit , aujourd'hui , moins de faire triompher l'esprit que de faire reculer la matière. Or, chez vous, elle compte pour rien : votre antique sagesse, votre vie toujours ouverte sur l'invisible, votre paix morale, votre grandeur, viennent de là. Grâce à elles, vous avez reçu sans broncher les premiers bienfaits des Blancs, leurs machines, leurs armes, leurs alcools, leurs personnels d'exportation. Et vous n'avez pas succombé là où le reste de l' Asie, perverti, n'a le désir de nous chasser que pour mieux adopter nos erreurs.
- Il n'est que trop facile de vaincre où il n'y a point de combat.
- Les vrais héros de l'Orient ne sont pas cachés dans la jungle ésotérique du savoir indien,-ajouta Renaud,- dans le leiss de la Chine, égoiste et centrale (...) , ils sont ici, Monseigneur. C'est ici que l' Europe devrait apprendre à se dégager de l'impureté. Aidez-la.
  Cet appel à la solidarité était trop occidental pour toucher le Prince. Il esquissa un geste fataliste :
- Le monde n'a pas été fait que pour la race blanche,- répondit-il .
- Si celle-ci périt de ses propres mains, après une domination aussi courte que brillante, c'est sans doute son heure et c'est peut-être la nôtre de vivre. En tout cas, même s'il ne s'agit pour moi que d'une expérience individuelle, personne ne me retiendra dans l'ignorance. Je passerai outre à la volonté de mon père, puisqu'il le faut. Déjà tout tombe, tout se détache de moi qui n'est pas mon dessein."
     Jâli est , partiellement, le double de Morand fasciné par le Bouddhisme, et Renaud tient de Morand pour la passion des automobiles, ce qui est superficiel, et le dandysme, ce qui est plus profond. Renaud, comme Morand, a fui l' Occident sans avenir de l' après Première Guerre mondiale et vient chercher en Asie des valeurs nouvelles. Paradoxalement -puisque sa soif de paix de l'esprit, ou de paix de l'âme, a amené Renaud vers ce Karastra si semblable au Laos et au Siam - c'est Renaud qui va conduire Jâli en Europe. Renaud mourra, et sa mort, nous l'avons dit, sera un "passage" pour Jâli, nouveau Sakyamouni, "Bouddha vivant". Il quitte son père et son palais pour découvrir ce qu'on a tenté de lui cacher : la maladie, la souffrance, la mort, le mal. Devant ce spectacle souvent repoussant, il fuit les villes pour retrouver l'ascèse dans les forêts. Dans Bouddha vivant, l' Orient est le monde de l'harmonie face à l' Occident sauvage, malade de son matérialisme. La description des Coloniaux occidentaux sur le bateau qui les conduit en Europe est un raccourci saisissant qui fait écho à la description donnée dans Rien que la terre :  " Le Félix-Faure mouilla en rade. Ils prirent possession des rares cabines qui n'avaient pas été retenues par la "colonie". Renaud montrait à Jâli ce monde nouveau : les fonctionnaires secs et maigres, comme des oiseaux qui doivent se nourrir grain par grain ; les mercantis , qui , eux, sont gras, sans cou, la chemise ouverte, avec des têtes de crocodile ; les jeunes planteurs, style Far-West, qui ont remplacé les vieux colons alcooliques et cafardeux, chers aux écrivains naturalistes. Tous avec l'effroyable teint de Cochinchine, couleur de pus."
    De son Tour du monde vers le Siam, et son court séjour en péninsule indochinoise, Morand aura ramené les instantanés de Rien que la terre retravaillés pour enrichir la matière de son Bouddha vivant.
                                                      
Ecriture exotique, suite :  Paris- Tombouctou
et sa traduction romanesque, Magie Noire
   
    Si Morand et Malraux se sont rencontrés en Péninsule indochinoise, à Saïgon, c'est qu'ils participent à leur manière à ce " footing des intellectuels" autour de la planète , qui vont voir ce qui se passe un peu partout, alimentent ainsi leur oeuvre, et témoignent. C'est le cas, entre autres , de Jérôme et Jean Tharaud, de Dorgelès, d' André Gide ou encore du célèbre journaliste Albert Londres.Certains d'entre eux sont très critiques. Ainsi, Albert Londres parle de l' Indochine comme de  " la colonie en bigoudis " parce que les fonctionnaires y arrivent avec femme, enfants et belle-mère. Nous ne sommes pas loin des descriptions que donnent des colons français d' Indochine Morand dans Bouddha vivant et Malraux dans La Voie Royale. Dorgelès dénonce les abus des grandes sociétés capitalistes du Tonkin dans Sur la route mandarine (1925) et Gide donne, en 1927 et 1928, Voyage au Congo et Retour du Tchad qui sont autant de portraits-charges des colons et des grandes compagnies concessionnaires. Portrait-charge toujours, le réquisitoire anti-colonial d' Albert Londres dans Terre d' ébène ( La traite des Noirs ) publié en 1929. Bien décidé, comme à son habitude , à  " aller porter la plume dans la plaie " , Albert londres fait tout un périple en Afrique Occidentale Française. Morand aussi, au même moment, accompagné de son épouse et d'une amie. Morand relate sa rencontre avec Albert Londres dans une page de Paris-Tombouctou qu'il publie la même année, en 1928 :
"Visite d' Albert Londres, qui, lui, est pour quatre mois en Afrique. Ce grand coureur de globe ( qui ressemble si étonnamment à Shakespeare ) , ce grand mangeur, ce héros de tant de raids journalistiques, apporte à mon chevet (Morand souffre d'un lumbago) un surplus de vitalité, une précision d' informations, une intelligence rapide qui me stimulent. Demain, je me lèverai. Londres se rend à Tombouctou, puis redescendra par le Congo et le Dahomey. (...)
Adieux à Albert Londres et au peintre Roucayrol, qui descendront dans quelques jours vers le Dahomey. Je quitte à regret ces agréables compagnons. Je me croyais imbattable en matière de voyages, en connaissance des lignes de paquebots, de voies ferrées, etc... J'ai rencontré Londres, et je m'avoue vaincu."
    Il est amusant de comparer ces lignes à celles qu'écrit Albert londres dans Terre d' Ebène (1929), et qui font une bonne partie du chapitre XIII intitulé " Un soir sur le Niger", et qu'il est nécessaire de citer quasi intégralement, malgré la longueur :
"Par Mercure ! Par ses ailerons battant à son casque et à ses chevilles, si j'avais une chienne je lui commanderais trois petits chiens, les plus méchants, bien entendu ! L'un pour Mme Edouard Herriot, le second pour Mme Paul Morand et le troisième pour Morand Paul.
   Ces agréables voyageurs se trouvaient à Niafounké. J'avais même eu le plaisir, auparavant, de les rencontrer à Bamako (...). A Niafounké nous prenions le Niger. Deux chalands nous attendaient. Ici, donnez-moi toute votre attention, le drame commence. On mit dans un chaland la nourriture, la boisson et les ustensiles dont les blancs, d'ordinaire, se servent pour manger.
   Tout alla très bien.Mme Herriot, malgré notre avis, se baignait dans le Niger, alors on était en armes pour surveiller les caïmans. (...) Henri Béraud, en souvenir d'un tumultueux passé, m'ayant, à mon départ, fait don d'un phonographe, les soirs on écoutait le phonographe. C'était l'entente. Tout juste si l'on ne s'embrassait pas avant d'aller au lit.
  Les chalands restèrent à Kabara. La caravane Herriot-Morand monta à Tombouctou. Puis elle en redescendit tandis que j'y demeurais . Elle emmènerait son chaland. Le mien m'attendrait. Au revoir ! Au revoir ! Bonne route de retour ! Bonjour à Paris criai-je à ces parfaits compagnons de huit jours, jusqu'à ce qu'ils eussent disparu derrière les arbres cure-dents. (...) J' arrive à Kabara. Le chaland est là. (...) Le chaland glisse. La nuit se prépare. Evidemment, je serais mieux sur les boulevards à regarder passer les Parisiennes. Il est vrai qu'alors je ne me rendrais pas compte de mon bonheur ! Consolons-nous dans la nourriture et le pinard.
   Où sont les caisses ? Où donc ma langue de boeuf à la sauce tomate? Où donc mon thon mariné dans son huile bouillante , (...) Tout s'est envolé. La voilà bien la Magie Noire !
  Incompréhensible ! Mme Herriot ne buvait que du thé. Mme Paul Morand ne buvait que du thé. Morand buvait comme ces dames. Qu'ont-ils fait de ma boustifaille ?
  Et les cuillers, et les fourchettes, et les assiettes ?
  Ils ne mangeaient pourtant ni le fer ni la porcelaine. Et le verre ? Quel estomac sans en avoir l'air !
   Pas même une canne à pêche qui me permettrait de fouiller le Niger pour y chercher ma nourriture!
   Ils m'ont laissé un couteau, le plus pointu, sans doute pour me permetre d'en finir avec mon désespoir.
  Eminentes dames, illustre ami, je ne vous avais cependant rien fait ! "
    Au-delà de l'anecdote de Morand en voleur des petites cuillers d' Albert Londres, l'intéressante comparaison des deux témoignages de leur rencontre africaine vaut aussi par les détails matériels donnés sur les expéditions en Afrique, à l'époque. L' Occidental y transporte bien son confort "parisien" du phonographe aux petites cuillers...
    En visitant les colonies, les grands reporters comme Albert Londres, Andrée Viollis, Joseph Kessel, et les écrivains-voyageurs, André Gide, Roland Dorgelès, André Malraux, Paul Morand, vivifient l'écriture immédiate mais aussi l'écriture de fictions sur le domaine colonial. Si Morand done à lire son journal de voyage en Afrique avec Paris- Tombouctou, et une version abrégée intitulée AOF, de Paris à Tombouctou, il va réutiliser aussitôt le matériau pour son recueil de nouvelles Magie Noire.
    Comme exemple de trace claire du réinvestissement dans l'écriture de fiction du récit de voyage, on peut comparer deux passages, l'un d' AOF, l'autre de Magie Noire.
    Au début d' AOF , lors d'une panne de voiture, la nuit, dans le Fouta-Djalon, Morand découvre un village désert :
"Enfin nous arrivons à quelques paillottes. Derrière une clôture, on entrevoit une sorte de grande ruche. Pas de fenêtre. La paille s'arrête à deux mêtres du sol et le toit se prolonge jusqu'à terre par des branchages. En dessous, maçonnerie circulaire autour de laquelle je tourne, essayant en vain de trouver l'entrée. Enfin une ouverture ; je pénètre à quatre pattes. La fumée de bois m'aveugle, me fait pleurer. Un foyer. Deux ou trois calebasses à oreilles, deux bidons à pétrole. Un lit en maçonnerie recouvert d'une vieille natte. Personne. Si, un négrillon nu, qui me regarde et ne dit rien. Touffe au sommet de la tête rasée. Petit ventre gonflé, on dirait d'air. Nombril saillant qu'il tripote. Abandonné seul ainsi dans la nuit, il ne rit ni ne pleure, il n'a pas peur, ne fait aucun gestte. Impossible de le comprendre, d'imaginer ce qu'il sent."
    Dans le texte de Magie noire, une jeune femme occidentale se perd, la nuit, dans la forêt africaine. Voilà la scène revisitée pour le personnage qui s'appelle Pamela Freedman :
"Un peu plus tard, chancelante, en sueur, sa robe légère en lambeaux, l'Américaine s'arrêta dans une clairière. Ses oreilles bourdonnaient, ses tempes étaient martelées. La lune, qui s'était levée, enveloppée par l'humidité d'un halo huileux, la regardait avec son rire de nègre...Paix méchante, comme si ces arbres n'étaient nés que pour l'étouffer. Autour d'elle, elle aperçut une dizaine d'énormes chapeaux de paille coniques...des huttes! Aucune lumière. Elle appela : personne. De sa voix cassée, elle miaula. Le village semblait abandonné. Paméla s'approcha au hasard d'une case, décidée à la partager, s'il le fallait, avec le bétail, mais à y attendre le jour : prolongé par des branchages, un toit de palmes sèches, circulaire, descendait au sol, ne laissant pas d'ouverture. Elle en fit le tour avec soin, trouva enfin une porte fermée d'une natte. A quatre pattes, elle s'y glissa...
   Une âcre fumée de bois la prit à la gorge et aux yeux. Des braises, effondrées entre trois pierres, rougoyaient. L' intérieur de cette case ronde, peu à peu, apparut vide. Du dehors, Paméla ne l'eût pas cru si vaste...Elle y trouva deux bidons à pétrole et une calebasse charbonneuse, avec des restes de riz. Elle les gratta avidement, à l'aide d'une cuiller de bois...Maintenant elle s'habituait à l'obscurité; elle put distinguer une carcasse de lit, faite d'un gril de branchages, s'y laissa choir.
   Alors, face à elle, elle aperçut, debout, collé au mur, immobile, plus abandonné qu'une chèvre, un négrillon qui la regardait avec une indifférence stupide."
    Les topoï de l'écriture exorique et coloniale y apparaissent nettement et quasi-caricaturaux: la nuit noire de l' Afrique noire, hostile ; l' Occidental désemparé qui découvre un décor sauvage, primitif où sa solitude désorientée, son abandon, affronte l'abandon de l'enfant sauvage. On remarque l'animalisation de l' Occidental ("à quatre pattes") et la transformation romanesque du matériau brut, mais déjà sensiblement travaillé, du second extrait où l'héroïne du récit, qui se rend, littéralement, dans tous les sens du terme, à la vie sauvage ("en sueur, sa robe légère en lambeaux"), affronte une nuit et une lune africaines (donc maléfiques), la faim, l'extrème pauvreté et, enfin, le négrillon "stupide" . Avec "la lune (et) son rire de nègre", on conviendra aisément qu'il ne s'agit pas ici du meilleur Morand mais il y a des éléments qui annoncent l'écriture plus suggestive encore, et plus réussie, d'Hécate et ses chiens, aux variations conradiennes sur le thème de la sauvagerie. On aura compris que, dans ce passage de Magie noire, nous ne sommes qu'au bébut de l'histoire et que Paméla va affronter d'autres réalités sauvages.
    Car c'est bien de construction du Sauvage qu'il s'agit toujours ici et, plus encore, du monde sauvage et de la sauvagerie au sens fort, celle qu'évoque Joseph Conrad dans son oeuvre, celle, explicite, du monde que l'Occidental affronte, et celle, implicite, qu'il porte en lui, dont il n'a pas d'abord conscience et qui se révèle peu à peu jusqu'à le détruire totalement.Si l'écrivain voyageur Morand a rencontré, en touriste, la vie sauvage, par contre, son personnage de Paméla, jeune Américaine richissime, s'anéantit, à la fin du récit, dans la sauvagerie, à l'instar du personnage de Kurtz dans Coeur des ténèbres de Joseph Conrad. L'influence de Conrad sur le roman français a été déterminante, et ce à partir de la traduction par André Gide en 1923 de Typhon : Magie noire l'illustre bien..
    Ces deux extraits pris dans l'oeuvre de Morand, représentatifs d'une écriture datée des années trente, valent pour la mise en relief des topoî de l'exotisme colonial, leur visualisation en paralèle et presque stéréoscopique. En cela, à l'époque, Morand n'est guère éloigné des représentations de l'Autre et de l'Ailleurs que l'on trouve chez d'autres auteurs voyageurs du moment, comme Maurice Dekobra ou Pierre Benoit, par exemple. 
    Autres topoî de l'écriture exotique et coloniale dans le texte que Morand donne en exergue de Magie noire :
" 1895. - Charles, notre jardinier de Ris-Orangis, me montre le supplément illustré du Petit Journal sur lequel un soldat, coiffé d'un casque en pain de sucre, tue des Malgaches. Entrée des Français à Tananarive. Premiers souvenirs d'enfance.
" 1902. - On me conduit au Nouveau Cirque. Cake-walk. Un couple de nègres américains endimanchés, tenant à la main le bouquet de l' Olympia, cabrés, font irruption dans le XXe siècle.
" 1914. - Septembre, 9 heures du soir. Les tirailleurs sénégalais descendent le boulevard Saint-Michel. Direction : la Marne.
" 1916. - Septembre. Toute une soirée, un homme à l'accent créole, à la voix sourde comme celle d'un récitant de Conrad, me révèle la poésie des Antilles, la noblesse du rhum : c'est saint Léger Léger.
" 1919. - Darius Milhaud arrive du Brésil. Il décrit Bahia, la Rome noire, me joue de ces  sambas nègres qui serviront bientôt à la musique de son Boeuf sur le toit.
" 1920. - Je rentre en France. Dans les bars d'après l'armistice. Le jazz a des accents si sublimes, si déchirants que, tous, nous comprenons qu'à notre manière de sentir il faut une forme nouvelle. Mais le fond ? Tôt ou tard, me disais-je, nous devrons répondre à cet appel des ténèbres, aller voir ce qu'il y a derrière cette impérieuse mélancolie qui sort des saxophones. Comment rester sur place , tandis que le temps glacé fond entre nos mains chaudes ?
En route.
1925. - Djibouti.
1927. - La Havane, la Nouvelle-Orléans, la Floride, la Géorgie, la Louisiane, la Virginie, les Carolines, Charleston, Harlem.
1927. - La Guadeloupe, la Martinique, Trinidad, Curaçao, Haïti, la Jamaïque, Cuba, Alabama, Mississipi.
1928.- Dakar, la Guinée, le Fouta-Djalon, le Soudan, le sud du Sahara, le Niger, Tombouctou, le pays Mossi, la Côte d'Ivoire.
50.000 kilomètres. 28 pays nègres."

