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Conrad, « Au Cœur des ténèbres », ou la question coloniale                                                                                                                          [3/6 

   Mais alors, on peut se poser une autre question : à quoi cette Afrique peut-elle bien lui servir ? Est-ce un simple décor, une toile de fond, comme le propose Obiechina ? On peut en douter. Conrad, comme nous allons le voir maintenant, lui fait jouer, consciemment ou non, le rôle d’un miroir spéculaire. C’est là , il me semble, que nous allons trouver le centre, « le coeur » de ce récit.

   Ce roman si attachant est un puits de fantasmes. Comme nous l’avons vu, l’Afrique est alors perçue comme un territoire peuplé de sauvages. Et remonter ce fleuve Congo, cela revient à remonter dans le passé le plus lointain. Ceci nous est dit dès le chapitre II : « Remonter ce fleuve, c’est comme si l’on retournait vers les débuts de l’humanité ». Encore une image de l’époque, que l’on retrouve souvent chez Haggard : l’Afrique représente une phase antérieure dans l’histoire du genre humain. Une période sombre, une période « noire », que nous avons quittée puisque nous sommes devenus des « civilisés ». Voici, à titre d’exemple , les termes utilisés par Conrad pour désigner  et qualifier cette « noirceur » : « inscrutable, inconceivable, unspeakable, implacable, incomprehensible, irresistible, impenetrable, unfathomable enigma, indefinable meaning » [1]. A lire cette liste, on voit bien qu’à tout prendre, il ne s’agit pas que de l’Afrique, mais aussi et en même temps de tout autre chose. Cet immense continent aux murailles de végétation fait peur, parce qu’il va peut-être réveiller chez l’homme blanc des pulsions archaïques, une sauvagerie profonde qui ne demande qu’à venir percer le vernis fragile de la civilisation. C’était, encore une fois, la théorie de Haggard et de beaucoup d’autres. Kurtz cède aux instincts les plus bas, ainsi en prétendant jouer le rôle d’une sorte de divinité qui se fait adorer par les Noirs en jouant sur son avance technologique. Au travers de tout ceci, nous assistons à un procès de la question coloniale. Elle déploie un idéal civilisateur, elle élabore tout un discours, lance un appel à de glorieuses aventures. Mais Korzeniowski, alias Conrad, a fini par découvrir que cela repose sur un mensonge, et que Kurtz ne fait que répandre la barbarie. Avant de remonter ce fleuve maudit, l’auteur nous avait déclaré : « Avant le Congo, je n’étais guère qu’un simple animal ». Que voulait-il nous dire ? Très simplement, qu’il n’avait pas encore pris conscience de l’animalité secrète de l’homme. Certaines situations peuvent nous amener sur les rivages traîtres de la folie du pouvoir, et c’est pourquoi il nous dit encore de ce Congo colonial :  « ce démon flasque, simulateur.. d’une folie rapace et sans pitié ». C’est en cela que l’Afrique est « le tombeau de l’homme blanc », elle est mortifère parce que le Blanc abuse de ses pouvoirs, sombre dans la cupidité la plus abjecte (Kurtz, le trafiquant) et abandonne son âme. C’est un démon qui le tenaille : « L’amour diabolique et la haine surnaturelle des mystères qu’elle avait pénétrés se disputaient cette âme saturée d’émotions primitives, avide de gloire trompeuse, de faux honneurs, de toutes les apparences du succès et du pouvoir » (p 234).     



[1] « inscrutable, inconcevable, inexprimable, implacable, incompréhensible, irrésistible, impénétrable, une énigme insondable, un sens caché. »
  
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