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Des Blancs en perte d'identité en Afrique coloniale              [ 4/7 ]

   En fait, dans ce nouveau réel, la rencontre avec l'Autre crée chez l'européen un abîme sémantique dû à l'indétermination d'un insolite perceptif. Son entendement est paralysé, l’universalité du sens est rompue. Quoiqu’il entreprenne ses actes ne renouvellent pas en lui un acquis garant d’un savoir accumulé et stratifié par les sens et la chair et enfoui au fin fond d’une mémoire perceptive. Car en matière de perception, les choses sont données en chair, à la chair et par la chair, selon la distinction qu’établit Husserl[1] entre «corps» et «chair ». Le corps étant à la fois un objet dans le monde, «corps matériel»[2], lorsqu’il est l’intention ou la pensée qu’il signifie, et un «corps organique»[3], c’est-à-dire un organe de perception qui actualise les champs de sensation de la chair. C’est dire alors que lors de leurs expériences africaines, les blancs, dans la perception qu’ils ont de l’Autre et de son environnement, ne sont pas dans la cohérence d’une synthèse perceptive que réalisent les sens et la chair. Marlow en remontant le fleuve Congo à la recherche de Kurtz avait le sentiment qu’il errait sur une «terre préhistorique»[4] qui avait l’aspect d’une «planète inconnue»[5].
   À ce moment là, l'acte de perception ne répond pas à un savoir habituel d’un monde connu, que les sens et la chair utilisent dans l’immédiateté d’un vécu, et que la mémoire restitue sous la forme d’une synthèse. Il semblait à Marlow que les cris «inattendus, sauvages et violents»[6] que proféraient les riverains sur leur passage ne ressemblaient «aux sons d’aucune langue humaine»[7]. C’était des mots aussi «stupéfiants»[8] que l’était l’apparition de leur corps ondulant. L’étrangeté est si étrange qu’il ne ressent que l’étrangeté, innommable. La stupeur que déclenche l’inédit sonore, visuel et souvent olfactif montre que nous prenons connaissance du monde avec le corps par le biais des sens. En fait, dans ces nouveaux lieux, la perception d’une soudaine altérité, ne bénéficiant pas d’une synthèse perceptive préétablie, fait perdre au blanc «toute approche cognitive»[9] et remplit son espace mental de formes physiques informes et menaçantes. Pour Toqué, la présence «nègre» renvoie à «une rumeur confuse»[10], à une «cacophonie»[11] étrange et brutale. Alors que le «Monsieur» pense ne pas craindre l'étrangère en Toum, il constate que lorsqu'elle lui sourit, son visage lui reste «plus fermé que le masque d'une morte»[12] ce qui l'intrigue et l'inquiète. La chair actualise la rupture perceptive en reflétant l’angoisse ou le malaise que génère l’insaisissable. Le corps d’Aissata reste puissamment énigmatique et diabolique aux sens perturbés de Frantz. Par ailleurs, beaucoup de coloniaux de l’époque rapportent que lors des missions de reconnaissance, l’invisibilité inquiétante et l’audibilité menaçante de l’attaque ennemie occupait nerveusement l’esprit des marches silencieuses des colonnes. De partout dominaient l'inattendu et la surprise; la surprise de «ces physionomies jamais vues, et rencontrées là, face à face»[13], qui remplissait les soldats de cette terreur «sans nom des choses incompréhensibles»[14]. La circularité perceptive entre le corps, qui est «l’instrument général de la compréhension»[15] à l’égard du monde perçu, et la conscience ne s’établit pas. Marlow sur la rive se demandera si «l'homme préhistorique»[16] qui gesticulait et criait de façon surnaturelle les maudissait, les implorait ou les accueillait? Il constate qu'il est coupé «de la compréhension»[17] de son entourage. C’est comme si l’esprit butait «contre le choc d'une altérité inassimilable»[18].


[1] Husserl, Edmund, op. cit., 1996, pp. 150-207.
[2] Ibid., p. 160.
[3] Ibid., p. 159.
[4] Conrad, Joseph, op. cit., p. 132.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 147.
[7] Ibid., p. 185.
[8] Ibid.
[9] Affergan, Francis, op. cit., p. 70.
[10] Toqué, Georges, op. cit., p. 54.
[11] Ibid., p. 37.
[12] Delavignette, Robert, op. cit., 1926, p, 278.
[13] Loti, Pierre, op. cit., 1898, p. 273.
[14] Ibid., p. 276.
[15] Merleau-Ponty, Maurice, op. cit., 1945, p. 275.
[16] Conrad, Joseph, op. cit., p. 135.
[17] Ibid.
[18] Affergan, Francis, op. cit., p. 70.
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