    Ce texte est important à plusieurs titres.D'abord, les topoï exotiques et coloniaux sont bien là ( la conquête coloniale, les tirailleurs sénégalais, "l'appel des ténèbres" et le mot "nègre" alors banalisé, d'usage courant ).Ensuite, l'énumération des dates éclaire l'importance de l'exotique et du colonial dans la vie de Morand, de 1895 (il a sept ans) à 1928, et ce texte fait une sorte de point fixe sur l'évolution du thème de l'Ailleurs et de l'Autre dans sa vie et son oeuvre, comme autant de tableaux exotiques, aujourd'hui très datés, mais très révélateurs aussi.Enfin,  si  l'expérience réelle des voyages  justifie la traduction en fiction des romans ou des nouvelles - d'où ce long texte en exergue de Magie noire - on voit surtout bien la nécessité du voyage pour Morand, l'impérieux besoin d'aller voir ailleurs, d'aller voir l' Ailleurs : " Comment rester sur place, tandis que le temps glacé fond entre nos mains chaudes ?"                                                                             

                  Portraits de villes et point fixe : L' Exposition coloniale de 1931

    Paul Morand s'est marié à Paris le 3 janvier 1927 à la mairie du 7e arrondissement avec Hélène Chrisoveloni, princesse Soutzo, qu'il avait rencontrée, nous l'avons vu, dix ans auparavant. Grecquo-roumaine, noble , riche, habituée du Ritz, du Tout-Paris et de ses  bals costumés , amie de Proust, elle apporte à Morand ses relations mondaines et l'aisance financière. Du coup, le diplomate, qui n'a jamais été très assidu à ses différents postes, en profite pour obtenir de son ministère une mise en congé qui durera treize ans - jusqu'en 1940 - et qu'il va passer, bien sûr, à voyager et à écrire , puisqu'Hélène lui apporte, en plus de l'aisance matérielle, ce qu'elle lui avait d'ailleurs déjà donné auparavant : la liberté d'aller où bon lui semble, avec elle, ou sans.
    Après le succès de Magie noire, Morand part, en 1929, pour New-York où il reste deux mois, le temps d'accorder son style à la ville : regard acéré, écriture instantanée-travaillée, modulation musicale des tableaux. Philippe Sollers a bien vu l'essentiel du New-York de Morand :
"Donc : New-York. A part le passage fameux de Voyage au bout de la nuit , on ne peut pas dire que la littérature française se soit illustrée dans cette dimension redoutable.   Vous êtes à New-York ou vous n'y êtes pas. Un Français, en général, n'y est pas (...). "
    Morand a vite vu, compris, dominé la situation.Le livre est publié en 1930, moment de grand tournant : économique, technique, géopolitique . Il est un des seuls Européens à saisir l'événement. D'où sa tentation de le maîtriser, dans un livre qui est à la fois un essai de mythologie, une prophétie nerveuse, un guide touristique, un reportage, un traité d'ethnologie, une longue nouvelle (...). On sent bien l'ambition de Morand, dès les premières lignes. Reprendre le récit là où Chateaubriand l'a laissé... "Silence. Les dernières vagues atlantiques se jettent sur une pointe de rochers bruns pourpres et s'y déchirent..."
  Il faut lire New-York, pour des raisons évidentes : l'écriture poétique-électrique - Morand y apparaît comme notre Whitman - la composition élaborée où l'impression d'instantanés vient de phrases-choc, de formules taillées au rasoir, mais surtout d'une longue patience, de prises de notes sur le terrain, de recherches historiques fouillées qui font le substrat du récit. Morand a "le regard sociologique" qui voit tout de suite l'essentiel d'un lieu mais son premier portrait de ville - comme le seront Londres et Bucarest - vient, d'abord, d'une patiente connaissance de l' Histoire, et des stratifications d'une civilisation qui se marquent dans mille détails des lieux pour qui sait véritablement voir. C'est ainsi que, dans le livre, des "dessins du tapis" reviennent en leitmotive : le lieu mythique de la Batterie, l'ancien fort colonial du tout premier Manhattan, lieu-monument symbolique des origines, et promontoire des voyages, appel d' Ailleurs. Mais, aussi, des mots reviennent, comme "colonial" ou "exotique" puisque New-York procède des deux, par ses origines mêmes et ses populations brassées, ses quartiers mosaïques de peuples. Pour Morand, en 1930, tout New-York est exotique, par son passé colonial et par son "melting-pot" qui en fait un endroit à la fois différent et proche des lieux vus auparavant, un écho multiplié d' Afrique et d' Asie, et aussi une préfiguration des mégapoles du futur : pour Morand, multi-raciales, avec leurs bons et leurs moins bons côtés.
    Après New-York, Morand donnera coup sur coup deux portraits de villes, Londres et Bucarest. Un peu plus tard, Paris. Pour nous, après New-York, Londres et Bucarest sont moins bien réussis. Sans doute parce que Morand connaît trop bien Londres, sa "mascotte", par trop de séjours et sur trop de temps, ce qui émousse le fameux "regard sociologique". Reste un guide remarquable de Londres, à lire encore aujourd'hui, accompagné du Nouveau londres qu'il publiera en 1962.
    D'autant que Londres a tant changé depuis...
   Pour Bucarest , le substrat historique pèse trop au début de l'ouvrage, et l'on sent trop le tableau destiné à plaire à Hélène Morand, sa belle Roumaine, qu'on imagine, par ailleurs , si fière d'avoir pour époux un écrivain-voyageur maintenant fort célèbre et qui célèbre du coup sa  Roumanie. Mais, l'intérêt, dans la vie et l'oeuvre de Morand, pour l'année 1931, réside peut-être,plus encore que dans ces trois portraits de villes, dans deux ouvrages où il marque le pas, regarde son oeuvre et le temps passé, fait la pause et prend aussi un peu la pose : Papiers d'identité et 1900. Mais pourquoi en 1931 justement ?
     Paul Morand est au sommet de sa popularité. C'est l'un des "best-sellers"  des années trente. Romancier et nouvelliste célèbre, c'est surtout ce que nous appellerions aujourd'hui un grand écrivain voyageur, à l'instar, pour l'époque, de Jérôme et Jean Tharaud, de Marius-Ary Leblond, de Pierre Mille et André Demaison, un peu en concurrence avec Francis de Croisset et surtout Dorgelès. A côté de ces noms, il faut évoquer celui d' André Gide qui a déjà un statut de "maître à penser" et de chef de file dans le microcosme parisien du moment, et aussi le nom que l'on voit poindre à l'horizon, celui d' André Malraux.
   Arrêtons-nous, nous aussi, un instant ; faisons ce que fait Morand , un "stand by" sur son oeuvre, un examen de son bon fonctionnement, comme on fait d'un avion, avant le décollage.
    C'est bien le sens qu'il donne à sa bibliographie qu'il place, non sans orgueil, à la fin de Papiers d'identité. On y retrouve mentionnés les poèmes, les nouvelles, les grands romans et , bien sûr, les récits de voyages , ou issus de voyages,  ceux qui nous intéressent plus particulièrement ici : Siam, Rien que la terre, Magie noire, Paris-Tombouctou, Hiver caraïbe, Bouddha vivant pour arriver à New-York. A cette époque, c'est surtout pour ses récits de voyages que Morand est connu du grand public. Il en fait un snobisme puisqu'il est fréquent de trouver dans les ouvrages l'insert : " Avec l' hommage de l'auteur , absent de France en ce moment ".Morand fait partie , chez l'éditeur Grasset, des fameux " 4 M ", qui donnent son renom à la maison, avec trois autres "grands" de l'époque : Maurois, Montherlant et Mauriac. Une marque de fabrique en quelque sorte. C'est d'ailleurs Grasset qui lui commande ces Papiers d'identité, en réponse  à une demande du public d'en savoir plus sur cet auteur quasi-légendaire. Les premières lignes sont sans ambiguïté :
" le Moi, haïssable ou non, est un sujet si vaste qu'il réclame toute une vie pour être traité et ne saurait s'encadrer dans ces pages.
Ce dont vous m'avez demandé de parler ici, c'est de ce faux moi-même que je nommerai : MA LEGENDE. "
    Morand en profite alors pour rappeler avec humour les titres de ses oeuvres comme autant de facettes de lui-même pour finir par : "ces yeux bridés sont ceux de Bouddha vivant et après Magie noire, mes photos elles-mêmes ont commencé, Ô Dorian Gray ! à prendre le type nègre." Il ne s'en inscrit pas moins, pour l'écriture de voyage, exotique et coloniale, dans la lignée, on l'avait deviné, de Chateaubriand, Loti et Dorgelès .
    Cette légende " par lui-même" est aussi le moment d'une distance vis-à-vis de l'image que le lecteur d'alors se fait de son auteur favori : " Enfin, l'on me croit drôle et brillant: voilà bien la preuve que ma légende est bâtie par des gens qui ne m'ont jamais vu.On m'imagine grand voyageur, écumeur de globe, détrousseur de continents, une sorte de Chinois issu d'un Pamir immobile et qui court après les trains, une valise à la main.Dieu seul sait si je hais la fumée, les gares, les hôtels, l'éloignement des êtres chers ! "
    Pour preuve, cet ouvrage qu'il donne toujours en 1931 : 1900.   Pour trois raisons, selon nous, entr'autres.Une raison très personnelle, tout d'abord.Morand vient de perdre son père, qu'il aimait tant et qui lui a donné le sens esthétique, le savoir voir, le goût des belles choses, et l'a suivi attentivement le long du chemin. La seconde raison est liée à la première. "1900" ,c'est son enfance parisienne, sa formation, le milieu qui l'a construit et cette découverte de l'Exposition Universelle, si essentielle pour lui. Or - troisième raison - 1931 c'est justement l'année de l' Exposition Coloniale de Vincennes. C'est pour Morand un peu le doublement de celle de 1900 qu'il évoque d'ailleurs clairement dans sa dimension exotique et coloniale :
" Je passe mes journées dans cette ville arabe, nègre, polynésienne, qui va de la tour Eiffel à Passy, douce colline parisienne portant soudain sur son dos l' Afrique, l' Asie univers immense dont je rêve (...). Je fais mille voyages extraordinaires sans me déplacer, comme Des Esseintes; sous la tour Eiffel, près du petit lac, se cache le village tonkinois avec ses jonques et ses femmes mâcheuses de bétel ."
    L' Exposition Coloniale de Vincennes, ce n'est pas autre chose. Avec 1900 Morand donne la clé de son goût des voyages, remonte le temps vers ses éblouissements d'enfant. Par ailleurs, en 1931, justement, il s'affirme comme l'un des grands écrivains du domaine exotique et colonial, même s'il fait mine, ici ou là, de critiquer l'exotisme " cette photographie en couleurs " . Comme Farrère, Albert Londres, Dorgelès ou Cendrars , comme l' Exposition Coloniale, il amène l' Ailleurs au public métropolitain. Sans doute célèbre-t-il New-York, Bucarest, Londres "l'exotique", Buenos-Aires et "l'Air Indien" des Andes - nous le verrons plus loin - mais il révèle aussi l'itinéraire Paris-Tombouctou, la Magie noire et  l' Afrique Occidentale Française : il est bien , même s'il s'en défend par -ci, par-là , un grand écrivain exotique et colonial de son temps. Avec son propre talent du récit, il fait oeuvre de propagande coloniale, comme son ami Pierre Benoit, comme Lyautey , l'organisateur de l' Exposition, ou son autre ami Maurois qui en écrit le guide officiel. C'est à cet éclairage-là qu'il faut revisiter, aujourd'hui, Morand. Il écrit, toujours dans 1900 : " C'est au Trocadéro que j'ai compris la grandeur de l'oeuvre que Gallieni et Lyautey achevaient à Madagascar, de la récente création du gouvernement de l'Afrique Occidentale Française et de l' Indochine, de l'effort de Jules Cambon en Algérie, de tout ce que la france avait accompli en moins de cinquante ans." Dont acte. Morand appartient bien au même domaine d'écriture que Dekobra, De Croisset, Pierre Benoit, André Demaison ou Henri Fauconnier, en 1931. Mais, au même moment, Breton, Eluard, Aragon et M. Alexandre publient un court pamphlet :  Ne visitez pas l' Exposition Coloniale. Sans doute savent-ils que toute grande commémoration enterre ce qu'elle célèbre. Qui sait, alors, que l'Exposition  coloniale enterre les Colonies ?   
                                                      
