Jean-François Durand
La religion que la critique a
ruinée dans l’esprit persiste souvent au fond de l’âme. Là sont les réserves
accumulées dans l’enfance et tout le passé atavique: dormantes profondeurs que
des sortes d’écluses, de cloisons étanches, séparent de ce cours évident,
quotidien de la pensée claire qui semblerait devoir tout entraîner” (7). Ce qui
est vrai de l’Islam l’est encore davantage du bouddhisme cinghalais ou birman,
sans parler des puissantes constructions métaphysiques de l’Inde védique.
Chevrillon notera souvent, dans le prolongement de Renan, l’évident cousinage
sémitique de l’Occident judéo-chrétien et des cultures arabo-musulmanes. En
revanche, en Asie, il se trouve face à des constructions de l’esprit dont
l’étrangeté et l’éloignement le fascinent. Il avait pu lire dans La Bible de l’humanité de Michelet, ce passage dont il se
souviendra durant ses longs périples, mais sans jamais le citer: “Tout est
étroit dans l’Occident. La Grèce est petite: j’étouffe. la Judée est sèche: je
halète. Laissez-moi un peu regarder du côté de la haute Asie, vers le profond
Orient. J’ai là mon immense poème, vaste comme la mer des Indes, béni, doué du
soleil, livre d’harmonie divine où rien ne fait dissonnance” (8). Cet
élargissement des horizons du monde, véritable leitmotiv des récits de
Chevrillon, n’ira pas, toutefois, jusqu’à l’Afrique noire, significativement
absente de son oeuvre, bien qu’il en ait approché les diasporas dans le sud
marocain et algérien entre autres. Dans un esprit très proche, Michelet
saluait, certes, Dans La Bible de
l’humanité, le fantastique agrandissement du monde dont sa génération avait
pu être le témoin (9), mais il concevait cette aventure intellectuelle comme un
ressourcement, un retour en amont, vers des origines légendaires dont les
grands textes de l’Orient avaient conservé la mémoire (10): “Mon livre naît en
plein soleil, chez nos parents, les fils de la lumière, les Aryâs, Indiens, Perses et Grecs, dont les
Romains, Celtes, Germains, ont été des branches inférieures” (11). C’est ce
même romantisme des origines qui influence la vision du monde de Chevrillon,
même s’il est plus sceptique que Michelet sur la continuité aryenne et un
héritage oriental dont l’Occident moderne serait censé entretenir les braises.
Le but de Michelet, dans son essai de 1864, était au fond de reconstituer -à
l’échelle du monde- la grande carte de la migration de la civilisation (12), en
retrouvant sa pulsation originelle, de l’Est à l’Ouest, selon un schéma que
reprendront presque toutes les philosophies de l’Histoire au XIXème siècle.