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Conrad, « Au Cœur des ténèbres », ou la question coloniale                                                                                                                          [4/6 
   
   Si nous séjournons encore un peu dans ce que l’on pourrait appeler son « cycle africain », on retrouve la confirmation de ce que je viens d’avancer dans la nouvelle « An Outpost of Progress », au titre grinçant (« un avant-poste du progrès », publiée en 1897). C’est l’histoire de deux petits employés d’une compagnie coloniale, Carlier et Kayerts, sortes de
Bouvard et Pécuchet de la colonisation, victimes désignées d’un système exploiteur qui finissent quand même par s’apercevoir qu’ils ont été horriblement floués. Isolés, rongés par la maladie, ne sachant plus ce qu’ils sont venus faire ici, ils se tournent vers la mort pour abréger leur supplice. Kayerts se pend, mais en mourant il tire sa langue à la Compagnie qui l’avait embauché :« Et, irrévencieux, il tirait une langue gonflée à son Directeur » (p 110) [1], ce qu’il n’avait pu faire de son vivant.
    Mais si nous quittons maintenant ce cycle africain, nous trouverons une confirmation de cette vision très sceptique du monde et de l’humanité. Ce qui menace toujours l’homme, c’est sa cupidité, son appât du gain qui ne se manifeste pas qu’à propos de la question coloniale. Dans Allmayer’s Folly,  a Story of an Eastern River (1895), on voit Allmayer épouser une riche Malaise. Il rêve : « Il passerait le soir de sa vie dans une indicible splendeur ». Tout va se passer d’une manière bien différente, car il n’aura droit qu’au mépris de sa femme, s’occupera mal de ses affaires et finira de façon lamentable. Sa cupidité, ce démon têtu, l’a perdu.  Dans d’autres cas, on voit des personnages se livrer à des rêves fous, à d’interminables débats intellectuels qui dissimulent mal un désir très égoïste de jouissance personnelle. C’est le cas de  Martin Decoud dans Nostromo : a Tale of the Seaboard (1904) qui prétend armer la révolution pour la République de Costaguana, et qui finira par découvrir le grotesque de cette situation. On pourrait en  dire autant, avec quelques nuances, de Under Western Eyes (1911) où Razumova (le roman se déroule dans la Russie de 1911), un étudiant, se transforme peu à peu en un mouchard, confondant ainsi un idéal avec une lâcheté, une veulerie qu’il ne peut plus supporter.
    Mais c’est certainement dans Typhoon (1903) que l’on peut trouver la clef de cette vision conradienne du monde. A bord du « Nan Shan », c’est la panique. Le navire entre dans une épouvantable tempête que le capitaine Mac Whirr entend défier. Au fond de la cale, des coolies chinois sont entassés. En ce lieu, tout bascule, caisses, caissettes, coffres et petites malles volent dans tous les sens, sautent en l’air, se répandent sur le sol, étalant de pauvres trésors, fruit d’un labeur acharné. Et tandis que les vagues viennent cogner sur les tôles de la coque, au moment même où chacun est à deux doigts d’entrer dans la mort la plus atroce, on les voit se ruer les uns sur les autres, ramper au sol pour tenter vainement soit de sauver leurs biens, soit de s’emparer de ceux des autres : l’occasion est trop belle ! Dans ces pages hallucinantes, on sent tout ce que les comportements humains peuvent avoir de dérisoire face à l’adversité : la cupidité l’emporte et nous mène au bord d’une folie. La manière est typique de Conrad : une accumulation de détails réalistes, un travail sur la langue d’une extrême précision qui soulève les pages dans un superbe élan lyrique.
    Comme on s’en doute, Conrad a tenté de nous proposer une définition de son art. Ainsi, en 1897, dans sa préface à  The Nigger of the Narcissus. Il l’oppose à celui du savant (qui prend appui sur des faits) et du penseur (qui « s’enfonce dans des idées »). Il décrit l’artiste qu’il est comme un homme « qui descend en lui-même, dans cette zone solitaire faite de tensions et de conflits » . Il ajoute ce qui suit : « La tâche que je m’efforce d’accomplir consiste, par le pouvoir des mots, à vous faire entendre, à vous faire sentir, mais surtout à vous faire voir les choses » [2].  Après quoi, il revient sur la solitude profonde de l’écrivain, sur son labeur , et il compare cela à un ouvrier agricole en train de travailler sa terre. Ainsi, pour « faire voir », pour faire comprendre ce qui se passe, il faut le décrire le plus soigneusement possible.  Mais ce n’est pas tout.  



[1] in Tales of Unrest, London, Penguin Books, 1977.
[2] Preface to The Nigger of the Narcissus,  London, Dent & Sons, Everyman’s Library, 1945, pp 3-5.
                                                      
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