                                       L'  Exote    :   toutes  les routes du globe .
    
    Après les grands voyages maritimes, sur les lignes d' Asie ou d' Amérique, à bord des paquebots des Messageries Maritimes  remplis de colons , ou les grands transatlantiques des salons richement décorés, après la lenteur des traversées : l' avion.
    Même s'il s'en défend, aussi mollement d'ailleurs qu'il a pu se défendre d'être un écrivain de l'exotisme, Morand se veut, alors, l'écrivain de son temps, du monde moderne, l'inventeur d'une manière, dans le mondial comme le mondain, de s'approprier la planète en voyageur et en styliste de la rapidité et du raccourci. Morand apporte l'expérience du voyageur, littéralement du "touriste" au sens de celui qui fait " le Grand Tour " du monde ; et ici plus précisément le regard du passager des toutes récentes lignes aériennes.
    C'est en 1931 que Saint-Exupéry , pionnier et chantre de l' Aéropostale, publie Vol de nuit chez Gallimard. Le livre, couronné par le prix Fémina, connaît un grand succès.L'auteur est parrainné par André Gide qui préface l'ouvrage :  " Tout ce que Saint-Exupéry raconte, il en parle " en connaissance de cause ". Le personnel affrontement d'un fréquent péril donne à son livre une saveur authentique et inimitable. Nous avons eu de nombreux récits de guerre ou d'aventures imaginaires où l'auteur parfois faisait preuve d'un souple talent, mais qui prêtent à sourire aux vrais aventuriers ou combattants qui les lisent. Ce récit, dont j'admire aussi bien la valeur littéraire, a d'autre part la valeur d'un document et ces deux qualités, si inespérément unies, donnent à Vol de nuit son exceptionnelle importance ".
    Au début d'  Air Indien , récit de son voyage aérien en Amérique du Sud, Morand répond à sa façon à Vol de nuit et aux propos de Gide :
" Tous les récits aériens donnés jusqu'ici au public sont extraordinaires. Ce ne sont que hauts faits, périls nocturnes, records audacieux, prouesses inouïes pour l'émerveillement des enfants et pour le découragement des grandes personnes. Je voudrais, moi, décrire maintenant le quotidien, le normal, présenter le point de vue du voyageur qui fait signe quelque part à l'aérobus bi-hebdomadaire de s'arrêter ; ce très ordinaire "colis" qui monte le matin dans la carlingue, y déjeune, y lit, y baille, en descend le soir pour se reposer, est sorti pour toujours de l'époque héroîque dans laquelle se complaît encore l' Europe. Ayant pris mon billet anonymement au guichet, dans l'hémisphère sud, je vais dire comment, sans fanfare ni champagne, j'ai atterri à l'heure dite dans l'hémisphère nord ."
    Avec une apparente désinvolture de formulation, Morand se démarque ici clairement de certains de ses contemporains dont l'écriture est aussi un engagement.Si, pour lui, par exemple, Malraux, qu'il a rencontré à Saïgon à son retour du Siam, " a payé de sa personne (et) peut se permettre des oeuvres dangereuses parce qu'il a vécu dangereusement " , il veut, quant à lui,  ne pas être , à cette époque, partie prenante des affres de son temps, présentes et à venir, quitte à demeurer ce qu'il aime être, un écrivain de l'art pour l'art, un styliste, à l'exemple peut-être ancien, mais pour lui très actuel, d'un Théophile Gautier, voyageur comme lui. Et l'écart va se creuser de plus en plus entre des écrivains comme Morand, Maurois, Montherlant, ou encore Giraudoux, et ceux qui agissent , ou au moins vont délibérément voir là où le monde souffre, comme Malraux, Saint-Exupéry, Mauriac , Bernanos,ou encore Kessel.Comme le dit Manuel Burrus dans la biographie qu'il lui consacre, le Morand des années trente " évite les sujets graves " . Et devenu journaliste du Figaro en 1934 , il donne, avec l'aide avec l'aide d'amis comme Maurois, Bernard Faÿ et Claudel, des chroniques " d' intérêt général " .
     De là à dire qu'entre ses articles, ses récits de voyages aériens d' Air Indien ou de Flèche d' Orient, ses conférences en Amérique du Sud sur "Orient-occident" ou encore " Littérature et Arts plastiques ", Morand se disperse un peu, il n'y a pas loin.Il se lance aussi dans des scénarios de films qui seront des échecs. Sans doute est-il temps pour lui de se rassembler un peu, de rassembler ses idées -  comme il l'a fait auparavant avec 1900 ou Papiers d' Identité - et ce sera , en 1936 , La Route des Indes . L'incipit est parlant : " On ne trouvera pas ici un itinéraire unique, mais le résumé de six ou sept voyages dans le Levant et l' Orient, en paquebot ou en avion, en auto ou en bateau volant, en chemin de fer ou en yacht, de l' Asie Mineure au Golfe Persique, d' Egypte en Turquie, d' Italie aux Indes, de Grèce à la Côte d' Arabie, d' Egypte en Syrie. Toutes les sinuosités que ces pérégrinations laissaient sur mes cartes depuis bien des années s' ordonnent, se groupent en faisceaux, forment des courants dont je voudrais aujourd'hui dessiner le  plus vaste : la route des Indes ". A l'instar des portraits de villes, il s'agit , sur un fond géographique et historique, de proposer des " instantanés travaillés " d'expériences de voyage. Toutes les routes des Indes sont mobilisées, réelles et imaginaires, celle des Mille et une nuits et de Sinbad, celle de Christophe Colomb, celle de Marco - Polo et de la route de la soie, celle des navigateurs portugais, celle de Bonaparte et celle du Canal de Suez. Les routes terrestres, les routes maritimes et bien sûr la route aérienne , la plus récente, la plus moderne, la plus immédiatement politique aussi. Car Morand, à travers cette synthèse que les éditions Sequana présentent en Juillet 1936 comme une " étude historique, un récit de voyage, un essai politique, un article d'actualité " , bref ce genre littéraire hybride que Morand travaille depuis des ennées et qui fait un peu un genre littéraire en soi, commence à voir venir  les crises internationales sévères  ( n'oublions pas que  Paul Morand est Diplomate) mais il les voit naître sur les carrefours de ses routes des Indes : " Aujourd'hui, sur les grandes pistes de l'univers, les nations en course et les événements en folie sont lancés comme des bolides et nous n'avons même pas le temps de dire ouf et de faire une prière que nous sommes atteints : la plus vaste de ces avenues où se déroule en ce moment notre destin, c'est la route des Indes ."
  Sans doute, à l'époque comme aujourd'hui, cette avenue et ses carrefours sont-ils de tous les dangers. N' empêche qu'en juillet 1936 débute la Guerre  d' Espagne. Kessel , Saint-Exupéry y seront comme correspondants de guerre ; Malraux comme combattant . Morand publie sa Route des Indes : les divergences dont nous parlions plus haut vont devenir des abîmes ,à moins que Morand ne tente de  s'impliquer un peu plus dans l'histoire de son temps, et plus seulement comme spectateur. A condition , aussi, de ne pas se tromper dans ses choix...
  
