Les terrasses
Les Terrasses de Tombouctou ne se présente pas comme un roman à
proprement parler mais plutôt comme une pièce de théâtre, le livre n’étant fait
que de dialogues entre des personnages pris essentiellement dans des décors
fermés. Le thème en est simple, on pourrait même ajouter, il n’y a pas
d’histoire. Le lieutenant Dominic, en poste à Tombouctou, est amoureux de
Madou, la fille de l’administrateur Sarat. Il décide de l’épouser. Elle répond
à son amour et tout y irait donc pour le mieux si la grippe espagnole ne venait
pas frapper la ville. La première victime, celle par qui l’épidémie entre à
Tombouctou, est la propre mère de Madou qu’elle ne verra que morte. Son père
l’administrateur s’est en effet séparé de sa femme volage peu de temps après la
naissance de l’enfant qu’il a gardée avec lui.
Le deuxième thème, de la première
à la dernière page, est l’infidélité des femmes, noires ou blanches, que ce
soit Fatou, la compagne indigène de Dominic, qu’il chasse après avoir découvert
son inconduite, la mère de Madou ou, plus généralement, les épouses des
fonctionnaires en poste dans la ville.
Un troisième thème, ou est-ce le
sujet principal du récit, est la description des moeurs coloniales, de
l’administration et de l’armée toutes deux représentées par des êtres
ridicules, assez peu compétents et usés physiquement par le climat, l’alcool et
diverses maladies.
Ce dernier aspect, le regard critique
porté sur une société réduite, très marquée par son existence en terre
africaine, qui est aussi sa raison d’être, est renforcé par l’attribution de
l’œuvre à un soi-disant poète targui, cet Amessakoul ag-Tiddet qui disparait
cependant de la couverture et de la page de titre de la deuxième édition,
Robert Randau se présentant alors dans la préface comme l’ami d’Amessakoul qui
lui aurait confié l’histoire qu’il adapte du tamachek au français.
Il peut sembler paradoxal, au
premier abord, que l’auteur, acteur et soutien de la colonisation française, se
montre aussi peu complaisant dans sa présentation de personnages qui ne pensent
qu’à boire et à forniquer. Ce sont plus, d’ailleurs, des symboles de chaque
catégorie coloniale, le docteur, l’instituteur, un sergent, le receveur des
postes, ou des figures à peine esquissées dont le nom déjà annonce l’aspect
caricatural (le lieutenant Grosdéduit, Mme Lanyoli), que de véritables
caractères. Au reste, Robert Randau a écrit d’autres satires de la vie coloniale,
Le Chef des Porte-plumes,
Le Grand patron,
L’Homme qui rit jaune... L’œuvre cependant ne semblerait guère
intéressante à étudier s’il n’y avait autre chose, l’évocation de Rabelais,
peut-être (Roland Lebel dans ses
Etudes
de littérature coloniale, cite F. Baumal qui, en 1924, appelait Randau
« Rabelais l’Africain »), mais surtout ce qui, de l’aveu de l’auteur
même, aurait pu retenir l’attention de Freud : les fantasmes, l’affleurement
d’un inconscient, l’envers de l’histoire.
Cette autre face du récit se révèle
de manière claire ou au contraire se dissimule derrière les mots. Elle apparaît
parfois dès les descriptions du paysage, d’une ville, de la nature, des rues ou
des maisons quand une simple épithète vient discrètement saper ce que la phrase
fondait apparemment. L’ombre ainsi découverte contredit la partie éclairée.
Tombouctou se dessinait devant
Félix Dubois comme une ligne sombre séparant la terre du ciel, terre et ciel
immenses, étincelants. Paul Adam décrit pareillement le paysage qu’il a devant
les yeux : « Brusquement, le terrain se dénude. Il s’affaisse. Il
découvre, sous l’incandescence, la ligne grise d’une longue ville aux façades
graves ; et, plus loin, l’espace infini du désert qui vibre, qui
scintille »
. Dans ces notations,
rapides certes, la ville n’en est pas moins ce trait plus obscur qui s’oppose à
l’extrême clarté du désert et du ciel au-dessus ; elle introduit comme une
cassure. Pour Dubois la brisure est celle du rêve, d’une légende que la réalité
fait voler en éclats. Paul Adam se remémore l’histoire de Tombouctou où
s’arrête ce qu’il perçoit comme « la joie de l’Afrique ».
Il est difficile de dire comment
Robert Randau voit Tombouctou. Il ne découvre pas la ville tel un voyageur qui
viendrait de traverser le désert. Il se trouve déjà à l’intérieur des murs de
la cité. A peine, dans l’une des toutes dernières pages de son récit donne-t-il
un aperçu du décor : « Par les baies [d’une pièce, chez l’administrateur]
on découvre le panorama de Tombouctou : une masse brune de glaise écrasée sur
une éminence de sable ocreux que cernent de maigres arbustes épineux ; sur
cette glaise se détache à peine, dans la lumière vorace, l’entrelacs des murs,
des arêtes, des clôtures. »
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