                                                           
        1940 - 1945. Exit l' Exote :
                       les années noires de Paul Morand
                                              
   1938. Paul Morand est réintégré dans les cadres du Ministère des Affaires Etrangères, avec rang de Conseiller. Il va représenter la France aux Commissions fluviales internationales. En juin 1939, il fait partie de la Commission du Danube.Il y retrouve l'histoire difficile de la construction du continent européen  dans l'une de ses plus prestigieuses routes fluviales. Dans le même temps, l'écrivain régulier et constant propose Apprendre à se reposer , écrit à chaud après les lois sur les congés payés de 1936 . Morand est de nouveau un touche-à-tout de l'écriture qui publie sur des sujets très divers, et assez anodins, comme le montrent ses chroniques de 1939 qu'il publie sous le titre Réflexes et Réflexions. Il est d'ailleurs en cela dans la droite ligne d' écriture de l'un de ses amis du moment, André Maurois , entré à l' Académie française en 1938 et qui partira vivre aux Etats-Unis de 1940 à 1945.
    1940-1945 : cinq années qui vont peser lourd pour Morand, aux yeux de l' Histoire récente.
1940. De Gaulle arrive à Londres ; Morand en part. Rappelons la chronologie. 17 juin 1940, arrivée de De Gaulle. 18 juin, l' Appel, dont, pour la petite histoire, Elisabeth de Miribel a tapé le texte à la machine. Elisabeth de Miribel est la secrétaire de Paul Morand, alors Chef de la Mission française de guerre économique à Londres. Morand la laisse rejoindre De Gaulle.
3 juillet , rupture des relations diplomatiques entre la France et l' Angleterre. Le gouvernement de Vichy aurait souhaité que Morand reste en poste afin de maintenir un contact officieux avec le gouvernement anglais. Il aurait pu peut-être aussi tisser , très officieusement, des liens avec les bureaux de De Gaulle. 20 juillet, Morand et la majorité de ses fonctionnaires embarquent à Liverpool pour Lisbonne.  Morand est très fraîchement accueilli par Vichy et mis à la retraite d'office. Dire, par ailleurs, que De Gaulle lui en veut d'être parti de Londres quand lui-même y arrivait est un euphémisme. D'autant que De Gaulle, qui appréciait tant les bons écrivains, aimait bien les écrits  du Morand d'avant-guerre. Ecoutons la version que donne De Gaulle des événements dans l'un de ses entretiens avec Alain Peyrefitte en 1962 :
" Alain Peyrefitte : "- Et Paul Morand ?
  De Gaulle : " - Lui , c'est pire encore !  Laval ne lui demandait pas de rentrer. Londres et Vichy étaient prêts à accepter le maintien de sa mission économique ; elle pouvait entretenir
des liens discrets, tout en ne faisant pas obstacle à ce que les relations diplomatiques
soient officiellement rompues... Il est parti par le même bateau que l'ambassade. On ne voulait pourtant pas de lui à Vichy et on lui a tenu rigueur de son abandon de poste.
  Il était victime des richesses de sa femme, qui était roumaine, vous savez.
Pour les récupérer , il s'est fait nommer ministre de Vichy à Bucarest. Puis, quand les troupes russes se sont approchées, il a chargé un train entier de tableaux et d'objets d'art et l'a envoyé en Suisse. Il s'est ensuite fait nommer ministre de Vichy à Berne, pour s'occuper du déchargement (Rires)" .  La suite de l'échange vaut d' être notée aussi :
" Alain Peyrefitte : " - Vous pensez que la collaboration et la fortune avaient partie liée ?
" De Gaulle : " - Vous ne croyez pas si bien dire ! Ce qui a rendu si rares les Français Libres , c'est le fait que tant de Français soient propriétaires. Ils avaient à choisir entre leur propriété - leur petite maison, leur petit jardin , leur petite boutique (...) - et la France. Ils ont préféré leur propriété. Quels ont été les premiers Français Libres ? Des braves types comme les pêcheurs de l' Ile de Sein , qui ne possédaient que leur barque et l'emmenaient avec eux ; des garçons sans attaches, qui n'avaient rien à perdre ; des Juifs qui se sauvaient parce qu'ils devinaient qu'ils allaient tout perdre. Ceux qui avaient à choisir entre les biens matériels et l' âme de la France, les biens matériels ont choisi à leur place. Les possédants sont possédés par ce qu'ils possèdent . "
   Notons qu'au même moment Maurois et Saint-John-Perse partent, eux, pour les Etats-Unis. Pour De Gaulle - il l'a dit - il est évident que Morand "lui a manqué" , dans les deux sens du terme : a manqué comme soutien supplémentaire à son action à Londres, et l'a trahi .
Outre le fait que le Morand diplomate aurait pu jouer " les Messieurs-bons-offices" entre Vichy et Londres  -en clair, participer à la Diplomatie secrète et être l'une des cordes de l'arc pour le pays -  le Morand écrivain célèbre , même très célèbre à l'époque , aurait pu apporter sa caution en faisant " le bon choix " . Et , pour De Gaulle , le grand écrivain a toujours appartenu , littéralement, à une espèce sacrée, parce qu'elle a, aussi , d'abord, plus de devoirs :   " - Un intellectuel n'a pas plus de titres à l'indulgence, il en a moins , parce qu'il est plus informé, plus capable d'esprit critique, donc plus coupable. Les paroles d'un intellectuel sont des flêches, ses formules sont des balles !  Il a le pouvoir de transformer l'esprit public. Il ne peut pas à la fois jouer des avantages de ce pouvoir-là et en refuser les inconvénients ! Quand vient l'heure de la justice, il doit payer."
   La réaction de De Gaulle  est aussi liée à une forme, très intellectuelle et littéraire, de dépit, car Morand était avec Giraudoux l'un des auteurs préférés, comme styliste , de De Gaulle dans l' Entre-deux-guerres . Les oeuvres de Giraudoux trônent encore dans la bibliothèque de Colombey. Quant à Morand , il passe alors à la trappe, et sa candadature future à l' Académie  Française souffrira du véto gaullien jusqu'à ce qu'en 1968, la rancoeur un peu atténuée, De Gaulle , Protecteur  en titre de l' Académie ,ne s'y opposera  plus.
   Morand, en 1940 , retourne donc à ses affaires , personnelles et familiales, et , parmi les toutes premières , l'écriture. Il s'installe aux Hayes, en bordure de la forêt de Rambouillet, pour y rédiger  L' Homme Pressé , qui donne d'ailleurs au lecteur attentif quelques clés de ses préoccupations toutes personnelles du moment. Il s'installera aussi avenue Charles-Floquet avec Hélène. Hélène qui est pour beaucoup dans son départ de Londres. " Nous n'allons tout de même pas recevoir ces gens-là ! " aurait-elle dit des émigrés et des expatriés fraîchement débarqués à Londres. Car elle est , ostensiblement , antisémite et pro-nazie . D'un antisémitisme dont il faut bien dire qu'il est , malheureusement ,assez courant à l'époque , et très fréquent dans son milieu. Et Paul Morand n'est pas en reste, lui dont les propos antisémites sont légion dans les écrits récents , New-York, Londres, Bucarest, La Route des Indes, L'Homme Pressé, et surtout France-la-Doulce, son pamphlet contre les milieux du cinéma. Hélène pro-nazie ? Elle l'a dit, claironné même :
 " Nazie, j'ai été, nazie , je suis. Nazie, je resterai ." Il faut faire la part de la provocation chez une femme qui avait son franc-parler, et pouvait être, par ailleurs, intelligente et raffinée. On pense , ici, à l'ami de Morand,  autre grand écrivain qui s'est fourvoyé , Louis-Ferdinand Céline , quand il lance dans un dîner où se trouvent nombre d' officiers allemands :
" Hitler , c'est un Juif ! "
    Les Morand reprennent donc leur vie mondaine, leurs  dîners entre écrivains collaborateurs et officiels allemands, nazis ou non , des forces d'occupation à Paris ; et, parmi eux, Ernst Junger. Morand rédige une Vie de Guy de Maupassant et publie en 1941  L' Homme Pressé dont le moins que l'on puisse dire est que ses fidèles lecteurs n'y trouvent guère écho de leurs préoccupations du moment. C'est sans doute la raison pour laquelle Morand croit judicieux de donner une nouvelle préface à son 1900 version réédition 1941 ( et qui , pour nous, fait écho au chapitre qui précède ) :  " C'est en 1930 que fut publiée la première édition de ce livre.Nous vivions alors une dernière décade heureuse ; notre déclin avait des tiédeurs de duvet et un capiteux parfum. Nous descendions vers 1939 comme 1900 descendait vers 1914, glissant dans l'abîme comme dans un plaisir. J'écrivis ce tableau de la société de 1900, stimulé , inquiété par ce parallélisme 1900-1930 que je devinais, me sentant porté au sommet d'une cîme de bonheur d'où j'apercevais cependant ce petit nuage couleur de rose frangé de lilas qui dans les mers de Chine annonce, bien avant le baromètre, le typhon. 1900 lui aussi se reposait sur la crète d'un paysage de sécurité, dans un décor de fortes alliances, sous un climat de facilité et de jeu.
  Et pourtant l'une et l'autre époque contenaient en germe les malheurs futurs, puisque ceux-ci survinrent à l'heure dite.
  Ce n'était pas en France seulement, mais en Europe et dans le monde entier que nos contemporains jouissaient de leur reste, imitant en cela mon 1900 que leurs auteurs évoquèrent tour à tour : en Angleterre, Osbert Sitwell publiait Those where the days (1938), Noël Coward faisait jouer Cavalcade (1933) ; aux Etats-Unis Thomas Beer donnait  The Gay Nineties (1932) ."
  Façon de dire qu'il n'était pas le seul à ne rien avoir vu venir.
1942. Morand est nommé Chargé de mission auprès de Pierre Laval et réintégré dans les cadres des Affaires Etrangères. Il faut dire ( à sa décharge ? ) qu'il a été un Munichois de la première heure et toujours , on l'a vu , légitimiste. De plus, si Pétain était l'ami de son père, il est , lui, l'ami de la fille de Laval, Josée Laval , qui deviendra Josée de Chambrun, dont il aime la spontanéité et le franc-parler. Enfin, il n' a jamais caché son admiration pour Laval. En 1942, il s'engage donc délibérément dans la Collaboration, un peu aidé aussi par Jean Jardin, l'une des éminences grises de Laval. Sait-on que Morand a rédigé, avec Josée de Chambrun, un opuscule de propagande intitulé Qui est Pierre Laval ?  Morand prête serment au Maréchal, est chargé de la censure cinématographique , et reçoit, très officiellement, en Ambassadeur , le gratin des écrivains de la Collaboration - Drieu La Rochelle , Benoist-Méchin - et des Allemands de haut rang comme Otto Abetz, Gerhard Heller, le sculpteur Arno Breker, qui fait d'ailleurs son buste en bronze, dans son salon de trente mêtres de long et de huit mêtres de hauteur de l'avenue Charles Floquet, un salon "de paquebot" qui aurait pu servir de décor pour le "Xanadu" d' Orson Welles. Hélène Morand ne loge pas petit ses invités. Mais si Paul Morand, et Hélène, collaborent au vu et au su de tous, Morand reste habile . Diplomate ?
Il va vite se débarrasser de la patate chaude de la Commission de censure , ne donne que des écrits plutôt anodins comme Propos des 52 semaines (1942) et se garde bien de participer à la fameuse délégation des écrivains français au Congrès des Ecrivains Etrangers de Weimar en 1941 . Du coup, il ne sera pas sur la photo, devenue ,pour tant d'autres, une photo-chage... et comme la brochure sur Laval sera bien vite oubliée...Et Hélène, derrière ses propos provocateurs, ses amitiés et ses idéologies affichées, ne manque pas d'aider, discrètement, des amis dans la difficulté. Ainsi, elle intercède pour faire libérer le mari de Colette, Maurice Goudeket. Ils pensent aussi tous deux à leurs intérêts matériels puisqu'en 1943 Morand se fait nommer Ambassadeur à Bucarest et (dixit) " envisage de liquider les intérêts de sa femme en Roumanie avant l'arrivée des Russes. "
1944. Il est Ambassadeur de Vichy à Berne, avec Jean Jardin, toujours, dans son cabinet. Puis les choses s'accélèrent : 23 août 1944,Pétain part pour l' Allemagne.
14 septembre,Morand est révoqué par De Gaulle et Georges Bidault. Il s'installe ,avec Hélène et son petit-fils Jean-Albert, en Suisse , à Territet-Mont Fleuri, sur les bords du lac de Genève.
Sur la période 1940-1945, laissons le dernier mot à Manuel Burrus :
" De sa mise à la retraite sous Pétain à sa révocation sous De Gaulle, la guerre de Morand n'apparaît pas comme la page la plus glorieuse de sa vie ".
 

 L' écriture de l'exil : Morand, seconde période .
                                                                                                                           
   " Avant 1944, c'est l'époque qui triomphe chez Morand ; après 1944, il triomphe de l'époque " a écrit Jacques Chardonne. Morand va triompher, peut-être, mais difficilement. A l'écrivain adulé, au best-seller des années trente, va succéder l'exilé. Il est rejeté, ostracisé. A la Libération, le CNE , le Comité National des Ecrivains, composé pour majorité de Résistants, ne trouve pas, avec Morand, grand chose à se mettre sous la dent. Nous l'avons dit, il a évité les fortes compromissions. Pas de photo à côté de Brasillach ; une brochure dont on ne trouve plus trace ; des chroniques dans Voix françaises sur des sujets qui ne mangent pas de pain ; un antisémitisme affiché, et attisé par celui de sa femme, mais qui n'atteint pas la virulence et les débordements d'un Louis-Ferdinand Céline. Le tableau d'ensemble n'est guère à son avantage, mais pas de quoi le fusiller. L'exil, très assumé en plus, suffira. Néanmoins , ses oeuvres sont mises à l'index, ses droits d'auteur et ses avoirs bloqués. De toute façon, l'idéologie alors en place suffirait à éloigner de lui, et pour un moment, le grand public qui n'est guère tendre pour les Collabos de tout poil . Morand reste donc en Suisse, non loin de la frontière française, proche voisin, géographiquement , et dans l' Histoire, de Voltaire , à Ferney, puis de Madame de Staël , à Coppet, sur les bords du lac Léman. Dans les lettres françaises du moment, Morand est gommé, oublié, passé à la trappe. Il dira, plus tard, dans une interview, "avoir trouvé de son vivant ce Purgatoire des écrivains  qui est , en général, plutôt posthume".
   Mais ce Purgatoire forcé l'oblige à réagir pour " faire son salut en art " . La solitude et la gène financière le contraignent à une prise de distance, un recul, une forme d'humilité. Et cela va donner plus de force et de densité à son écriture . De son propre aveu, il s'était jusque là pas mal dispersé dans des écrits souvent de circonstance, des genres par trop divers et quelquefois peu aboutis, comme l'écriture pour le cinéma ,par exemple. Il lui faut alors se ramasser, ramasser son talent, ses forces, comme en équitation, domaine qu'il connaît fort bien, retrouver l'assiette et l'assise, l'aplomb, la bonne tenue et la bonne allure, maîtriser et, pourrait-on dire, mâturer une oeuvre plus profonde. Cela va donner , successivement, de grands, voire de très grands textes. D'abord les romans de l'exil, dont l'exil est d'ailleurs l'un des thèmes majeurs , et où l'on retrouve aussi l'exotisme , Montociel, rajah aux Grandes Indes puis Le Flagellant de Séville, en attendant les grandes réussites que seront l'essai biographique Fouquet ou le Soleil offusqué ou encore, mais beaucoup plus tard, son chef-d'oeuvre , Venises , avec un "s" , pour les différents Venises de sa vie, son autobiographie camouflée, et même son testament littéraire.
Mais revenons d'abord en Suisse.
      Morand va régulièrement à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne chercher la documentation dont il a besoin pour terminer son roman, Montociel , commencé à Paris pendant la guerre. C'est une histoire de Soldat de Fortune aux Indes qui va devenir Rajah . Cet aventurier-roi, cet aventurier qui va créer son royaume de ses propres mains, est un peu le frère de ce Mayréna devenu roi des Sédangs en Indochine, dont Malraux avait entendu parler lors de son séjour à Saïgon et qui lui a doné son personnage de Perken dans La Voie Royale. Le personnage principal de Montociel est un coureur d'aventures, comme René Madec ou Benoît Le Borgne, autres Soldats de Fortune devenus nababs , un marin français qui devient Rajah d' Oudore en l' An II de la République et qui finit par quitter les Indes en montgolfière, d'où le titre : "Montociel". C'est un pur roman d'aventures exotiques et coloniales dans la tradition d'écriture du XVIIIe et du XIXe siècles. Morand a lu Les Aventures du Capitaine Corcoran d' Assollant, Jules Verne évidemment, et bien sûr Kipling et L'Homme qui voulut être roi, autre histoire d'aventurier-roi qui a également beaucoup influencé Malraux. Outre le traîtement de ce thème , au demeurant assez peu connu en littérature , l'intérêt de Montociel est qu'il pastiche agréablement l'écriture du XVIIIe siècle, celle des savants-écrivains et des explorateurs-philosophes. Et l'exotisme est toujours bien là, constante de l'oeuvre de Morand, avec cette couleur d'écriture des récits d'exploration et d'aventure coloniale. On retrouvera cette même veine d'écriture dans le tout dernier récit de Morand, publié en posthume, et dont nous reparlerons, Monsieur Dumoulin à l' Isle de la Grenade, récit du périple d'un voyageur vaudois originaire de Vevey. Montociel paraît en Suisse en 1947 et Morand s'installe à Vevey, au Château de l'Aile, construction néo-gothique qui donne sur les bords du lac Léman. Il restera fidèle à Vevey dont il sera fait citoyen d'honneur à la fin de sa vie. Pour l'instant, il reprend les voyages, et le premier sera pour l' Espagne.
     Il se rend deux mois à Séville. C'est en voyant, à l' Académie San Fernando, les différentes couleurs de la palette de Goya qu'il décide d'écrire un roman historique sur l' Espagne de l'occupation napoléonienne, en 1813. C'est un tableau assez apocalyptique de la guerre, et
particulièrement de la guerre civile que génère l'occupation française. Chaque chapitre a la couleur dominante d'une oeuvre de Goya, d'un tableau ou d'une esquisse, d'un lavis ou d'un pastel. Chaque chapitre prend aussi pour titre celui d'une oeuvre de Goya , généralement extraite des Caprices ou des Malheurs de la guerre. L'horreur de la guerre civile est racontée à travers l'histoire du héros Don Luis Almodovar Y Saiz et de sa femme Maria Soledad. Don Luis est un noble espagnol qui a fait ses études en France et a été marqué par l'esprit des Lumières.Intellectuel, grand lecteur, il admire L' Encyclopédie  : on voit, au tout début du roman, Don Luis tout à sa joie de déballer un arrivage de caisses contenant les trente-trois volumes de L'Encyclopédie, venant de France. Il admire aussi Napoléon comme continuateur des idées de la Révolution et il pense que la France de l' Empire apportera à l' Espagne la modernité. Sa femme, Maria Soledad, son cousin, Blas, et le reste de la famille, vont s'opposer farouchement, et par les armes, à l'armée d'occupation. Et, pour Don Luis, la guerre est aussi en lui comme une guerre intérieure . Morand saisit le thème, ses couleurs, ses éclairages, pour exposer son point de vue personnel sur la guerre, les occupations, les compromissions, les doutes, les trahisons et les crises de conscience de l'exil. C'est un roman habité, car son expérience personnelle récente est bien là. Il avoue , dans ses Entretiens , avoir mis dans ce roman précis  beaucoup de lui-même sous une couleur historique. Aujourd'hui, aux dires des spécialistes, Le Flagellant de Séville est l'un des romans français les plus justes écrits sur l' Espagne. En 1951, le roman reçoit en France un accueil poli.
    Néanmoins, le retour de Morand vers la notoriété se prépare lentement. Le groupe d'écrivains, auquel on donnera plus tard le nom de " Hussards " , à cause du roman de Nimier Le Hussard bleu , s'occupe de son retour en grâce . Il y a là Nimier , bien sûr , puis Mohrt, Déon, Nourissier, Laurent , Blondin, Bory , qui , à l'instar de Chardonne , admirent le styliste Morand . Le styliste, c'est-à-dire aussi l'écriture pour l'écriture, l'art pour l'art ,  en face du bataillon des écrivains engagés qui , selon les Hussards , occupent  alors un peu trop le terrain , Sartre en tête, Camus , bien sûr , sans doute aussi André Malraux , cette ancienne connaissance de Paul Morand, rencontré, on s'en souvient , à Saïgon , qui a travaillé avant guerre à publier Morand dans des éditions de luxe - Rien que la terre , Siam , Bouddha vivant - et qui a pris petit à petit le chemin opposé en rejoignanr De Gaulle, et de plus en plus de distance vi-à-vis de l'ancienne connaissance devenue encombrante. Les contacts Malraux - Morand ne seront plus , après guerre , que des contacts lointains ,très épisodiques, uniquement épistolaires , se limitant souvent à des  envois d'ouvrages , par exemple, et encore plutôt vers la fin de la carrière littéraire de chacun. La fin de vie les rendant mutuellement plus tolérants et plus à l'écoute du parcours de l'un et de l'autre.
   En attendant, Morand partage son temps entre le Château de l' Aile , à Vevey , sa résidence principale, Tanger , où il occupe quelques mois par an la villa "Shakespeare ", dont la vue , superbe , plonge sur le détroit de Gibraltar, vrai balcon face à la vieille Europe , et Paris, où il ne fait que passer , mais de plus en plus souvent. Autre étape non négligeable du lent retour en grâce : un décret du Conseil d' Etat , que l'on doit , par parenthèse, à Georges Pompidou , alors Rapporteur , qui le rétablit dans ses fonctions aus Affaires Etrangères , pour  lui donner aussitôt une confortable retraite. Les affaires s'arrangent pour Morand.
  En 1954 , un roman très à part dans l' ensemble de l'oeuvre, très curieux , très intérieur aussi, Hécate et ses chiens, montre tout l'intérêt de Morand pour la psychologie sexuelle, qui commençait, tout doucement, à être  à la mode , en France , à l'époque , la  face noire de la conscience, aussi , les thèmes de l'inconscient dont Morand avait découvert très tôt l'existence - il le dit dans ses Entretiens - le thème du double , très conradien , la question , qui le hante alors, de la dualité vie sociale - vie sexuelle , dont il a souvent parlé sous forme de nouvelles ou des romans , mais jamais de façon aussi obsédante, approfondie, bizarre aussi .
   Il dira, à propos de ce livre , dérangeant à l'époque : " J'ai toujours été intéressé par le contraste entre la vie sociale et la vie sexuelle, chose qu'on a souvent traîté de manière romanesque mais qu'on n'a jamais suffisamment approfondie, tellement étrange, tellement curieuse ". Roman des relations de l'érotisme et de l'imagination, roman de l'ombre et de la lumière, roman " lunaire " car le thème est récurrent dans l'oeuvre , de la sauvagerie , aussi , ce qui l'apparente directement au Flagellant de Séville , et plus encore au traîtement du thème du double noir de la conscience de l'homme , tel qu'il apparaît dans  Coeur des ténèbres , cette nouvelle de Conrad fondatrice d'une thématique  non négligeable dans l'écriture occidentale de la première moitié du  XXe siècle. Et , par parenthèse, pour ce qui nous intéresse surtout ici , Hécate et ses chiens procède aussi de l'exotisme , comme axé sur l' Ailleurs et l' Autre ,  et cela à plusieurs titres, le premier , très concret, étant que l'action se passe à Tanger , ville que Morand connaît bien. Face à l'exotisme trouble d' Hécate ,  l' exotisme est  plus limpide , si l'on peut s'exprimer ainsi , dans la nouvelle qui donne son titre au recueil publié en 1958 , Le Prisonnier de Cintra. Superbe texte , à lire et à relire, où l'on retrouve, différemment utilisés et agencés , les thèmes de la prison, donc de l'enfermement , de l'ombre et de la lumière, la présence osédante de la lune , comme dans Magie noire, de la jungle, de la forêt de l'inconscient, du non-dit, du non-formulé, et l'obsession de l'exil, toujours , comme  de  " l'échappée belle "  dans l' Ailleurs, avec le voyage comme fuite et libération . Des grandes oeuvres de l'exil, Le Prisonnier de Cintra est l'une des plus réussies, une nouvelle où Morand apparaît comme l'un des maîtres du genre, dans la lignée de Balzac, Gautier, Mérimée, celui des Ames du Purgatoire , ou de Maupassant, disciple , comme lui , de Schopenhauer, dans l'écriture aboutie et fruit d'un regard noir, acéré, et juste sur le monde. L'action du Prisonnier de Cintra se passe dans le Portugal de 1958 , pays que Morand a découvert après l'Espagne et qu'il apprécie beaucoup. Dans un vieux palais de Cintra, au milieu de l'ombre manuéline et de l'humidité des grands arbres , vit ce qui reste de la famille noble des Abreu de Fontarcada : la grand-mère, Dona Sidonia , son fils, Eduardo, son petit-fils, Miguel. Ce qui les unit c'est le décor exotique du lieu en ce qu'il évoque dans le détail le temps glorieux de la conquête du monde par les Navigateurs portugais. Ce qui les sépare c'est que la mère et le fils croupissent dans l'immobilité du souvenir de cete époque, alors que le jeune Miguel se sent appelé par ce même décor au départ, à la fuite, à l'aventure.
Il y a plusieurs visions de l'exotisme dans la nouvelle. D'abord, l'exotisme figé du décor que Morand installe d'entrée comme un décor de théâtre : " Un fils et sa mère, dans un antique palais portugais embarrassé de bibelots, de collections d'art sauvage et d'objets de nacre, d'ivoire, d'or moulu, meublant son vide moral au fond d'un quartier infréquenté de Cintra, aux environs de Lisbonne ." Ensuite, celui de la bibliothèque où Manuel ressent l'appel du large :
" Cette définitive captivité, Manuel ne s'en libérait qu'en se plongeant dans la bibliothèque familiale . Les navigateurs et les amiraux de sa lignée lui racontaient leur geste à travers les atlas et les cartes du chartrier. Mappa mundi sur parchemin , atlas catalan de Cresques-le-Juif datant du XIVe , Ortelius et Mercators , premières relations de voyage du XVI e , portulans génois , byzantins , pisans, majorquins , si rares à des époques où les marins arabes et européens jetaient, en cas de prise, leurs cartes à la mer, pour brouiller les pistes .
( Il y avait même, dans les tiroirs , une vieille carte du Paradis ). Manuel avait appris l'astronomie dans Hipparque, la géographie dans Ptolémée, les Croisades dans les récits maures, et les routes du commerce dans les livres de bord des pilotes ou dans les auteurs chinois, traduits par les Jésuites . Tout, dans ce petit palais, arche échouée sur l' Ararat, évoquait l'immensité du monde, tout lui parlait de départ ; les astrolabes sous vitrines, les sphères armillaires au-dessus des bibliothèques, les gravures pendues au mur représentant des caraques à deux ponts, des caravelles aux voiles latines gonflées come des joues, avec la ligne si relevée de leur château de proue et de poupe , et que leur chantournement fait semblables à la vague. Pour mieux les voir, il approchait une lampe à globe recouverte de dentelles d'or qu'on avait adaptée à l'électricité. Les mots de Congo et d' Equateur chantaient comme le fond d'un coquillage, accompagnaient le bruit de mer et du vent sifflant dans les cèdres horinzontaux ou venant se couper sur les bras tendus des araucarias ."
 Et la pièce du palais toute entière décorée en évocation du célèbre roman de Bernardin de Saint - Pierre, Paul et Virginie ,  composition très en vogue à l'époque , avec gravures, meubles et papiers-peints , dans nombre de grandes demeures d' Europe, et que l'on trouve encore aujourd'hui , ici et là , du musée de Port-Louis aux demeures de maîtres de La Réunion , appelait également Manuel au rêve et au départ , malgré le côté carton-pâte :
" L' exotisme , il le retrouvait chez lui , dans le salon Paul-et-Virginie du palais de Cintra ; c'était un salon de la fin du XVIIIe , peint par Pillement, où se prolongeait sur les murs la nostalgie portugaise des comptoirs ultra-marins. Le salon, y compris le plafond, représentait une case de bambous, avec fausses fenêtres ouvrant sur un port vide, dans les eaux duquel mouillaient des bricks pâles, éternellement en partance. Des perroquets peints restaient suspendus dans les manoeuvres dormantes ; cette idylle se laissait porter par des siècles sans vent, mollement , sur des toiles marouflées, dans un parfum d'humidité. Pour Manuel , cette pièce à la mode de 1780 sentait fort la haute aventure ;  qu'importait que ces jalousies fussent de fausses jalousies donnant sur des perspectives illusoires, puisqu'elles ouvraient sur les chemins du rêve ! "
    Tous ces décors mèneront Miguel à la fugue, à la fuite , hors de l' histoire figée de L'Ancien monde pour s'engager totalement dans l'aventure du Nouveau...
 Après cete nouvelle, Morand reste dans l' Histoire avec un grand "H" , toujours liée à son histoire personnelle , celle de l'exil, avec une autre grande oeuvre de sa seconde période :  Fouquet ou le Soleil offusqué .


                                         L'exil, toujours ,et toujours l'Histoire :
                                                  de Fouquet à Napoléon.
 
   Dans le personnage de Don Luis, fasciné par les idées des Lumières et le modèle si moderne de Napoléon, "l'homme pressé", dans le jeune personnage de Miguel, aussi , périssant d' ennui dans le palais moisi de Cintra , Morand a mis beaucoup de lui-même. L'évocation de l' Histoire, comme déjà du temps des portraits de villes, lui permet de transposer ses propres impatiences et ses propres obsessions. Ce sera encore plus vrai avec Fouquet publié en 1961. Ginette Guitard-Auviste parle du " romancier saisi par l' Histoire " .

   " Quel est le préféré de tous vos livres ? " demandait-on à Morand le 31 octobre 1968 .
" C'est Fouquet , où je me suis identifié à mon personnage . Pourtant, ça n'a eu aucun succès, c'est le moins lu de tous mes livres ." En 1968 , peut-être , pas aujourd'hui. Il n'est guère surprenant que Morand ait voulu consacrer un essai biographique à ce personnage brillant, vif, pressé, amoureux des femmes et des arts , bibliophile averti, amateur de jardins, mécène de Racine et de La Fontaine, grand argentier prodigue et dépensier qui a voulu éblouir le jeune Louis XIV à la fameuse fête de Vaux et qui s'est fait aussitôt embastiller parce qu'il n'a rien vu venir : l'ascension d'un grand Commis, le laborieux Colbert, et la naissance d'un grand Roi qui a compris qu'il devait diriger seul et qui , déjà solaire, ne supportait guère qu'on lui fasse de l'ombre.  "  Fouquet a dû croire que tout s'achête, même le destin. Fouquet est l'homme le plus vif, le plus naturel, le plus tolérant, le plus brillant, le mieux doué pour l'art de vivre, le plus français. Il va être pris dans un étau, entre deux orgueilleux, secs, prudents, dissimulés, épurateurs impitoyables, Louis XIV et Colbert . Il succombera, étant resté un homme du temps de la Fronde, vivant dans un magnifique désordre, avec quinze ans de retard sur l'époque absolue qui s'annonce. Fouquet le prodigue, confiant et aveugle, n'ayant su ni percer à jour la Reine Mère, ni retenir Mazarin, ni juger Colbert, ni prévoir Louis Le Grand, qui l'exécutèrent, puis le dépouillèrent de son faste .  (...)  L' impatient a été bloqué, l'homme qui atendait son heure l'a trouvée ; les biens de ce monde ont glissé des mains du premier dans celles du second. Mais Fouquet a sauvé sa vie profonde , laissant Colbert condamné à ramer sur la galère mondaine, avec des gants parfumés .  Les dieux n'aiment pas l'homme heureux ."
   L' identification de l'écrivain et du modèle est limpide. Les clés de référence au proche passé de Morand faciles à trouver : Louis XIV c'est De Gaulle , le Grand Monarque des caricatures du Canard Enchaîné, Colbert c'est un composé des opposants virulents à l'entrée de Morand à l' Académie; Mauriac au premier chef. Mauriac , l'un des "4 M" de Grasset  (avec  Montherlant et Maurois, et lui-même Morand ) qui a bien vite oublié, et laissé à son triste sort ,son vieux camarade de jadis, mais Morand pense peut-être aussi un peu à Malraux , l'ami de jeunesse , l'éditeur de Siam et de Rien que la terre en éditions de luxe, et qui , en parfait affidé à De Gaulle, l'a proprement laissé tomber. Avec tout ça, comment voulez-vous que l'identification de Morand à Fouquet ne s'affirme pas de plus belle ? : " Fouquet est un animal de bonheur qui a tiré à sa naissance un trop bon numéro : aussi n'a-t-il ni sentiments profonds, ni ressentiments amers. Ce fut un touche-à-tout, un aime - tout, un curieux, une libellule ". Morand en écrivant cela pense à ses propres débuts : il n'est pas sûr que ce soit un atout déterminant que de naître avec une cuillère d'argent dans la bouche ; il n'est pas sûr non plus que les trop bonnes fées se penchant sur votre berceau puissent éloigner définitivement  méchantes sorcières et diables fourchus...  Quand Morand écrit plus loin , à propos de l'arrestation puis de l'exil de Fouquet : " les punitions rétroactives sont peut-être les plus justes ; condamné pour manque de flair " , l' allusion à la " faute " que fut son départ précipité de Londres est claire. Morand règle ainsi ses comptes avec pas mal de monde , les anciens amis oublieux ou ceux qui ont trop de mémoire, et ce front du refus qui bloque son entrée à l' Académie ,ce qui contrarie tant son épouse Hélène. Fouquet paraît en 1961. De Gaulle - peut-être , allez savoir , a-t-il souri en lisant Fouquet ,car cet homme d' Etat écrivain  qui ne manquait évidemment ni d'esprit , ni d'humour , ni de capacité de retour sur soi - retirera son véto à l'entrée de Morand à l'Académie française, en 1968. Et il aura bien fait : Morand sera très assidu aux séances du dictionnaire et lèguera une partie de sa bibliothèque à cette belle institution où il se fera plein d'amis nouveaux. Le don d'écriture et l'amour des mots forment une fraternité. Morand lèguera l'autre partie de sa bibliothèque à l' Automobile-Club de France, comme quoi on  peut allier l' impatience de la vitesse à la patience du dictionnaire et à la longue patience de l'écriture.
     Morand reste donc encore un peu un homme de la vitesse - réputation oblige - et en cela admire Napoléon , en qui il voit l'archétype de "l'homme pressé" . Il lui consacre, en 1961 toujours, une partie non négligeable de La Dame blanche des Habsbourg, via Marie-Louise et surtout l' Aiglon, puis en 1969, pour le bicentenaire de la naissance de Napoléon, un beau Napoléon, homme pressé dans Monplaisir...en Histoire. La Dame blanche des Habsbourg dresse un portrait éclaté de Napoléon où dominent deux thèmes liés, la rapidité et le temps. " La seule chose que Napoléon n'ait jamais vaincue, c'est son impatience ". Homme de la vitesse, joueur de son destin dans une partie qui ne peut que s'accélérer, Napoléon sera vaincu par son énergie même. Né de la vitesse, il sera vaincu par la vitesse. Pour Morand, là est sa modernité. Dans
Monplaisir...en Histoire , dans la longue série de portraits - aussi bien de l'explorateur Burton que de Stendhal chez Marie-Louise - composés come autant de prétextes à jeu et à plaisir d'écriture, Morand réussit un modèle du genre en reprenant le thème de la vitesse :
"Napoléon, premier homme des temps modernes" ; cette phrase de Chateaubriand est frappante . Napoléon, champion de la vitesse d'avant la vitesse, Napoléon contre la montre...
Le monde avait déjà été parcouru en tous sens, jamais par un boulet de canon (...) "Sublime démence ! " , s'écriera Chateaubriand, "Napoléon , ajoute-t-il , ne se reposait jamais, il vivait dans une perpétuelle agitation d'idées ". Cela durera de Marengo à la paix d' Amiens, paix dont tout le monde a besoin et dont personne ne veut . Car le système, mis en mouvement,  ne peut plus s'arrêter ; c'est contraire à sa nature même ".  C'est au Napoléon de Stendhal , et aux chapitres que Chateaubriand consacre à Napoléon et qui forment le "monument central" de ses Mémoires d' Outre-Tombe, que Morand emprunte les citations qui étayent son propos : réfléchir sur le rêve éveillé comme préfiguration de l'action . " Napoléon est né, en quelques heures , le 18 Brumaire (Thiers) " . " A regarder de plus près , on s'aperçoit ( et c'est là le sublime) que tout ce qui paraissait improvisé fut d'abord pensé, pesé, mûri ; il est un éclair, mais un éclair qui réfléchit (...) . On est ici dans le domaine de la magie, du surréalisme, au coeur d'une matière féérique dont notre histoire si géométrique n'offre que de très rares exemples ".
   Avec l'expression " matière féérique " , Morand emploie une formule proche de celle souvent employée par André Malraux pour définir le rêve éveillé comme préfiguration de l'action et moyen de passage du destin subi au destin dominé : " le réalisme de la féérie ".Cette imagination au pouvoir , déjà, ou plutôt cette imagination du pouvoir , cette imagination de l'action par la pensée , et l'écriture qui la fixe,  cette imagination liée à la vitesse et à l'énergie pour saisir le moment propice , qui ne repassera peut-être pas , ce qui transforme le hasard en destin , c'est la fameuse "étoile" de Napoléon.
   Morand publie donc Monplaisir... en Histoire en 1969 avec comme premier chapitre "Napoléon, homme pressé" en placant en exergue un passage de son roman L'Homme pressé : " Napoléon n'est pas bref parce qu'il est empereur , il est empereur parce qu'il est bref ". Monplaisir...en Histoire est une suite, celle de Monplaisir... en littérature donné en 1967. Pourquoi "Monplaisir " ? Morand s'explique sur ce titre : " La maison de campagne de Pierre Le Grand se nommait Monplaisir , ce livre ouvre sur la littérature et ses jardins . (...)
Ces raids dans le passé , ces maraudes dans les bibliothèques, ces notes de lecture, ces souvenirs, ces préfaces, n'offrent ni unité de lieu ni singularité dans le temps ; elles contribuèrent cependant à l'ameublement d'un cerveau qui finirait par ressembler à la boutique de La Peau de chagrin ou à Old Curiosity Shop , l'imprimerie n'y mettant son ordre. Si l'épicurisme est une foi, ses églises sont naturellement baroques . Deux autres tomes succèderont à celui-ci : Monplaisir ...en Histoire , puis Monplaisir ...en Géographie ."
  Morand n'aura pas le temps de donner Monplaisir..en Géographie qui aurait sans doute repris l'essentiel de quelques portraits de ville , avec Paris en plus, et dont on trouve des échos , des coups de sonar en quelque sorte , dans ce que sera Venises . Pour le premier Monplaisir , dans son " bureau perché au-dessus d'un escalier de meunier où il n'écrit que pour le plaisir ", Morand ordonne , comme dans un jardin à la française, d'anciens textes de témoignages et de souvenirs, d'anciennes préfaces rédigées majoritainement -une idée de Nimier- pour "Le Livre de Poche Classique". On retrouve là l' Histoire, avec Fouquet, les amitiés littéraires (Proust, Giraudoux , Louis-Ferdinand Céline ) , les goûts littéraires majeurs ( Balzac , superbe préface au Colonel Chabert, un morceau d'anthologie, et Stendhal lié aux souvenirs de jeunesse de Morand en Italie, la terre promise ) mais aussi, toujours, l'exotisme avec une étude sur le père Labat, auteur des Voyages aux Isles d' Amérique , ou encore une préface pour une édition des  Mille et une Nuits de Galland . Il faudrait tout citer de ce livre qui est une mine pour les chercheurs tant les enthousiasmes littéraires y sont soutenus par une vraie documentation et une vraie érudition. Nous avons choisi de citer ici deux passages, le premier sur Vaux dans "La nuit de Vaux-le-Vicomte", l'autre sur l'ami Céline dans "Céline et Bernanos".  Après la fin de Fouquet, ces lignes sur le destin de Vaux :
" Vaux-le-Vicomte a traversé , intact, trois siècles . Quant aux merveilles qu'il contenait, elles ont disparu, mais nous en possédons la liste complète dans L'Inventaire du château de Vaux, aux Archives nationales ; elles furent dispersées aux ventes publiques, après que Louis XIV se fut taillé la part du lion : entre autres, les trente mille livres rares, devenus le fonds de notre Bibliothèque nationale , les deux cents orangers passés à l' Orangerie de Versailles, les ateliers de tapisserie, qui devinrent, peu après, la Manufacture des Gobelins."
   Si Fouquet, traîné de prison en prison, finit par mourir dans le sinistre donjon de Pignerol, son cher Vaux-le-Vicomte aura souffert lui aussi.
    Autre " exilé magnifique " pourrait-on dire, Louis-Ferdinand Céline , dans ce portrait plein d'humanité, et si juste : " Céline, lui, fut toujours seul ; ce n'est pas un médiéval attardé qui a la nostalgie du XIIIe siècle, c'est un homme moderne, dans la solitude des foules, puis des guerres, puis des migrations. Il n'a pas d'ancètres, ne se réclame ni de Bloy, ni de Péguy, ni de Drumont. Il n'a pas d'amis, sur terre ni au ciel. Ce n'est qu'un médecin de quartier, et pas le quartier du paradis. Il ne possède que sa femme et son chat ; il n'a jamais eu à renier de parti, n'en ayant pas; ni de maître, étant son maître. Son confesseur c'est le lecteur. Il est l'homme parfaitement libre.
   Un homme libre, cela se reconnaît à ce qu'il finit au cachot.
   Sa vie fut un don continuel, plus total que toutes les vies du Curé de campagne, de l'abbé Donissant ou de sainte Chantal ; sans l'espoir d'être jamais cru, ou remercié que par des jets de pierre, par des menaces de mort. " Le monde a le feu dans les soutes et va probablement sauter " (Bernanos à Marianne, 17 avril 1935). Bernanos l'a dit, mais Céline l'a vécu, l'a hurlé, comme une bête blessée qui va mourir dans la neige de son exil. Que l'exil à gauche est doux, auprès du sien ; de Calvin à Genève, de Hugo à Guernesey, avec mains tendues et bras ouverts ; aucune université américaine pour offrir une chaire à Céline .
   Le voici dans le silence posthume, après l'autre ; il ne suce pas ce sein rebondi qu'est la coupole du Panthéon ; c'est un pauvre chien d'aveugle qui s'est fait écraser, tout seul, pour sauver son maître infirme, cette France qui continue à tâter le bord du trottoir."
  

Venises , et les autobiographies camouflées.

     Avec Venises , Morand retrouve ce qui , sous sa plume , devient un véritable genre littéraire en soi : le portrait de ville. Neuf ans auparavant, il a réactualisé son Londres de 1933 avec Le Nouveau Londres illustré de photos de Tony Armstrong-Jones. Alors qu'il termine Venises, il commence un autre portrait, Paris. Rappelons la filiation, dans l'incipit de Venises : " Toute existence est une lettre postée anonymement ; la mienne porte trois cachets : Paris, Londres , Venise ; le sort m'y fixa, souvent à mon insu, mais certes pas à la légère".
     Comme toujours dans les portraits de villes, il s'agit de donner d'abord un substrat historique à l'itinéraire. Un ouvrage original , paru en 1970, aux éditions Denoël, intitulé Venise entre les lignes, va aider Morand dans son entreprise en proposant une anthologie thématique sur Venise d'après les témoignages d'écrivains, de Commynes à Proust, en passant par Chateaubriand et Byron. La visite de Venise sera ainsi émaillée de références littéraires souvent prestigieuses. Mais Venises est beaucoup plus qu'un portrait de ville, c'est le récit des rencontres successives qu'en fit Morand, de l'adolescence où il descendait vers l'Italie comme vers le seul paradis possible des vacances jusqu'au souhait d'être inhumé dans le cimetière de la lagune. Il ira en fait dormir dans un caveau de Trieste, à deux pas de Venise. Présentant chronologiquement ses Venises successives, Morand donne là son autobiographie camouflée, livre quelques clés sur sa vie, ses enthousiasmes, l'évolution de son art et de son regard, évolution qu'il doit beaucoup à Venise ou dont elle lui a ,ponctuellement, montré le changement ou la nature même, comme un révélateur : " Venise résume dans son espace contraint ma durée sur terre , située elle aussi au milieu du vide, entre les eaux foetales et celles du Styx . Je me sens décharmé de toute la planète, sauf de Venise, sauf de Saint-Marc , mosquée dont le pavement déclive et boursouflé ressemble à des tapis de prière juxtaposés ; Saint-Marc, je l'ai toujours connu, grâce à une aquarelle pendue au mur de ma chambre d'enfant : un grand lavis peint par mon père, vers 1880 - bistre, sépia , encre de Chine - , d'un romantisme tardif, où le rouge des lampes d'autel troue les voûtes d'ombre dorée , où le couchant vient éclairer une chaire enturbannée. De mon père, je possède aussi une petite huile, une vue de la Salute par temps gris, d'une rare finesse d'oeil, qui ne m'a jamais quitté.
    " C'est après la pluie qu'il faut voir Venise " , répétait Whistler : c'est après la vie que je reviens m'y contempler. Venise jalonne mes jours comme les espars à tête goudronnée balisent sa lagune ; ce n'est , parmi d' autres , qu'un point de perspective ; Venise , ce n'est pas toute ma vie , mais quelques morceaux de ma vie, sans lien entre eux ; les rides de l'eau s'effacent ; les miennes , pas ."
   Son Venises est un voyage, dans Venise, et dans sa vie. Et Morand de donner, pas à pas, parallèlement à ses différentes découvertes de la ville, les grands moments de sa formation d'homme, de sa construction esthétique et littéraire, de son parcours d'écrivain, de 1900 à 1971. Son autobiographie principale est là, ses Mémoires aussi puisque les Mémoires sont l'inscription d'un itinéraire dans l' Histoire de son temps. Venises est une succession de paysages spirituels : " Au sommet du Campanile j'embrassais Venise, aussi étalée que New-York est verticale, aussi saumonée que Londres s'offre en noir et or. L'ensemble est lavé d'averses , très aquarellé, avec des blancs rompus, des beiges morts , relevé par le cramoisi sombre des façades pareilles à la chair du thon . (...)  Ancré devant Saint-Georges-Majeur , la masse d'un porte-avions anglais fausse la perspective, cachant le Lido couché à l'horizon, crocodile endormi à fleur d'eau. Je lisais de haut le jeu des courants dont la teneur en sel change les couleurs, où le vert antique traverse le vert sale des jades de fouilles. Routes jalonnées de pieux fixés dans la boue, de digues dormantes, où seuls les pilotes et les vieux pêcheurs savent trouver leur voie ."
   " Le mérite de ces pages" , dit Morand, "c'est d'être vécues ; leur réunion, c'est une collection privée, sinon mon musée secret ; chacune présente un jour, une minute, un enthousiasme, un échec, une heure décisive ou une heure perdue. Cela pourra être revécu , récolté par d"autres , par moi jamais plus ". Des musées secrets, des Mémoires camouflés, des autobiographies cachées, Morand en a donné d'autres - Mes débuts (1933) , 1900 (1931) , Ma Légende dans Papiers d' identité (1931) , Le Journal d'un attaché d' Ambassade (1948) et bien sûr le Journal inutile (posthume, 2001) - mais Venises c'est sa vie revisitée vers la fin, son vrai testament d'artiste. C'est aussi l'un de ses textes les plus travaillés , et Dieu sait que tous le sont. Et dans le style le plus pur, il se livre vraiment, comme en atteste l'épilogue, à propos de son désir de reposer à Trieste :  " Là, j'irai gésir, après ce long accident que fut ma vie. Ma cendre, sous ce sol ; une inscription en grec en témoignera ; je serai veillé par cette foi orthodoxe vers qui Venise m'a conduit, une religion par bonheur immobile, qui parle encore le premier langage des Evangiles ."
 

Retour vers l'Ailleurs et fin de l'itinéraire :
Monsieur Dumoulin à l'Isle de la Grenade.                   
                             
 Si en 1971 , à quatre-vingt trois ans , Morand pense à sa propre mort, c'est à celle d' Hélène qu'il va être bientôt confronté. Celle-ci s'éteint le 26 février 1975. Et c'est la foudre pour celui qui a veillé sur elle avec  tendresse. Il faut dire aussi qu'elle l'a tant soutenu , lui a tant pardonné ses infidélités successives,et a tant rêvé pour lui ,sinon le retour de la célébrité, du moins un peu de retour de notoriété littéraire, avec l' Académie au premier chef. Il est sûr qu'elle fut un peu sa rédemption. Le coup est si rude pour Paul Morand qu'il ne lui survivra que d'un an. Le goût d'écrire se tarit , à l'exception d'un sursaut original qu'il doit à  Vevey qui le  fait , en 1975 , citoyen d'honneur . Il va pouvoir règler sa dette envers cette charmante cité des bords du Léman qui les a accueillis , Hélène et lui , quand ils étaient dans la gêne et leur a apporté la tranquillité dont ils avaient besoin. Pour cela, Morand saisit l'idée d'évoquer , à la manière des voyageurs du XVIIIe siècle, un peintre de Vevey, Aimé Dumoulin , qui est parti tenir une plantation à l' île de la Grenade et y a réalisé une série de gouaches. C'est aussi le moyen pour Morand de retrouver ses thèmes chers du voyage et de l'exotisme. Si l'exotisme était bien là en filigrane dans les oeuvres précédentes, de Fouquet à Venises ,  il s'agit ici clairement de renouer avec l' Ailleurs et le grand large.
Si Monsieur Dumoulin à l' Isle de la Grenade  est une dette de reconnaissance envers Vevey, c'est d'abord, pour Morand, au sens propre,  et même pascalien, un "divertissement". Il faut se changer les idées, se divertir de l'abîme, par une recherche intellectuelle approfondie liée à un vrai plaisir d'écriture.
   L'idée de départ vient d'un éditeur suisse , René Creux, qui propose à Morand d'écrire un récit retraçant la vie d' Aimé Dumoulin. Il faut savoir qu'ayant dû quitter sa plantation -la Grenade étant redevenue anglaise - Dumoulin y a abandonné ses toiles et que , retourné à Vevey, il les a toutes refaites de mémoire . Elles sont toujours visibles au musée du Vieux-Vevey. D'où le lien avec la ville. Morand connaît ces toiles. Il va souvent les regarder. Reste à écrire un pastiche  à la manière du XVIIIe : travail de recherche à la Bibliothèque de Lausanne , plus plaisir d'écrire comme il a pu le faire du temps de Montociel  Rajah aux Grandes Indes . Il faut réinventer dans le sens de la vérité la vie de son personnage. Et le sous-titre du livre atteste du plaisir que Morand a pris à cette gageure . Nous le reproduisons ici  tel quel :
                                    Description vraie et pittoresque d'un voyage
                            fait par un citoyen de Vevey, planteur et peintre amateur,
                                          entre les années 1773 et 1782
               et relation des aventures survenues à celui-ci, naufrages, misères, détresses,
                                    et succès dans les mers des Caraïbes
                                                            avec
                            des considérations sur les batailles navales du temps
                                                et les mérites comparés
                                           des flottes angaise et française
                                                           suivies
                             de diverses observations sur les moeurs des créoles ,
                               sur les ouragans et autres phénomènes naturels
                                           propres aux Indes occidentales
                                                           par
                                             Monsieur   Paul  Morand
                                             de l' Académie française
                                 bourgeois d'honneur de la ville de Vevey.

          A l'évidence , Morand s'est bien amusé .  A la volonté de retrouver le ton des récits de voyage du XVIIIe s'ajoute la fantaisie de placer une rencontre entre Dumoulin enfant et Rousseau ou encore une correspondance entre Lavater et Dumoulin planteur à la Grenade , enfin une visite de Byron aux toiles du peintre de Vevey. Mais, derrière l'apparent divertissement ,se trouve une forme d'aboutissement de l'oeuvre. Il y a d'abord le subtil accord du peintre et de l'écrivain. Dumoulin est mort à Vevey à 83 ans. Morand mourra à Paris,en 1976, à 88 ans et ne verra pas son livre publié, fin 76. Comme pour Venises , il y a du testament dans ce livre-là. Morand a voulu composer ce qu'on appelle un beau livre , par la typographie, les caractères d'imprimerie utilisés, le papier, la qualité d'impression et de mise en page, le choix des illustrations. Ainsi, le portait de Dumoulin par lui-même qui ouvre le livre, avec son chat au premier plan, fait penser à l'évidence à Morand à Vevey. Il a mis - c'est le jeu - beaucoup de lui-même dans ce dernier livre ; d'abord de son enfance, et de l'influence de son père :
   " - Père , je vous en supplie !
Aimé , cet enfant de dix ans , avait décidément l'esprit aventureux ; le goût du voyage, cela s'attrape , comme la gale ; la Suisse est une île ; il faut en sortir ; tous ces étrangers qui l'envahissent, c'est contagieux pour les habitants ; depuis la Renaissance, le monde s'est mis en mouvement et ne s'arrêtera plus .
  Ce petit ! Allait-on dans la soupente, voir s'il dormait, on le trouvait éveillé, une chandelle allumée, sur la tête, en train de lire des récits de voyage .
- Encore ton Robinson Crusoé ! Tu dois le savoir par coeur !
Ainsi, le livre terminé , en recommençait la lecture :
" Déjà ma tête se remplissait de pensées vagabondes ..."
    Retour de Morand vers son enfance, retour vers l'influence de son père qui a présidé à ses choix esthétiques et littéraires, ce père qu'il aimait tant et dont il parle souvent entre les lignes, retour aussi à  " l'amoureux de livres et d'estampes " , si baudelairien , et qui ne songeait qu'à partir.
 

En forme de conclusion : " Monplaisir...en Morandie".
 
   Le voyage est bien le leitmotiv de l'oeuvre. Nous avons vu Morand se construire en voyageant. Des portraits de villes qui bougent et qui changent jusqu'aux différents passages de Morand à Venise comme autant de rencontres avec la beauté.
     Si l'on voulait dessiner un portulan de la vie de Morand qui soit aussi une carte de l'oeuvre, un portulan que l'on ne jetterait pas à la mer pour brouiller les pistes des secrets des routes mais pour composer un " Monplaisir...en Morandie " comme ce " Monplaisir...en Géographie" que voulait écrire Morand mais qui n'a pas vu le jour, il faudrait dessiner sur les bords une route de portrait de ville en portrait de ville puis tracer vers l'intérieur les pointillés des routes terrestes , maritimes et aériennes de ses différents tours du monde , mettre vers le milieu l'exil immobile à Vevey la fidèle , enfin  placer tout au centre Paris avec la tour Eiffel.
    De Paris 1888 à Paris 1976, de la tour Eiffel ,phare de sa vie , à la Place de la Concorde du dernier jour, de New-York à Bangkok, de Londres à Venise, d' Aden au Léman, des faux tours du monde de l'Exposition Universelle de 1900 et de l' Exposition Coloniale de 1931 aux vrais tours du monde de toutes les routes vers toutes les Indes, jusqu'à l'exil qui coupe la vie de Morand en deux.
    D'un côté , le premier Morand , celui de la vitesse et du mouvement , en ascension continue , en succès avérés. Puis le second Morand, plus mûr et plus serein, celui de l'exil immobile, du voyage dans le Temps et dans l' Histoire, d'une écriture qu'il faut reconstruire, du lectorat qu'il faut reconquérir.
    Tout cela donne un portulan ,curieux comme tous les portulans, plein de dessins bizarres, un portrait éclaté ,comme tous les portraits ,mais , ici,  celui du très curieux Morand l' Exote.
                       
 
Sources bibliographiques :
 Plutôt que d'alourdir notre texte par des notes, nous avons préféré renvoyer le lecteur à l'intégralité des sources utilisées :

1.  Oeuvres de Paul Morand
(Ordre chronologique des éditions consultées . )

1914- 1925      Poèmes ( Au Sans Pareil)
1921                 Tendres stocks (NRF)
1922                 Ouvert la nuit (NRF)
1923                 Fermé la nuit (NRF)
1924                 Lewis et Irène (Grasset)
1925                L' Europe galante (Grasset)
1926                Rien que la terre (Grasset)
1927                Le Voyage (Hachette)
1928                Bouddha vivant (Grasset)
1928                Magie noire (Grasset)
1928                Paris-Tombouctou (Flammarion)
1928                AOF de Paris à Tombouctou (Flammarion)
1928                Rain, Steam and Speed (Champion)
1929                New-York (Flammarion)
1929                Hiver Caraïbe (Flammarion)
1929                Ma légende (Champion)
1931                1900 (Flammarion)
1931                Papiers d'identité (Grasset)
1932                Flèche d' Orient (NRF)
1932                Air Indien (Grasset)
1933                Rococo (Grasset)
1933                Mes débuts (réed. Arléa 1994)
1933                Londres (Plon)
1935                Bucarest (Plon)
1935                Rond-Point des Champs-Elysées (Grasset)
1936                La Route des Indes (Plon)
1936                Le Réveille-matin (Grasset)
1938                L'Heure qu'il est (Grasset)
1939                Réflexes et Réflexions (Grasset)
1941                L'Homme pressé (Gallimard)
1941                Chroniques de l'homme maigre (Grasset)
1942                1900 (réédition avec une préface actualisée)
1943                Vie de Guy de Maupassant (Flammarion)
1943                Propos des 52 semaines (Genève)
1944                Excursions immobiles (Flammarion)
1947                Montociel , Rajah aux Grandes Indes (Genève)
1948                Journal d'un attaché d' ambassade (La Table Ronde)
1951                Le Flagellant de Séville (Fayard)
1954                Hécate et ses chiens (Flammarion)
1958                Le Prisonier de Cintra (Fayard)
1960                Fouquet ou le soleil offusqué (Gallimard)
1962                Le Nouveau Londres suivi de Londres 1933 (Plon)
1963                La Dame blanche des Habsbourg (Laffont)
1967                Monplaisir...en Littérature (gallimard)
1969                Monplaisir...en Histoire (Gallimard)
1970                Paris (Bibliothèque des Arts Lausanne-Paris . Réédirtion 1997)
1971                Venises (Gallimard
1976                Monsieur Dumoulin à l' Isle de la Grenade (posthume)
                        ( Ed. de Fontainemore Paudex Suisse)
2001               Journal inutile (1968-1972) (posthume) (Gallimard)
2001                Journal inutile (1973-1976) (posthume) (Gallimard)

Editions consultées également :
2001                Chroniques (1931-1954) (éd. établie par J.F. Fogel) (Grasset)
1992                Nouvelles complètes 1 (Gallimard Pléiade) Chronologie
1992       Nouvelles complètes 2 (Gallimard Péiade) Chronologie et bibliographie
2005                Romans ( Gallimard Pléiade) Chronologie et bibliographie
2001                Voyages (choix de textes) (Coll. Bouquins Laffont)
1990                Entretiens (Entretiens de P.Morand avec Jean José Marchand)
                        (La Table Ronde , rééd.  coll "la petie vermillon" 2001)
 
 
2. Ouvrages et études consacrés à Paul Morand consultés pour cet essai :

Ginette Guitard-AuvistePaul Morand   (préface de Pierre de Boisdeffre)-  Coll. "Classiques du XXe siècle"-   Ed. Universitaires 1956
Paul Morand , Hachette  1981
Paul Morand (1888-1976)
Légende et vérités  Balland    1994
Bernard Delvaille : Paul Morand  - Coll. "Poètes d'aujourd'hui" - Seghers    1966
Marcel Schneider  :    Morand - Coll. "Pour une bibliothèque idéale" Gallimard   1971
     Mille roses trémières
       L'amitié de Paul Morand                       Gallimard   2004

Jean-François Fogel :  Morand-Express ,  Grasset     1980
 
Manuel Burrus :      Paul Morand  ,Voyageur du XXe siècle  Librairie Séguier     1986
P.Louvrier et E.Canal-Forgues Paul Morand ,   Perrin       1994

Ont été consultés également :

Le numéro 129 d' octobre 1977 du Magazine Littéraire consacré à Paul Morand

Les préfaces, notes, chronologies , bibliographies et études critiques des éditions de la Pléiade citées plus haut, de l'ouvrage "Voyages" dans la collection Bouquins ,du Journal inutile et des Chroniques (ouvrages cités plus haut)
Le numéro spécial  Paul Morand de la revue Roman 20-50 (revue d'étude du roman du XXe siècle) No 8 , décembre 1989
Les Actes du colloque Paul Morand, écrivain (textes réunis par M. Collomb) (Centre d' études littéraires françaises du XXe siècle) Université Paul Valéry Montpellier 1993
A noter enfin, alors que nous terminons cet essai , la parution d'un portrait-témoignage consacré à  l'homme Morand , par son filleul : Gabriel Jardin , Paul Morand, l'évadé permanent , Grasset ,  mai 2006 .
  
                                                             
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